UN NOTRE MONDE - Alsace & Grand’Est

La confiance des marchés

pièce de théâtre en trois actes de Florence Nawratil
samedi 28 avril 2007 par Florence Nawratil

LA CONFIANCE DES MARCHES

Pièce en trois actes
Florence Nawratil

PROLOGUE

( Melchior Redenteau, Serge Liphaz, Laurent Mortestèphe, Amaury Deslaurier, cadres.
Xavier Taur, animateur de stage.
Jérome, comédien.
La Psy. )

Amaury : Savez-vous pourquoi vous etes là ?

Jérome : A vrai dire...

Amaury : Vous ne savez vraiment pas pourquoi vous etes là ?

Jérome : Eh bien...

Laurent : Une cliente s‘est plainte. Vous lui avez vendu 875 euros un vélo qui n‘ en coute que 869. En outre, votre comportement envers elle était pour le moins bizarre.

Jérome : „Bizarre“ ? Comment, „bizarre“ ?

Amaury : Si vous n‘ avez meme plus conscience de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas. Continuez.

Laurent : Bizarre dans tous les sens du terme. Lundi, 5 minutes de retard. Mardi, vous prenez dix minutes de 11 heures à 11 heures dix pour manger un sandwich. Osez le nier, il y a des témoins. Trois retards accumulés dans la semaine et vendredi, vous quittez le magasin à 21 heures 50 alors que vous étiez de permanence jusqu‘ à 22 heures.

Jérome : c‘ est vrai, j‘ ai pris un sandwich, mais j‘ avais 10 minutes d‘ avance ce jour_là. Le 1er mai, j‘ ai donné un coup de main pour la réception...

Xavier : ...là, ne le laissez pas égrener ses bons et loyaux services.

Amaury : Allez chercher votre veste, rentrez chez vous, et attendez votre lettre.

Xavier : Bon. Tu as bien déstabilisé le salarié au début, il se torturait les méninges pour découvrir ce qu‘ on lui reprochait. Laurent, son supérieur direct, attaquant à ce moment précis, ça brouille ses repères. En temps normal, monsieur Jérome s‘ entend plutot bien avec lui.
Que va-t-il faire une fois qu‘ il aura retrouvé ses esprits ? Attaquer la boite aux prud‘ hommes. Le cran y est, la main de fer....il nous manque le gant de velour. On va réessayer dans deux petites minutes, mais auparavant, le psaume, ce n‘ est jamais superflu. Laurent...

Laurent : Le but de l‘ entreprise est de faire du profit.

Xavier : Hier nous avons appris à dire...

Tous : Oui.

Xavier : Oui à la vie dans ce qu‘ elle offre de beau et de bien. Dire “non“ et geindre n‘est pas une manière constructrice d‘ aborder un problème et n‘ en résoud aucun ; mais en disant „oui“, nous suscitons ce que nous désirons au plus intime de notre etre. Serge, que désires-tu au plus intime ?

Serge : Que Lidéal, mon entreprise, conquière davantage de parts de marché.

Xavier : Quel est concrètement ton objectif en participant à ce training ?

Serge : Trouver en moi les moyens d‘ améliorer mes performances.

Xavier : Enumère tes points forts.

Serge : Optimisme. Energie. Bonne capacité de synthétiser le problème. Bonne écoute active du partenaire. Je sais argumenter en situation difficile tout en laissant à l‘ autre un espace ou s‘ exprimer.

Xavier : Bien répondu, un peu plus d‘ aplomb, Serge ! Aujourd‘ hui, nous nous exerçons au licenciement sans douleur. Plan de sauvegarde de l‘ emploi. Je n‘ oublie pas la boite de kleenex, qui est au licencieur ce que l‘ anesthésie est au chirurgien. Melchior, tu prends la place d‘ Amaury. Tu incises. J‘ ai préparé les ustensiles. Proprement, hein. Le motif réel...

Melchior : ...restructuration avant délocalisation vers la Chine.

Xavier : Invente une méthode adaptée à sa personnalité. Tu connais tes troupes. Mène l‘ entretien d‘ une manière qui le dissuade d‘ alerter le syndicat, l‘ inspection du travail, ou pire, les médias. Monsieur Jérome, responsable de rayon, affiche un radieu sourire. Il s‘ attend à une promotion.

Melchior : Comprenez-nous bien, nous avons très longuement balancé avant de prendre cette décision...

Xavier : Oui, tu t‘ adresses à sa partie adulte.

Melchior : Il faut bien que les ouvriers chinois travaillent eux aussi, n‘ est-ce pas ?

Xavier : Bien, tu lui accordes quittance, tu fais appel à son intellect en meme temps qu‘ à sa solidarité. Jérome, défends ton gagne-pain.

Jérome : Je saisirai la justice. Ca va vous couter cher.

Xavier : Après les menaces, tu forces sur l‘ aspect paniqué.

Jérome : Dix ans que je me crève le cul pour votre boite !

Xavier : Tu pleures, à la limite, on te vire, tu pètes un cable.

Jérome : C‘ est inhumain ! On traite pas les gens comme ça !

Xavier : Melchior, comment vas-tu canaliser cet afflux d‘ émotions ?

Melchior : J‘ enregistre. Sans le prendre personnellement.

Xavier : Oui, tu restes dans l‘ adulte. Primordial : on sépare les actes de la personne. Tu copies son langage, tu te mets d‘ abord à son diapason pour mieux le ramener ensuite vers ta perspective.

Melchior : Croyez-moi, cela nous déchire autant que vous. Mais l‘ entreprise doit rester concurrentielle au niveau international...

Xavier : Maintenant, la stratégie enveloppante, tu pinces la corde affective. Là, il se sent largué sans bouée de sauvetage, tu lui en propose une. Tu cajoles l‘ enfant. Vas-y.

Melchior : Notre style n‘ est pas d‘ abandonner nos salariés à leur triste sort. Quelqu‘ un d‘ aussi dévoué que vous vaut son pesant d‘ or en barre, pas le genre à vous laisser abattre, mon vieux. Nous avons élaboré un petit quelque chose pour votre cas particulier. Un coup de pouce pour vous aider à retrouver un équivalent. Soyez présent demain à neuf heures dans le bureau de monsieur Tartempion qui vous expliquera cela en tete-à-tete.

Xavier : Pas mal, Mel.

( Entre la Psy. Elle s‘ avance vers le public et déclame avec des gestes de pretresse. Eventuellement elle distribuera des cartes de visite)

La Psy : Claire Gabelou, experte de l‘ ame humaine, directrice du cabinet Stimulurge. Nos techniques vous amèneront moyennant finances à reconnaitre que l‘ origine du problème et par conséquent sa solution se trouvent en vous, rien qu‘ en vous, là et seulement là.
Nous évaluons le stress, déterminons les actions correctrices à mener pour le réduire, proposons des bilans individuels et, en complément, des fiches conseil imprimables en fonction des besoins du salarié.
Chacun prend conscience du pouvoir qui sommeille en lui. Des horizons s‘ ouvrent vers le but suprème de la réalisation de soi !
Je devine la peur de certains. Les obstacles que vous élevez contre votre propre succès. Le savoir que je détiens me l‘ indique. Pourtant, quand on vous arrache une dent, la dextérité du dentiste ne vous révolte pas. Vous admettrez que la relation d‘ aide est nécessairement inégalitaire.
J‘ entends protester les petites voix mal assurées de quelques idéalistes....Arrogante, je ne puis le paraitre qu‘ à ceux qui projettent sur moi une figure ennemie.
La relation d‘ aide est inégalitaire. Mais dignement. Humainement. Pour votre bien.
( Elle se place dans l‘ écran )

Xavier : Fin du prologue.

ACTE 1.

SCENE 1

( Melchior Redenteau, cadre chez Lidéal, Lucile Chassespline, demanderesse)

Lucile : Moi, vous aimer ? N‘ ayez crainte. Vous incarnez seulement...

Melchior : Seulement ?

Lucile : Ce que je rêverais d´être.

Melchior : Il ne tiendra qu´à toi de développer ton potentiel.

Lucile : Vous semblez oublier que nous ne partons pas munis des mêmes ressources.

Melchior : Que ne t´en souviens-tu chaque fois que te pique la tarentule de m´appeler , Lucile.

Lucile : Je vois l‘ ennui affadir vos traits chaque fois que vous daignez m´en éclairer. Si rarement qu´à chaque rencontre, je m´altère un peu plus à boire votre image.

Melchior : Samedi, stage de culture interne avec Amaury, Serge et Laurent. Passer les feuilles à Jacques. Dimanche, jogging, streching managérial,remise en forme cardio pour cadres, séminaire de chamanisme métanoiaque en compagnie des mêmes.

Lucile : Le samedi suivant ?

Melchior : Réunion d‘ expression à dix heures. Midi, golf sur glace avec Serge, Laurent et Amaury. Saut à l´élastique, puis tarentelle australienne sur lit de braises rouges. Prendre quelques photos pour Jacques. Après, je suis encore booké.

Lucile : La semaine du huit ?

Melchior : Mon agenda est plein.

Lucile : Dimanche 14 ?

Melchior : Réunion de toutes les équipes, puis brain storming du club des flamboyants. Initiation au parachute avec Laurent, Amaury et Serge et l´on enchaîne avec quarante-huit heures de survie à la boussole dans le désert de Gobi visité, hormis les membres de l´élite, par les moines et les ascètes. Ramener un caillou pour Jacques.

Lucile : Quand mangez-vous ? Quand dormez-vous ?

Melchior : En option.

Lucile : Vous faites le mort.

Melchior : J´ achète ma part d´immortalité. En avalant mon premier café ce matin, j´appuyai sur la touche „coaching“ de mon portable, afin de me conforter dans la résolution que j´ai prise de trancher sans faillir, et chaque fois que les circonstances l´exigeraient, l´élément défectueux d´une vie que je veux exemplaire. J´y pense, acheter un nounours pour l´anniversaire de la fille de Jacques.

Lucile : On vous a confié un plan social ?

Melchior : Notre existence ne se résume-t-elle pas à une série de restructurations en enfilade ? Nous les éxécutons l´une après l´autre avec plus ou moins de bonheur ! La souplesse n´est pas donnée à tout le monde.

Lucile : Votre aisance à glisser incontinent d´un secteur d´investissement à l´autre peut s´interprêter comme un signe d´élection. En effet.

Melchior : Mon supérieur hiérarchique, Damien Précarrey, me chuchotait mardi soir au sauna : „Melchior, je suis enchanté des preuves que vous avez fournies jusqu´à présent de votre fidélité aux principes, que dis-je à l´esprit de notre entreprise. Vous vous acquittez de vos missions bien au-delà de nos attentes, quoi qu´il vous en coûte. De surcroit l´on vous entend littéralement sourire au téléphone.“ Je confesse que le maniement des âmes requiert un certain velouté.

Lucile : Qui seront les heureux égorgés du jour ?

Melchior : L´égorgée, l´écorchée, l´ensachée devrait commencer à flairer le vent. Mais ne brusquons pas le vis-à-vis. Lucile, tu rencontreras un homme qui s´emboîtera mieux à ta structure. Mais t´entêter à étreindre un feu aussi manifestement hors de ta portée ne te réussit pas.

Lucile : le vif du sujet ?

Melchior : J´essaie de t´expliquer combien je me soucie de ton devenir et combien cela me préoccupe de te voir t´étioler de la sorte. Depuis que tu gaspilles tes nuits à attendre mon téléphone ta peau se fatigue ainsi qu´un hamac défraichi. Je n´en demande pas tant.

Lucile : Vous êtes lassé de moi.

Melchior : Ce n‘ est pas cela. Il faut que tu saches que dans mon entreprise, on n´a de vie privée qu´à titre accessoire. C´est dire si la perte d´énergie se doit d´être compensée par la qualité de l´objet sélectionné.

Lucile : C´est cette jeune fille, n´est-ce pas ? Jeune, jolie, longiligne...

Melchior : Mon intimité ne te regarde pas.

Lucile : Vous l´avez pourtant abordée en ma présence.

Melchior : Je n´ai de comptes à rendre à personne. Lucile Chassespline, avons-nous été...

Lucile : Charnellement, non, mais...

Melchior : Je te dispense du récit de tes chimères.

Lucile : Si tout cela n´avait pas d´importance, pourquoi avoir répondu à mes messages ?

Melchior : Pourquoi m´en serais-je privé ? Style soutenu, lunaire mais épicé, excitant à mes heures. J´ai même soufflé à ma secrétaire quelques-unes de tes métaphores, histoire de joindre l´utile à l´agréable.

Lucile : Vous avez insisté pour me rencontrer en chair et en os.

Melchior : insisté ? C´eût été cruel de t´éconduire, et puis, me disais-je, la curiosité n´engage à rien.

Lucile : Au café, vous n´avez pas pris l´addition.

Melchior : C´est que je ne la prends qu´en présence d´une femme de plus d´un mètre soixante-quinze et moins de trente ans. J´espérais ainsi etre clair. J‘ aime les situations claires.

Lucile : Ensuite....

Melchior : Ensuite ? C‘ est quoi ce procès d‘ intentions ?

Lucile : Ensuite il y eut ce déferlement de paroles que j´absorbais de tous les pores, abîmée dans leur délectation au point d´avoir songé d´abord à vous fuir.

Melchior : Bien parler fait partie de mon travail. J´abreuve ceux qui m´écoutent des paroles dont ils ont soif.

Lucile : j‘ ai toujours soif.

Melchior : Et moi, je veux que l´on m´aime pour ce que je dissimule sous mes masques_cet or ténu qu´elles croient toutes m´extirper à la sueur de leur patience.

Lucile : Lorsque vous répandites en mes oreilles le souffle vivifiant de la parole, je trouvai ressemblants l´organe de l´ouie et ce petit vase fragile que le Créateur destine à recueillir un autre flux combien plus substantiel. Comme s´Il avait voulu dédommager celles que la nature n‘ a point dotées en leur offrant la possibilité d´une jouissance plus subtile. De part et d´autre du crâne, bénis soient ces petits orifices prêts à s´ouvrir dès lors qu´ils percoivent l´habileté de l´outil langagier. À défaut du festin de l´homme, j´en aurai goûté une fois la musique.
Faute de toucher le grain de votre peau, j´aurai caressé celui de votre voix.

Melchior : Ton imagination moud à foison la poudre de perlimpinpin. Je n‘ ai pas le temps.

Lucile : Je tente seulement de garder un beau souvenir de ces miettes qui vous semblent dérisoires mais dont ma solitude intensifiera l‘ arrière-gout. Et lorsque nous nous assîmes un soir sous les peupliers. Votre portable ne sonnait plus. Le vent mugissait dans les arbres, herissant la peau du fleuve, coulant sur nos muscles, déliant la rigidité de toutes nos rétentions.
Le soleil, cet immense dépensier, dardait sur nous ses rayons, scandaleux comme tout ce que nous maudissons de se consumer en pure perte.

Melchior : Mon partenaire avait eu un empêchement de dernière minute. Maintenant écoute-moi bien. Jamais je n´ai concu pour toi la moindre affection, le zeste le plus infime de tendresse, la plus petite goutelette de désir.

Lucile : Alors, pourquoi ?

Melchior : Pourquoi quoi ?

Lucile : Votre délicatesse.

Melchior : Elle est dans la nature que je cultive.

Lucile : De ma propre valeur vous me rendiez l´assurance.

Melchior : Bien malgré moi.

Lucile : Votre veste autour de mes épaules que le jour déclinant faisait frémir.

Melchior : Je t´entretenais dans un leurre d´amitié, comptant sur ta claivoyance pour débrouiller seule ma compassion de tes sentimentaleries. Mais je me mords les doigts de m´être montré si imprudent quand je croyais n´ être que généreux.

Lucile : Et pourtant, vous hésitez au moment même de m´assener le coup de grâce.

Melchior : J ´hésite ?

Lucile : Vous hésitez. Vous sèmeriez en route une part de vous-même.

Melchior : Cela suffit, je n‘ ai pas le temps. Désormais, je me fixe la clarté pour objectif. Terminée, l´exquise ambiguité. Se suffir à soi-même, telle est ma devise. Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Lucile, mon capital-charité n´est pas inépuisable. Il faut que j‘ y aille, ma vocation m´appelle. Attends.

Lucile : Oui ?

Melchior : Je t´autorise à renouer ma cravate. Mes cheveux sont bien ?

Lucile : Oui.

Melchior : La couleur de ma chemise ? Le pli de mon pantalon ? Mon bronzage ? Mes ongles ? Mes abdos-fessiers ?

Lucile : Vous savez fort bien ce que vous valez.

Melchior : Tu es si prévisible dans tes réactions que l´on pourrait en breveter un logiciel. Et mon eau de toilette ?

Lucile : Restons bons amis. Je m´en contenterais, une relation, cela se module.

Melchior : Intense ?

Lucile : Equilibrée cependant. Votre conseillère en image vous le dirait aussi bien que moi.
(Sonne le portable de Melchior)

Melchior : Allô ? Ah, c´est toi Serge, salut. Je suis au courant, Damien m´en a touché mot. Nous allons sauter au-dessus de ce buisson ardent, et sans brûlures, veux-tu parier ? D´accord, à tout à l´heure, au Hilton. (à Lucile) Tu fermeras la porte derrière toi et m‘ épargneras un remake de „Liaison fatale“ ? Passe-moi mon insigne des Flamboyants. Merci. Allons, réfléchis à la manière dont tu vas rebondir.

Lucile : réfléchissez-vous à ce que vous perdez ?

Melchior : Je ne perds jamais. Mais tu peux me contacter de temps en temps, si ta douleur ne te supportait plus, je vole volontiers au secour de mon prochain. Question de savoir-vivre. (Il sort)

STASIMON 1.

La voix des chroniqueurs : La Bourse en temps réel avec BENCO_CONSEIL, conseil en création et gestion de patrimoine. Dominique Decoeur est à la Bourse de Paris, bonjour Dominique. Bonjour Cédric. Forte baisse du marché parisien, qui n´est pas véritablement une surprise, parce qu´hier les places américaines ont pris de l´eau de toutes part, le Dow Jones a abandonné 1,11 pour cent, le NASDACQ 1,73 pour cent. Cette Bérésina new yorkaise trouve assez simplement son explication comme ce fut d´ailleurs le cas hier aussi à Paris dans des déceptions provoquées par des entreprises, même si ce ne sont pas des résultats ou des chiffres d´affaires qui sont en cause, non, non, non, hier c´est General Motors qui a flanché après l´annonce d´une enquête menée à son encontre par la KKK, le gendarme de la Bourse américaine, du coup le titre a dégringolé de 6, 78 pour cent, une marque peu habituelle pour le numéro un mondial de l´automobile. Ce matin à Paris dans ce contexte peu favorable avouons-le est tombée une nouvelle déception sur le front des entreprises, il s´agit de Lidéal, le groupe a lancé un avertissement sur sa marge opérationnelle et du coup, eh bien le titre recule en ce moment de 6,44 pour cent. Dominique Ducoeur à la Bourse de Paris pour FFI.

SCÈNE 2 Bureau de Melchior.

(Melchior Redenteau, cadre chez Lidéal
Damien Précarrey, son supérieur hiérarchique
Diotime N´Sga, technicienne de surface en sous-traitance qui assiste muette à la scène tout en s´acquittant de ses diverses tâches, passe le chiffon, vide la corbeille à papier, etc.)

Melchior : Damien. Quelle agréable surprise.

Damien : Bonjour, Mel. Tout s´épanouit dans votre unité, d´après votre tableau de bord. Laurent vous a-t-il annoncé que l´on vous pressentait comme vice-président du club des Flamboyants ?
Et quand on songe que vous n´avez que le grade de seconde étincelle, c´est ce qui s´appelle sortir du rang.

Melchior : Vous savez, je considère au total mon métier comme un jeu.

Damien : Un jeu où vous vous prenez.

Melchior : Arracher le gain de haute lutte, tel est notre impératif catégorique.

Damien . La rentabilité...

Melchior :...ou la mort.

Damien : Symbolique.

Melchior : Cela s´entend.

Damien : On meurt chez Lidéal les armes à la main.

Melchior : À celui qui possède, que soient accordés la prospérité, l´au-delà et le superflu !

Damien : Aux propres à rien...

Melchior : aux mollassons...

Damien : aux encroûtés...

Melchior : ... la disette, les dents qui s´entrechoquent, et la hideur parcimonieuse de la charité.

Damien : L´air des cîmes nous fouette les sangs !

Melchior : Notre confiance en nous éblouisse à notre entour, tel un habit d´impalpable lumière !

Damien : Que la forme éclatante...

Melchior : ...jaillisse de nos corps !

Damien : Qu´elle suscite l´envie, attise l´émulation !

Melchior : Avec sobriété.

Damien : Elégance.

Melchior : Innovation totale.

Damien : Peaufiner sans relâche.

Melchior : Exister dans une frénésie permanente de foudre maitrisée.

Damien : Tu n´es rien d´autre que...

Melchior : ...ta vie professionnelle.

Damien : Cent fois sur le métier...

Melchior : ...stimulez votre cible.

Damien : Affirmez-le cent fois...

Melchior : ...et le réactivez.

Damien : Emulsionner sans ambages les inconciliables !

Melchior : Être à soi-même son propre lion !

Damien : Rafler toutes les parts.

Melchior : Condenser nos challenges.

Damien : Ablation immédiate des élucubrations inutiles.

Melchior : Nous délestons le monde des lois empesées qui l´engluent, qui le paralysent !

Damien : Le lourd tissu du langage se délite.

Melchior : Y faufiler notre logique !

Damien : Infiltrer les fantasmes !

Melchior : Disposer de la surface des eaux et de leur profondeur.

Damien : Ce qui parfait notre entreprise...

Melchior : ...parfera l´univers !

Damien : Pionniers de la vertu...

Melchior : ...nous créons de l´activité. Nous brodons des canevas de sens.

Damien : Au niveau de l´être. Nos produits s´ajustent exactement aux besoins fondamentaux de notre clientèle.

Melchior : À ses aspirations les plus nobles !

Damien : Nous distillons de l´éthique.

Melchior : En portions individualisée.

Damien : Sur mesure. Pas de concessions à l´erreur.

Melchior : Il est dans notre intérêt de rester spontanés.

Damien : Pragmatiques.

Melchior : Efficaces.

Damien : Blindés.

Melchior : Flexibles.

Damien : Ne pas cesser de progresser....

Melchior : ...ou l´on vous élimine.

Damien : Le vécu...

Melchior : ...perfectionne....

Damien : ...les concepts...

Melchior : ...motivationnels...

Damien : ....Du dispositif. Le diagnostic...

Melchior : ...renforce...

Damien : ...les processus....

Melchior : ...stratégiques...

Damien :...du groupe. L´expérimentation....

Melchior : ...clarifie....

Damien : ...les paramètres....

Melchior : ...neurolinguistiques...

Damien : ....des bénéficiares. Dans un cadre non prescriptif.

Melchior : Cela va sans dire.

Damien : Melchior, je suis venu vous dire que Nestorio vous mande dans son espace.

Melchior : Nestorio des Ressources ?

Damien : Vous n´ignorez pas la situation d´urgence dans laquelle nous devons manoeuvrer si nous voulons maintenir la courbe. Le pur bon sens exige de nous trois cent têtes d´ici la fin du mois, vous aviez assisté au Conseil.

Melchior : On nous avait donné plusieurs mois.

Damien : Nestorio vous propose aimablement...

Melchior :... mon grand respect des méthodes de Nestorio...

Damien : ...il s´agira d´ un dialogue, Mel. Personne ne vous oblige à quoi que ce soit.
Mel ...

Melchior : Damien. (ils se serrent la main. Damien sort. Melchior reste seul avec Diotime qui continue de s´affairer.)

STASIMON 2

Les voix des chroniqueurs : Au Palais Brognard se trouve Vincent Méglévin, bonjour Vincent, le CAC quarante est en baisse ? Eh oui,après un début de séance plutôt indécis la Bourse de Paris prend effectivement le chemin de la baisse actuellement, le CAC quarante cède zéro trente-et-un pour cent à quatre mille quatre cent vingt-et-un points dans des volumes de un milliard huit cents millions d´euros. Même orientation ailleurs en Europe, Frankfort décale de zéro vingt sept. Londres dérape de zéro treize pour cent, l´euro first quatre vingt trébuche de zéro dix-sept pour cent alors qu´ hier soir la réserve fédérale des États-Unis a relevé sans surprise pour la douxième fois consécutive ses taux d´intérêt afin de les porter à quatre pour cent. Sur le marché des changes l´euro se négocie ce matin contre un dollar dix-neuf quatre-vingt-quinze alors que seront publiés cette après-midi aux Etats-Unis l´étude challenger sur les suppressions d´emplois ainsi que les stocks pétroliers de la semaine passée.Vincent Méglévin à la Bourse de Paris pour FFI.

SCENE 3 ( bureau de Nestorio)

( Melchior, Nestorio des Ressources, DRH)

Melchior : Nestorio.

Nestorio : Prenez place. Mel, je n´irai pas par quatre chemins où vous savez que je vais.

Melchior : Naturellement.

Nestorio : Il vous appartient d´évaluer vous-même vos variables. La procédure n´est pas linéaire, mais systémique. La motivation de chacun d´entre nous passe par une communication franche, ouverte et réciproque.

Melchior : Bien sûr. Nos résulats ne peuvent être améliorés que si chacun a la foi en ce qu´il fait.

Nestorio : Vous n´ignorez pas l´estime que nous portons à votre travail. Il me semble toutefois que vous n´avez pas encore ...
Le comité avait décidé d‘ optimiser notre compétitivité par un allègement de 10 % des masses salariales d´ici à la fin de l‘ été. Un par unité, nous attendons encore le nom du vôtre.

Melchior : J´avais besoin d´un peu de réflexion avant d´arrêter le bon choix.

Nestorio : Ne trainez pas. Nous sommes responsables de la détection des talents des membres de nos équipes. je me dois en tant que promotteur des génies personnels de vous inciter au développement de vos aptitudes. Voyez-y une marque de confiance, Mel. Je sais que vous agirez au mieux.

Melchior : Je tiens la considération de la personne humaine pour une pratique particulièrement rationnelle. Afin de mobiliser mon équipe, je veille donc à ce qu´elle reste soudée, même dans la tourmente.
Nos objectifs sont sacrés.

Nestorio : Votre dévouement à l´entreprise, votre attention aux difficultés que peuvent rencontrer vos subalternes, votre sensibilité aux efforts de vos collègues, votre conception du travail respectueuse des individus, vous vaudront un bel avancement au club des Flamboyants.
J‘ aimerais surtout vous entretenir d´un élément particulier, naguère défaillant, et qu´un zèle louable vous conduisit à reintégrer au sein de votre équipe.

Melchior : L´histoire de Jacques...

Nestorio : ...c´est vous qui le nomâtes.

Melchior : L´histoire de Jacques mérite un bref résumé. Au moment où il avait installé ce dispositif dans son bureau...

Nestorio : La corde pour se pendre. Quel penchant pour la mise en scène, vous ne trouvez pas.

Melchior : Un double étau le ligotait , le poids de ses problèmes conjugaux, d´une part....

Nestorio : ....qui ne concernent pas Lidéal.

Melchior : Sa femme ne supportait plus de rivaliser avec une profession qui lui volait son époux non seulement en semaine, mais aussi les samedis, et presque tous les dimanches. Pour rétablir l´équilibre, elle a pris un autre amour. Du triangle, elle a voulu passer au carré.

Nestorio : Ceci est d´une banalité qui ne justifie pas un impair de si mauvais goût. Expliquez-moi plutôt quel extraordinaire concours de circonstances ont amené un homme qui avait tout pour être heureux à un pétage de cable aussi dramatique.

Melchior : C´est l´autre noeud du sac. Jacques subissait depuis neuf mois un harcèlement subtil de la part de trois de ses collègues, bien qu´il n´eût pas, même sur le grill, demandé sa mise en arrêt maladie.

Nestorio : On m‘ en a informé.

Melchior : Rien dans le caractère ni le travail de Jacques n´a pu me fournir de réponse satisfaisante.

Nestorio : On ne se sent pas harcelé sans raisons.

Melchior : Mais on peut se trouver influencé par des mécanismes de groupe. A son corps défendant.

Nestorio : N´êtes-vous pas plutôt d´avis que l‘ impulsivité de Jacques, son peu d´assurance, au demeurant assez paranoiaque, enfin, le déséquilibre général de sa personnalité, ont inévitablement provoqué ces réactions de la part des membres de votre équipe ?
C‘ est du moins ce qui ressort des analyses du cabinet Stimulurge qui révèlent chez Jacques une fragilité antérieure aux évènements susdits.

Melchior : Jacques était jusque-là un employé modèle. Il allait passer cadre. Je parvins, après son hospitalisation, à rétablir l´harmonie dans mon unité et j‘ espère qu´à moyen terme, cette crise ne nuira pas vraiment à la réussite de nos projets. Traverser un moment de dépression n´a rien de criminel.

Nestorio : Une dépression quand on va passer cadre ? Un peu de sérieux, Mel.
Lidéal vous sut gré de la professionnalité avec laquelle vous négociâtes ce petit incident de parcours. Vous lui rendîtes visites, vous calmâtes les esprits, pansâtes les plaies, le remîtes à flots. Mais dans l´alternative où nous nous trouvons, ce n´est plus le moment d´avoir des états d´âme.

Melchior : Bien. Parlons chiffres. Verriez-vous un sacrilège à ce que nous reprenions point par point la matrice de notation de Jacques ?

Nestorio : Si vous y tenez.

Melchior : Le critère résultats clients est remonté de 3 points virgule six en un mois.

Nestorio : Effet probable de la créance que vous lui accordez ces temps-ci.

Melchior : Mes encouragements portent leurs fruits. Regardez le résultat performance clé, plus 2 points. Résultats personnels en hausse très nette, le score a doublé depuis le mois dernier.
Résultats impacts sur la collectivité...

Nestorio : Cela ne veut rien dire. Le sous-critère b se décompose en 8 indicateurs.

Melchior . Indicateur satisfaction, coefficient 4. Très légère perte de vitesse, rattrapée toutefois par l´indicateur relation avec les collègues, qui bat tous les records avec un score de 5 virgule huit. Vous voyez !

Nestorio : Vous ommettez l´item implication. Chute sensible en huit semaines...

Melchior :...Jacques a parfois un peu de mal à refaire surface, mais ces quelques essoufflements, au demeurant tout à fait concevables, n´infléchisent pas de facon négative l´ensemble de son bilan. Pourquoi ne pas opter pour la cellule de reclassement ?

Nestorio : L´heure est trop grave pour que nous perdions notre temps à compatir aux bobos des uns et des autres. La courbe moyenne de l‘ évaluation du stress dans notre entreprise est en hausse. Stimulurge est formel.

Melchior : Est-ce à dire que les extremités soient déviantes ? Qu‘ elles fassent prendre l‘ eau à Lidéal ?

Nestorio : Vous êtes un homme réaliste. Nous n´approuvons pas toujours les conséquences impopulaires de nos mesures. Je ne fais que mon boulot : vous, vous avez le champ libre. Pas question pour moi d’ infléchir votre décision dans tel ou tel sens. Je me contenterai donc de réitérer l´expression de la pleine confiance que j´ai en vous.
Au demeurant, ne philosophez pas trop. C´est un luxe que nous ne pouvons nous permettre.

Melchior : Mais, Nestorio, etes-vous certain que le contexte actuel favorise de la part des salariés des réponses sincères aux tests de Stimulurge ?

Nestorio : Nous allons affronter des changements inéluctables, et ce goulet d´étranglement est l‘ effet d´une loi quasi physique. L´avenir du groupe dépendra de notre détermination à nous séparer de ce qui freine son ascension. Je suis, croyez-le, tout-à-fait conscient de l´ atteinte imprévue qui vous perce et du courage qu‘ il vous faudra mettre en oeuvre.

Melchior : Naturellement.

Nestorio : Jacques est perdu à notre cause. S´ il ne tombe pas maintenant, c´est la prochaine restructuration qui le fauchera. Je vous laisse le soin de sa disgrâce, vous le connaissez mieux que moi, vous adopterez la stratégie la plus appropriée.

Melchior : Pourquoi ne vous en chargez-vous pas vous meme ?

Nestorio : Lidéal n´exige aucunement de vous que vous immoliez au dieu du profit quelque amitié que ce soit. Seulement, ne mélangez pas l´affectif et le boulot. Je vous parle d´une nécéssité inhérente au fonctionnement de toute entreprise. Sachez prendre sur votre répugnance, il nous faut souvent, en ces temps de guerre, sacrifier la partie pour le tout et nous montrer inflexibles, quelle que soit la résistance interne que nous ayons à vaincre.
Vous savez ce que vous avez à faire. Nettoyons....

Melchior :...par le vide.

Nestorio : Mel.

Melchior : Nestorio.(il sort et passe dans son bureau.). Vous êtes encore là Diotime ?

Diotime : Ce sont mes horaires, Monsieur.

Melchior : La colonne de nettoyage qui vous emploie en sous-traitance, vous laisse-t-elle le temps d´effectuer quelques missions de dépannage ?

Diotime : J´ai trois fils à nourrir, Monsieur.

Melchior (prenant une pile de chemises dans un sac caché derrière l´ordinateur) :...la faisabilité de la chemise sans pli dans la soirée, ce doit être dans vos cordes.

Diotime : On nous a rogné la pause, Monsieur, et nous devons achetons désormais nous-même nos gants de caoutchouc. Il n´y a pas de syndicalisme dans la sous-traitance.

Melchior : Une quarantaine de chemises par semaine, je vais être promu vice-président du club des Flamboyants.

Diotime : IL y a donc ici des gens qui flamboient ?

Melchior : Ceux qui ont travaillé cinq ans sans absences.

Diotime : Quarante chemises par semaine, Monsieur ?

Melchior : C‘ est que j‘ en change comme de visage. Je m‘ adapte à mon interlocuteur. Il me faut mon Armani noire demain. La noire d‘ abord, et puis la verte, ou tenez, le tee-shirt kitsch avec la poupée barbie male qui a une gueule de GI, et qui dit „J’aime ma boite“. Ils vont tous porter le meme, c’ est le Boss Day.

Diotime : Vous l´aurez.

Melchior : Merci. (Il compose un numéro) Allô, Céline ? Convoquez-moi Jacques, pour demain neuf heures, s´il vous plait. Tant que j´y suis , Céline, vous êtes libre samedi soir ? Votre présence a un effet très bénéfique sur moi, vous savez. La finesse particulière de votre aura, non, non, je ne dis pas cela pour vous flatter. Dix-neuf heures trente samedi devant le Ribouldingue ? Au revoir ma petite Céline. (Il compose un autre numéro) Allô, Joachim ? Bien, et toi ? Ton bouquin, il avance ? Ecoute, vieux, est-ce que je peux passer chez toi ce soir ? Merci, je savais que je pouvais compter sur toi. A tout à l´heure.

Melchior (prenant une chemise) : Celle-là, je ne la mets plus, la couleur est passée.(Il jette la chemise dans la corbeille à papier et sort. Diotime, une fois seule va repêcher la chemise, la défroisse, la plie, la met dans son sac et sort à son tour).

Stasimon

SCENE 4
( Lucile, la Psy du haut de son écran)

La Psy : Et bien, Lucile ? T´agripperas-tu encore ?

Lucile : Moi, m´agripper ?

La Psy : Je te tends le miroir de ce que je vois. Tu es sur le point de craquer. Ton visage retient ses larmes comme une digue le flot qui s´emballe. Je gagerais que...

Lucile : ...que ?

La Psy : Tu souffres ! Réprimant avec peine un désir que tu juges, à tort peut-etre, inavouable.

Lucile : Le sol se dérobe sous mes pieds. Je...

La Psy :..tu as le choix de le laisser se dérober ou non.

Lucile : On me fissure, on me terrasse....

La Psy : Et si tu commençais tes phrases par „je“, Lucile.

Lucile : Au bord de l´effondrement, notre volonté de naguère n´est plus que bouillie informe.

La Psy : Cette croyance limitante entretient tes émotions négatives. C´est un cercle vicieux où tu t´enferres. Toi seule peux le briser.

Lucile : Un cerf-volant me reliait au ciel. La corde s´est rompue, le cerf-volant vogue vers d´autres nuées, emportant avec lui la légèreté d´une vie enviable....

La Psy : Alors je pose une question, une question simple : qu‘ est-ce qui t‘ empeche de trouver une solution ?
(Au public) Nous avons ici l´exemple typique d´une personnalité victimaire. Ces structures prédepressives, ébranlées par d´anciens traumatismes, montrent une propension pathologique à se culpabiliser qui, loin d´induire un repli sur soi les pousse à entrer en interaction vivace avec la société pour se prouver leur propre valeur. On remarquera chez Lucile la présence d´un fort sentiment d´infériorité qu´elle essaie de compenser par un perfectionnisme tous azimuts. La rencontre avec une structure narcissique peut être très stimulante dans un premier temps, car elle ne manque pas, lors de la phase séductrice, de valoriser ses proies.( À Lucile ) Cet engouement ne masquait-il pas une demande infantile de prise en charge plutôt qu´un amour sincère ?

Lucile : Je suis une manne dont personne ne se nourrit.

La Psy : Tu te complais dans la dépendance.

Lucile : A peine sentais-je poindre l‘ aube d‘ un festin que déjà il se ravisait, comme effrayé de découvrir face à la sienne une autre faim, étonnamment semblable.

La Psy : Je travaille à ton bien-être, Lucile. Ta déception est proportionnelle à la hauteur où tu placais la barre. Ce n‘ est qu‘ un premier indice. Car le malaise vient de plus loin. Tu travailles ?

Lucile : Sans emploi depuis près de trois ans, je me présentai un matin sur convocation dans le bureau du recruteur de Lidéal. Ma candidature au poste d´assistante-adjointe à la redistribution circulaire de l´agrément venait d´être miraculeusement retenue.

La Psy : Pourquoi, „miraculeusement“ ? Tu n‘ existes donc pas sans le regard des autres ? Répète après moi : „Ma candidature venait d´être retenue, ce qui est normal car j‘ ai des compétences“.

Lucile : Ridicule.

La Psy : Tu te braques, tu trouves mes exercices ridicules. Tu refuses d´aller mieux, Lucile.

Lucile : Ma candidature venait d´être retenue. L´entretien tourna court assez rapidement. Affligée d´un pareil profil, comment appartenir à leur famille ?

La Psy : Tu recommences à te flageller.

Lucile : Comme je quittais le bureau du recruteur, l ´un des hauts battants de Lidéal frôla mon chemin. L‘ effleura. A peine. Pas vraiment.
Arrivait un chevalier nomade, beau comme un marin tanné échoué du vent sait où dans une taverne de passage, le jour et la nuit croisés l‘ un dans l‘ autre par quelle étrange bande de Moebius...
La sombre vénusté de l´inconnu. Apaisante. Immatérielle satiété, calme, si fermement inclue, repue de soi-meme.
Attendez, je me trompe. C‘ était la stricte antithèse : une tension malignement ouverte à toutes les amures, un ravissement omnivore et sans tri, la béance aimable, invite silencieuse, d‘ un filet grand ouvert. Un air de supériorité génétique émanant de toute sa personne. Obscure phosphorescence de son sillage. Il ménageait le sol d´un pied désinvolte. On aurait dit, feutré, le bond d´un félin qui s´élance avec la justesse hautaine et gracieuse, des êtres qui n´ont jamais compté sur les autres.
Il me sourit, Madame. Ce sourire me glaça d‘ un effroi si suave qu‘ un doute se mit à planer. Un abime à s‘ ouvrir.

La Psy : Pourquoi lui donner tout ce pouvoir ?

Lucile : Ah, demeurer de glace sur l‘ étalage, faire bonne figure quand on vous bazarde avec les paquets d‘ invendus !

La Psy : L´important, c´est la manière dont tu vas gérer cette situation. Qu‘ attends-tu de lui exactement ?

Lucile : L‘ attente n‘ est pas une science exacte.
Maintenant je me le rappelle, cet instant où le phare venait de plonger ses feux dans mes eaux les plus troubles. Je demeurai longtemps errant dans leurs couloirs.
Une technicienne de surface voulut bien me renseigner. Il s´agissait de Melchior Redenteau, officiant chez Lidéal en qualité de chef de....j‘ ai oublié.

La Psy : Tu ne t‘ intéresses donc pas à ses activités réelles ?

Lucile : A l´abri dans mes 15 mètres carrés, j´appelai d´abord à la rescousse les raisons que l´on invoque sur le point de glisser sur sa pente. Je résolus enfin, à l‘ issue d‘ une longue lutte intérieure, de me connecter au site de l´entreprise qui m´avait rejetée vers ma banlieue. Rassemblant tout ce qui me restait d‘ audace, je pris sur moi d´adresser un courrier électronique à monsieur Redenteau.

La Psy : C‘ est toi qui as fait les premiers pas ?

Lucile : À dater de ce jour s´élabora une sorte de ....

La Psy : ...une sorte de ?

Lucile : De colloque entre nous.

La Psy : Entre vous ? Ou plus vraisemblablement dans ta tête ?

Lucile : C‘ est d‘ abord dans la tete que l‘ on suit les traces de son destin, ému par le frisson des choses rendues à l‘ égarement.

La Psy : Lui, il ne t‘ a pas fait d‘ avances ?

Lucile : Il me lisait. Il me répondait. Il en paraissait content. Quelques fractions de secondes, de temps en temps, sa trajectoire me paraissait se doubler d´une ombre sournoise comme une aile qui aurait fondu sur lui à son insu, luisant telle un falot perdu dans ma tempête. Là non plus, je ne suis sure de rien.

La Psy : (Au public). Lucile se figure qu´elle aime. En réalité cette rencontre, si tant est que l´on puisse parler de rencontre, n´est pas l´ouvrage de la providence. Melchior Redenteau représente pour Lucile un écran où défilent les espérances douloureuses inscrites dans son schéma psychique. Elle s´épargne ainsi l´effort d´une interrogation sur elle-meme.

Lucile : Il est un bain de sens où je me renouvelle.

La Psy : Tu attentais à ses prérogatives d´homme. Qu´il t‘ ait repoussée était à prévoir.

Lucile : Une moitié de lui exalte l´autre à foncer droit vers ses objectifs à des cadences qui donneraient de la modestie à un bolide.
Mais le dompteur de soi-même reniera demain sa dévotion d‘ aujourd´hui. Il sera tenté par d´autres rivages, ainsi correspond la pointe extrême d´un continent à sa soeur jumelle creusée dans le continent adverse. Toutes les contrées ont le droit de l´accueillir. Là ou d´autres décocheraient méthodiquement leur flèche sans s´attarder à contempler le paysage, il préfèrera s´aventurer dans les méandres. Et tout voyageur étant un transfuge potentiel, son Olympe le bannira pour cette menacante étrangeté qu´il introduit déjà chez Lidéal, en contrebande.

La Psy : La question n´est pas lui, Lucile, mais toi. (Au public) La consultante doit s´interroger sur son scepticisme concernant son pouvoir d´attraction. Que Melchior, probablement un homme de grand charisme, la fascine à ce point n´est pas l´effet du hasard. Dans son urgence à combler son vide, elle oublie de lui laisser l´initiative. La sérénité nécessaire à la construction d´une relation mature lui fait défaut.

Lucile : Laissons le vide en paix, et s‘ apaiser ses blancs. De la privation observons se déployer notre plus indispensable plénitude.

La Psy : Masochisme typiquement féminin. Les temps ont changé mais les traditions demeurent ancrées en elles dès que cela les arrange et qu‘ elles paniquent au pied du vertige de la liberté.

Lucile : Melchior actionne l´hélice de mon navire, triture des plaies purulentes mais délicieuses, il est le reflet renversé de tous mes gouffres.

La Psy ( Au public) : Lucile a choisi la dépendance, plus facile que la confrontation aux réalités concrètes de ce monde oú elle est, quelque roman qu´elle s´invente, appelée à se réaliser en tant qu´adulte.

Lucile : Ô, choc du ravissement ! Effraction de la splendeur ! Toutes les ondes du firmament se conjugaient sous mon crâne lorsque , placée sous le flux cascadant de ses paroles, je les oyais me pénétrer l´oreille et féconder mon cerveau de leur débit intempérant !

La Psy (au public) : La patiente s´accroche à des images parentales vécues comme ambivalentes.

Lucile : Malheureux celui que n´émeut pas la succulence de l´impouvoir.

La Psy ( au public) : Melchior ne s´est guère fatigué pour subjuguer Lucile, flairant probablement sa disposition à la reverie. Au fond, elle trouve son compte à ce que l´on profite de son faux altruisme.

Lucile : Pourquoi „faux“ ?

La Psy (au public). Etablissons un premier devis.

Lucile : Pourquoi „faux“ ?

La Psy :Ce contrat laisse en définitive les deux parties lésées. Lucile s´est bricolé un fantoche en kit sans rapport aucun avec la personne de celui qu‘ elle idolatre.

Lucile : Quel adjectif cernerait l´insaisissable ? Quel crayon, quel contour ? Beau l‘ indescriptible visage qui s‘ estompe à mesure que j‘ en approche mon âpreté à le peindre, sans cesse battue en brèche. Qui assignera ce qu‘ il aime à résidence ? L‘ aimé par définition n‘ en a aucune.

La Psy : Aucune résidence ?

Lucile : Aucune définition.

La Psy (au public) : Nous allons enseigner à Lucile une conduite plus adaptée.
Premièrement, elle va se recentrer sur elle-même. Deuxièmement elle se pardonnera d´avoir trop facilement cédé au charme de son séducteur.

Lucile : Séducteur ? Melchior est en quête d´une excellence qui toujours lui échappe.

La Psy : Tu le hisses sur un piedestal. C´est le symptôme numéro quatre.(Au public) Troisièmement, Lucile renoncera à excuser celui qui la blesse

Lucile : Vous confirmez donc qu´il me blesse ?

La Psy : Je ne confirme rien du tout. (Au public) Enfin, elle examinera les fêlures ensevelies de son enfance, faute de quoi les manipulateurs liront en elle comme en un livre grand ouvert, l´exploiteront avec sa complicité inconsciente, et la mépriseront d´autant pour toutes ces clés qu´elle leur aura consenties.

Lucile : Vous me chargez bien promptement de la cruauté des autres.

La Psy : Cruauté, c´est ton interprétation toute subjective.

Lucile : Vous ne trouvez donc pas cruelle la conduite de Melchior ?

La Psy : Mon opinion n´a aucune espèce d´importance. Tu dois façonner la tienne indépendamment de ces béquilles.

Lucile : Elle oscille d´une heure à l´autre entre les excès , si bien que je ne peux décider si Mel est un modèle de cynisme ou un modèle à imiter.

La Psy : Détache-t-en ! Je vais une fois de plus te renvoyer à toi-même. Car toi seule es responsable de tes maux. (Au public) Après un examen de conscience minutieux, Lucile lâchera prise degré par degré, fera le deuil de la toute-puissance. Ce n´est qu´àprès une longue rééducation qu´elle pourra se donner pleinement à celui qui lui correspond. En dépis de l´intensité dont elle s´est entichée de Melchior, elle s´entête dans le déni de ses désirs profonds. Renoncer à souffrir demande souvent beaucoup de courage.

Lucile : Plusieurs soirs furent atroce. De minces gazelles couvaient Mel d´un oeil sans plissures, pourvu de cils aux deux paupières. Il se levait inopinément de la place où nous causions et disparaissait dans la nuit, avec elle. Quand il me racontait le lendemain qu´il en avait invité à diner, il y mettait tant de précautions que mon estime pour lui ne décrut pas plus que celle d´une bête prise, gémissant de gratitude parce que son bourreau lui administre, avant de l´achever, une piqûre anesthésiante.

La Psy : Les hommes vont des sens à l´affection. Grave bien cela dans ta tête.

Lucile : La beauté de telle ou telle jeune fille n´était point ce qui le bouleversait. „Ses sentiments sont désintéressés, purs, me répétait-il avec une sorte de fiévre ardente. Elle sublime la volupté que je lui donne, c´est un fil de soie rouge parmi les éboulis d´une caverne que je suis le seul à distinguer.“Je saignais au dedans, je n´accusais personne, je me taisais, Madame, je me taisais.

La Psy : Tu espérais etre entre toutes celle qui le sauverait. T‘ imposer un labeur aussi ingrat c‘ est de l‘ orgueil. Rien d‘ autre.

Lucile : Il faut croire aux puissances d‘ un grand autre bienheureusement doté de toutes les qualités de l‘ etre, une création de soi placée à l‘ extérieur de soi pour s‘ en trouver protégé. Magnifié...

La Psy :...revenons à toi. Cette expérience, pour douloureuse qu´elle soit, te mettra sur la voie de l´amour authentique dont la condition sine qua non est l´amour de soi, l‘ amour vrai, celui qui en vaut la peine.

Lucile : Pourquoi le port d‘ attache serait-il plus vrai que le voyage ?

La Psy (Au public) : Nous allons apprêter un programme d‘ entrainement que Lucile appliquera rigoureusement. Elle se débarrassera de sa docilité aveugle et cheminera point par point vers son épanouissement.
Petit a : je cerne le problème....

Lucile : ...sans en tâter, mon âme s´est enivrée de ce nectar , le meilleur de tous, celui dont on ne boit ni ne boira jamais. Dérisoire volonté, ô rectitude des joies prescrites, que pouvez-vous contre ma jouissance assoiffée d´altitude, contre la fruition sans tache où je m´immole à la perfection des images ? Privée de consommation, ma bouche s´extasie sans mélange. Et sans le moindre espoir d´y mordre jamais, je ne démords pas de cet amour sans corps qui me broie lors même que sous son empire, mes molécules s‘ embrasent à l´unisson.

La Psy : passons aux travaux pratiques. Lucile, as-tu pensé à une psychothérapie ?

Lucile : Melchior...

La Psy : ...Melchior ne changera pas. C‘ est à toi de changer.

STASIMON

SCENE 5
( Chez Joachim.
Joachim Dubosc, Melchior Redenteau )

Joachim : Allez, desserre-moi cette cravate, comme te voilà garotté ! Tu prendras un whisky ? Il me vient d´une ex, cadeau de rupture. Remarque, c´est original, d´ordinaire quand je romps, elles me filent un bouquin, et les trois quart du temps, il est bien choisi. Trop bien choisi. En principe, c‘ est pour me faire regretter.

Melchior : Sec.

Joachim : Voilà belle lurette qu´on ne te voyait plus.

Melchior : Et c‘ est efficace ?

Joachim : Quoi donc ?

Melchior : Le bouquin bien choisi.

Joachim : Si elles savaient à combien elles détiennent le monopole de l‘ immense privilège d‘ avoir pénétré l‘ ame sensible et meurtrie gisant sous mes dehors de gros salopard. Dis-donc, tu as une petite mine.

Melchior : Pas trop. C‘ est le Boss-Day demain. Je n‘ ai pas le droit d‘ avoir une petite mine.

Joachim : Kézako, le Boss-day ?

Mekchior : La Saint-Valentin des entreprises. Cette année nous impliquerons même les demandeurs d´emploi.

Joachim : Est-ce à dire qu´ils célèbreront l´entreprise avec vous ?

Melchior : Oui.

Joachim : Alors qu´ils pointent à l´ANPE ?

Melchior : Exactement. Il fallait y penser.

Joachim : J´ai peur de mal te suivre. Vous allez faire entonner le Te deum de votre entreprise à des gars qui ont perdu leur boulot ?

Melchior : Ils ont beaucoup aimé leur première boite. Ils ont du mal à s‘ ouvrir à une autre, ils se bloquent contre un nouvel engagement. Insulfons-leur l´energie amoureuse, écartons les barreaux de leur prison intérieure. Mettons à rebours le discours entretenu par l‘ opinion publique à propos du sort prétendu pitoyable des salariés. Soulignons au contraire leurs liens affectifs intenses entre collègues et avec la direction.

Joachim : Mel. Tout va bien ?

Melchior : Oui, pourquoi ?

Joachim : Je ne sais pas. Tu n‘ as pas l‘ air aussi convaincant que d‘ habitude.

Melchior : On sablera le champagne tous ensemble en écoutant le „Et exultavit“ du Magnificat de Bach. Ensuite il y aura un lâcher de ballons, une nana qui sort à poil d´une pièce montée géante. Damien a même initié un concours de chansons et poèmes dédiés à Lidéal . Je participe.

Joachim : Toi ? Tu chatouilles la muse à présent ?

Melchior : Penses_tu ! J´ai pompé.

Joachim : Sur moi ?

Melchior : Sur une fille.

Joachim : belle ?

Melchior : Eprise de poésie, perdant son son temps à rimailler, plus passéiste, tu meurs. C‘ est tout juste si elle ne pose pas ses candidatures en alexandrins.

Joachim : belle ?

Melchior : Non. Mais elle se comportait tout comme, ça m‘ énerve.

Joachim : Comment t‘ y es-tu pris ?

Melchior : Moi ? Mais je n‘ ai rien pris du tout.

Joachim : Ah oui. Le séducteur involontaire. J‘ ai lu ça dans Nietzsche.

Melchior : On ne fait rien, on n‘ emmmerde personne.

Joachim : Et on se retrouve avec un boulet aux pieds.

Melchior : Remarque, elle avait des qualités. Cultivée, généreuse, pas bete. Tout, sauf désirable.

Joachim : Les belles, c‘ est plus simple. Elles sont trop contentes qu´un homme ait l´audace de leur parler comme à des êtres humains, pas comme à des déesses, les culbute de leur socle, leur rende leur chair de femme et malmène leurs dentelles. Tandis que les moches, elles te grignoteront la conscience. On ne peut pas les réenfoncer dans leur rien, une fois consommées. Trop méchant.

Melchior : Trop méchant. Alors on ne commence pas.

Joachim : L‘ embetant c‘ est quand elles, elles commencent.

Melchior : Pourtant cette fois, j‘ ai pas été ambigu, je le jure !

Joachim : Qu‘ en sais-tu ?

Melchior : J’ y étais.

Joachim : Nous connaissons tous le haut de notre iceberg.

Melchior : Que veux-tu dire ?

Joachim : Rien. Une fois, j´en ai baisé une, de moche, repoussante comme un cul de précaire alcoolique. Lorsque, au moment M, elle a éclaté en sanglots, j´ai senti passer comme un rayon. Mais une fois rhabillée, devine ce qu‘ elle m‘ a balancé en guise de remerciement : „Quel est l´équivalent féminin de l´homme sans emploi ? C´est la femme sans beauté“.

Melchior : De quoi est-il question dans ton livre à paraitre ?

Joachim : „Le sexe du soleil „ ? Je t´en donnerai un exemplaire. J‘ y pourfends les résidus de pessimisme qui croupissent dans l´esprit de mes contemporains. Nous portons encore l´héritage de vingt siècles aveulis qui nous ont inculqué la honte de nos instincts. Ca va te plaire.

Melchior : Si tu veux, j´en parlerai à Damien. Lidéal inaugure une série de conférences avec des prix prestigieux, tu pourrais venir dédicacer ton bébé. Nous voulons apporter au salarié plus que du travail, le goût d´acquérir une culture qu´il n‘ a pas le temps de butiner ailleurs.

Joachim : Tu admettras que vous ne lui en laissez guère le temps. Je déjeunais l´autre jour avec mon éditeur, on me nomine pour le prix inter-vendeurs de FFI. Enfin il monte une magouille pour que le prix tombe dans son écurie cette année. Nous prendrions notre revanche sur ce songe-creux de Mesconnet.

Melchior : Mesconnet, on l´a recu le mois dernier.

Joachim : Voilà le prototype du produit lancé par des publicitaires simplets, du pavé de guimauve qui se veut sulfureux, du genre que l´on s´arrache et qu´on ne lit même pas, comme on en subit trop, hélas, depuis que les stratégies éditoriales s´accordent à brouiller les pistes ! Mesconnet, c´est de la littérature écrue, avec de bon gros pulls Pur soupe tricotés main, des éffusions balisées.

Melchior : Moi, tu sais, ça fait peut-etre quatre mois que je n‘ ai pas fini un livre. J‘ ai du mal à finir.

Joachim : Tiens. Quant à Fulvio Blagrand-Valmièvre, le prix Bezedem de l‘ année dernière, il se spécialise dans la littérature à l´épate. Dégoulinade verbale sans ligne dure. Le bon vieux truc des valeurs éternelles rappelées d´exil après trente ans de mise à pied, le vade-mecum du jobard en quête de signes extérieurs de droiture.

Melchior : Je l´ai parcouru en diagonale, son „Brévaire de l´innocence“, ca se défend.

Joachim : Mouais. Je n´adhère pas à cette conception abstraite de la morale ; et je maintiens que l´on peut parler du mépris sans pathos et de l´exclusion sans effets de manches. Mais chez Blagrand, tout est mou. Il touille, il retouille, et ce dithyrambe gélatineux maquille des positions trop tranchées pour être discutables.
Comment te sens-tu lorsque que tu entres dans une église ?

Melchior : Comme un cheveu sur la soupe. La dernière fois que cela m‘ est arrivé, j‘ avais treize ans.

Joachim : Quand cela m‘ arrive, que je pénètre cet immense réfrigérateur, ce ventre de baleine à fanion, c‘ est pour me sentir aussi diminué qu´un agonisant pendu à un goutte-à-goutte qui le sustenterait de flotte sans vertu_vertu, au sens premier du terme : le courage de vivre hors de la mante protectrice des soumissions. Ce recueillement contrit, ces confessionnaux miteux, ces martyrs, ces voûtes ! Toute cette hémoglobine répandue. Ca transpire la souffrance à chaque ogive, ca suinte le dolorisme au rouge de chaque vitrail. Cet athlète taillé pour foutre le feu au cul de tout ce qui se trémousse, galoper vêtu d´un pagne dans la brousse africaine en semant le verbe à tous vents, cloué en offrande, supplicié au nom de l´éternité...La seule église que mon esprit consacre, c´est le tabernacle qu´enserrent les cuisses des femmes, c´est la rosée tiède qui perle à leur pelage après que l´émotion les a foui malgré elles et mis à mal l‘ attendrissant corset de leurs complexes. La robe mordorée de l´Yquem, la ramure tiède des arbres dans une vapeur d‘ été que l‘ automne viendra sucrer de ses rousseurs, les grains d‘ opales de la vigne, irrigués de lumière douce...telle est la divinité que je chante sans la prier, démultipliée, palpitant dans chaque être, dans chaque parcelle de création, du plus humble vermisseau à l‘ oued le plus hallucinant.

Melchior : Continue. Ca fait du bien de t´entendre ce soir en éruption. Verse-moi encore un peu de cette lave qui emporte la langue et le palais avec les scrupules.

Joachim : Quelle inquiétude te ronge, jeune loup aux canines neuves ? Confie-moi plutot la raison de ta venue.

Melchior : J‘ ai un type à éxécuter.

Joachim : Ta boite a du cholestérol ? Vous dégraissez ?

Melchior : On évite les remous. On élague par petites salves, en échelonnant. Chaque unité désigne son maillon faible. Et le pire, c‘ est qu‘ ils me laissent le choix des armes. A condition qu‘ elles aient l‘ air propres.

Joachim : Ils t‘ impliquent. C‘ est Jacques ?

Melchior : Pas de manière aussi frontale. Je suis autonome dans mon travail.

Joachim : Tiens, bois. Buvons aux dangers d´une vie entière ! Car tu vas l´occire, tu seras demain sur pieds, rasé de frais, tiré à quatre épingles, classant des dossiers dont tu ignoreras l´enjeu, et tu te fais horreur , parce que tu vas donner ce coup de sabre avec l´aplomb d´un empereur pointant le pouce vers le sol d´une arène toute chaude encore des clameurs du public. Tu n´auras plus l´occasion de recoudre les lèvres de la plaie que tu t´apprêtes à échancrer. On ne règne pas impunément, mais tu aimes la pourpre, et c´est d´elle que tu tires tes meilleurs accords.

Melchior : Parle-moi, Joachim. Ne t´arrête pas.

Joachim : Mais que veux-tu ? Que je te contredise ? Tu obéis à ta logique et à ses illogismes.

Melchior : L‘ histoire du lion.

Joachim : Ras le bol de l‘ histoire du lion.

Melchior : Les grandes lignes.

Joachim : Le lion fait son métier de lion. Il chasse pour se nourrir, parce que c´est un carnivore, avec un estomac de carnivore, des dents de lion, et la mort qui le guette. Là, ca va mieux ? Tu veux que je te prête un bouquin pour la nuit ?

Melchior : Ai-je une dette envers Jacques ? Le plus difficile dans la solidarité n´est pas de commencer mais de perséverer.

Joachim : Mon pauvre Mel, si tu poses un doigt dans l´engrenage du remord....
Abolissons les dettes, nous vivrons plus légers. Le crédit, nous flottons dessus comme sur un nuage. De toutes facons, si nous réclamions tous notre dû au même moment, il n´y aurait pas assez de métal disponible dans les coffres des banques, preuve que l‘ essentiel de ce que nous croyons posséder ressort de notre imagination. Sable du désert qui te coule d´entre les doigts. Ton Jacques, il entre désormais dans le grand cycle de la pourriture et de la régéneration, il devient inutile, certes. C‘ est inscrit dans les conditions d´un progrés plus vaste. Lorsque nous disparaitrons, de toute cette chair dont nous prenions soin avec superstition ne resteront que des particules qui s´en iront, guillerettes, s´acoquiner avec d´autres pour former de nouveaux organismes.

Melchior : Le plus difficile, c´est l‘ instant ou l‘ on a le révolver en main et le doigt sur la gachette.

Joachim : Mais une part de nous exulte en appuyant dessus.

Melchior : Soutenir le regard du condamné. Je l‘ éviterai, je le changerai de bureau.

Joachim : les dieux se repaissent de spectacles cruels, et nous autres mortels rêvons de les égaler. Supplicier fait du bien, tu verras. Sans le sacrifice de Jacques en arrière-plan, votre fête n´aurait pas la même teneur. C‘ est une vérité puissante, immémoriale, que nous enseigne l´histoire humaine. Vas, maintenant, vas dormir pour avoir demain le teint frais, l´allure solennelle et dégagée d´un homme garant de lui-même, et qui sait quelle confiance et quelle peur il inspire.

Melchior : Te fous pas de moi.

Joachim : Je ne me fous pas de toi. Allez, salut. On se voit dimanche ?

Melchior : Impossible. J‘ ai trois dossiers à boucler.( Sonne le portable de Joachim)

Joachim : Joachim Dubosc... Ecoute, tu m‘ as déjà appelé quatre fois cette quinzaine. Mais non. Des ennuis ? C‘ est bon, vide ton sac. Et ça te choque ? Il n‘ a rien promis, et quand bien meme...Il n‘ est pas inderdit de trouver son plaisir à la compagnie de quelqu‘ un, sans volonté de capture, puis de papillonner vers une autre fleur. Mais que veux-tu que j‘ y fasse, les humains sont libres, non ? Tu ne vas pas l‘ enchainer dans ton petit studio, il a le droit de respirer, le pauvre homme. Comment ? Moi, je ne te cache rien. Le détachement....Entraine-toi au détachement. C‘ est un exercice quotidien. A l‘ occasion, je t‘ enverrai un texte. Ecoute,dans certains cas, il est paradoxalement plus moral de cacher la vérité pour épargner des souffrances inutiles. Comment réagissons-nous lorsque nous nous sentons offensés ? En confondant l‘ offenseur entre guillemets et l‘ acte ressenti comme...Justement, cela revient à reprendre le pouvoir. Non, là tu cites un exemple trop complexe. Tu fais preuve de malhonneteté intellectuelle. Tu te poses en juge. Tu essaies de reprendre le dessus en accaparant la définition du bien et du mal. Quittons plutot cette discussion qui n‘ en est pas une. Mais si. Sois assurée de mes meilleurs sentiments à ton égard. ( il raccroche brusquement)

Melchior : C était qui cette gonzesse ?

Joachim : Un dossier à boucler.


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