UN NOTRE MONDE - Alsace & Grand’Est
Vigilance médias

Saint-Just revisité à la radio

par Philippe Arnaud
jeudi 28 juin 2007 par Collectif

Sur quels critères les invités sont-ils choisis pour parler à la radio, à la télé, dans les médias ? Dans quel état d’esprit et pourquoi ? Une récente émission sur Saint-Just permet de se poser la question. Un invité, présenté comme historien, s’avère ne pas l’être, et doit de plus modérer les ardeurs d’interprétation du présentateur. Petit retour sur une séance de fabrique des opinions saisie sur le vif par Philippe Arnaud.

Sur France Inter, j’ai écouté l’émission 2000 ans d’histoire, présentée de 13 h 30 à 14 h par Patrice Gélinet. Le sujet en était Saint-Just (le révolutionnaire), et l’invité Jean-Jacques Lafaye.

Celui-ci a écrit un livre sur Saint-Just, intitulé "Saint-Just : l’ombre des chimères", publié aux éditions du Rocher, en 2007 (137 pages) et que l’éditeur présente ainsi : "Quête psychologique, portrait érudit, interrogation critique, cette monographie du plus passionnant et littéraire héros de la Révolution française nous fait revivre, en douze tableaux, une tragédie personnelle qui se confond avec l’histoire, et dont l’écho résonne encore aujourd’hui, à l’heure de nouveaux fanatismes."

Il peut paraître étrange de donner la parole à un homme qui n’a écrit qu’un seul livre sur Saint-Just et qui, de plus, n’est pas même historien (contrairement à ce qui est indiqué sur le site de l’émission) mais polygraphe (une biographie de Stefan Zweig, un livre sur le fado, etc.). L’auteur, d’ailleurs, ne se cache pas de ne pas être un professionnel. Néanmoins, lorsqu’il cite des livres, il cite une biographie d’Albert Ollivier, et de Marie Leneru. Albert Ollivier a effectivement écrit un ouvrage intitulé "Saint-Just et la force des choses", préface d’André Malraux... et introduction de Michel Droit. Il cite aussi une biographie de Marie Lenéru. D’après les renseignements que j’ai pu voir sur Internet, Marie Lenéru écrivit, en 1922, un livre sur Saint-Just, avec une introduction... de Maurice Barrès. Donc, dans les deux cas, les rédacteurs des introductions n’étaient pas trop à gauche...

Apparemment aussi, Jean-Jacques Lafaye fait partie de la revue Politique internationale, fondée par Patrick Wajsman, professeur à l’Institut d’études politiques de Paris, conseiller éditorial du Président du groupe Figaro, fondateur et directeur de Politique Internationale et conseiller du Ministre de la Défense de 1993 à 1995 (pour la curiosité, il s’agissait de François Léotard).

Pour donner le ton de l’émission, j’en cite les premiers propos : "Vous n’avez rien à ménager contre les ennemis du nouvel ordre des choses, et la liberté doit vaincre, à quelque prix que ce soit. » (Saint Just, 10 octobre 1793). Puis Patrice Gélinet reprend : "Le 27 juillet 1794, sur la place de la Révolution, (l’actuelle place de la Concorde) les Parisiens étaient venus par milliers assister à la mort de deux hommes qui, pendant plus d’un an, avaient gouverné la France à un des pires moments de son histoire. Maximilien Robespierre, le visage défiguré par une blessure et qu’il fallut porter sous le couteau de la guillotine et celui que tout le monde appelait : « L’archange de la Terreur. » Louis-Antoine de Saint Just qui, comme si il accomplissait une tâche ordinaire, ne prononça pas un mot en montant sur l’échafaud, à l’endroit même où il avait fait guillotiner des milliers d’hommes et de femmes. C’était 9 mois plus tôt, lorsqu’au moment où la France était envahie de toutes parts, Saint Just avait fait voter une des lois les plus terribles de la Révolution : la loi des suspects".

Dans ces quelques lignes, on a "rien à ménager", "quelque prix que ce soit", "pires moments", "archange de la Terreur", "une des lois les plus terribles". L’impression de Saint-Just qui se dégage de ces quelques mots est celle de quelqu’un d’affreux, comparable aux Attila, Tamerlan, Gengis Khan, Ivan le Terrible...

Néanmoins, ce qui frappe, dans le cours de l’émission, c’est que l’invité semble, à plusieurs reprises, modérer les ardeurs de Patrice Gélinet, qui pousse au noir la peinture de Saint-Just. Ce qui est aussi frappant, c’est que l’on peut faire de ce portrait une double lecture, et, en particulier (bien que les deux interlocuteurs se gardent de le dire !), une lecture qui peut s’appliquer à ce que la droite abomine et diabolise : à savoir la gauche dans sa version "communiste" et l’islamisme. Par exemple :

- Lorsque Patrice Gélinet dit : "Saint-Just avait fait voter une loi du maximum sur les salaires et les prix", à quelle autre mesure contemporaine cela fait-il penser, sinon au contrôle des prix, mesure considérée comme abominable par la droite et les libéraux ? D’où l’enchaînement régressif suggéré : "Contrôle des prix = loi du maximum = Saint-Just = Terreur", d’où, en définitive, l’égalité : "Politique de gauche = Terreur".

Lorsque Patrice Gélinet décrit le rôle de Saint-Just comme représentant en mission auprès des armées, il dit : "Qu’est-ce qu’il fait quand il est à Strasbourg ? Il demande aux riches, au fond, de donner leurs chaussures et leurs manteaux aux soldats...". Ce qui est intéressant, dans ce que dit Gélinet, ce n’est pas sa description de la réquisition auprès des Strasbourgeois, c’est le "au fond". Que vient faire cet "au fond" ? Qu’est-ce qu’il apporte à la phrase ? Quel est le sens qui se cache derrière cet ajout inconscient ? Le don des chaussures et des manteaux, en soi, n’était pas grand chose : si les riches n’avaient été touchés que dans leurs vêtements (c’est-à-dire ni dans leurs immeubles, ni dans leurs meubles, ni dans leurs disponibilités monétaires), le sacrifice n’aurait pas été bien grand. Mais il faut surtout voir le symbolique : s’en prendre aux chaussures et aux manteaux, c’est dépouiller. A la lettre et symboliquement. Et c’est là qu’intervient le "au fond", car il ne concerne pas ce qui suit (c’est-à-dire les chaussures et les manteaux), mais ce qui précède, c’est-à-dire... les riches. Et l’on est inconsciemment amené à penser impôts sur les riches = "prélèvements confiscatoires" = "ISF"...

Certes, Patrice Gélinet fait soigneusement la distinction entre Saint-Just et la fraction gauche de la Convention (Hébertistes), comme, plus tard, avec de vrais précurseurs d’un idéal communiste, comme Babeuf (Saint-Just est très attaché à la propriété), et Lafaye précise que Saint-Just était pour une monarchie constitutionnelle. Les deux interlocuteurs admettent que Saint-Just n’était pas extrémiste sur les fins mais sur les moyens. Mais, subtilement, cette distinction joue, au bout du compte, contre l’idée révolutionnaire parce que, même chez des esprits modérés (dans les idées) comme Saint-Just, la violence finit par s’imposer. Et l’on a vite fait de remonter du moyen à la fin : si le moyen (guillotine) était violent, la fin (recherche de l’égalité) ne l’était-elle pas aussi ?

Jean-Jacques Lafaye termine par ces mots : "[Saint-Just] était un parangon de l’extrémisme et l’extrémisme guette toujours dans le monde d’aujourd’hui". Les termes d’extrémisme et de fanatisme (employé dans la présentation) sont des termes-jokers, que l’on peut employer en pensant à quelque chose de bien précis et en sachant que l’interlocuteur l’entendra ainsi, mais en niant avoir l’avoir suggéré. Et certes, on peut penser aux extrémistes et fanatiques de l’ETA, ou de l’IRA, ou au Front National, ou aux partis d’extrême droite en Autriche ou en Belgique. Néanmoins, l’insinuation que ces sens pourraient se cacher est spécieuse. Car, à quoi pensent les Français, en juin 2007, lorsqu’on leur évoque des extrémismes et des fanatismes ? A ceux de l’islamisme, évidemment. Ce n’est pas à dire que les extrémismes de droite ne tuent pas dans l’Europe de 2007, mais ils sont tout de même moins prégnants dans les médias que tout ce qu’on nous présente des islamistes.

Ce qui m’a surtout frappé, dans l’interview, c’était l’extrême (si j’ose dire...) imprécision du langage de Lafaye, le manque de données précises, chiffrées, de références aux événements révolutionnaires, aux institutions, et, pour tout dire, son amateurisme. A l’écouter, on ne s’explique pas la position éminente qu’occupa Saint-Just, sinon par des éléments superficiels (sa beauté, sa prestance) ou ses talents oratoires. Rien n’est dit de sa pensée, de ses qualités de décision, de jugement, d’analyse, de synthèse. On voit un Saint-Just par le tout petit bout de la lorgnette. Or, par sa jeunesse, par sa précocité, qui ne sont pas sans évoquer d’autres esprits précoces - et souvent morts jeunes (Mozart, Rimbaud, Gallois, Pouchkine...), c’est toute la Révolution qui, par Saint-Just, fut comme traversée par l’éclair du génie. Ne retenir de lui que l’homme du fanatisme et de la guillotine, n’est-ce pas rabaisser la Révolution... et tout ce qui s’en réclame ? Mais est-ce fortuit dans la France d’aujourd’hui ?

Philippe Arnaud, "Les Amis du Monde Diplomatique" Tours


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