UN NOTRE MONDE - Alsace & Grand’Est

Outre-Ecoute I Les éperviers mentaux

Au-delà des paroles, j’entends des cris des carnassiers mentaux en quête de pâture.
mardi 5 juin 2007 par

Au cours de mon tête-à-tête avec les radios mondiales, il m’advient de me percevoir en contact, comme par médiumnité, avec de redoutables êtres psychiques assiégeant la planète, obsédant l’humanité, cherchant des peuples entiers d’esprits à subjuguer, à dévorer, à sahariser. L’ensemble des propagandes lancées simultanément jour et nuit sur tous les pays, sans jamais une seule seconde d’interruption, m’apparaît en ces moments changés en une volée d’oiseaux de proie, impatients de fondre sur des millions de cerveaux.

Au-delà des paroles, j’entends des cris des carnassiers mentaux en quête de pâture.
Ces vastes êtres parcourent inlassablement l’univers, se postent avidement sur le plus obscur village, guettent où qu’on aille. Ils assaillent avec une indicible ténacité tout esprit intact ; battus et rabroués mille fois, ils ne conviennent jamais de leurs défaites, espérant qu’une heure viendra où ils pourront surprendre en état de faiblesse l’âme inentamée et enfoncer en elle leurs serres.

Seul notre assassinat mental peut les rassasier ; ayant besoin pour leur démente faim de ce qui par définition n’est point mangeable, c’est-à-dire de l’esprit, ils rêvent d’établir sur tout ce siècle la dictature de la psychophagie.

Ils se sustentent de toutes nos inattentions à penser, s’engraissent de tous nos manquements à ce naturel génie de vivre que nous avons tous reçu ; ce qui surtout les nourrit, c’est de notre part, tout acte ou toute pensée impliquant du mal pour un autre.

Seuls les hommes très simples, tendant de toutes leurs forces au non-pouvoir, disant ce qu’ils pensent et pensant ce qu’ils disent, irréductiblement consubstantiels à leurs paroles, animés d’une bonne volonté rectiligne, sont innocents de ce surgissement d’éperviers mentaux, ne leur offrent rien qui puisse les entretenir. Seule une pureté de qualité métaphysique, inconnue des codes, des lois, des usages, les décourage définitivement, les dégoûte, leur fait perdre l’appétit.

Le sentiment qu’à travers les propagande se manifeste une puissance vorace explique le fait qu’instinctivement, en nombre chaque jour plus grand, des millions d’hommes refusent d’entendre l’appareil à fausse parole ; ils se détournent de l’indésirable cadeau que leur firent les savants, refusant les monstres avides qui rôdent autour d’eux : écouter une émission de propagande leur paraît permettre à des pilleurs de tenter une razzia contre leur faculté d’entendement [1]

*

En ces heures d’après-minuit où l’humanité dormante s’offre sans défense sous les fantômes, mon travail de nuit me fit songer, il y a déjà six ans, confusément :

« Le temps ne va plus nulle part. Les faits apparents sont innombrables et leur pression s’alourdit sur les coeurs ; ils tombent de plus en plus précipitamment, mais ce ne sont qu’aspects trompeurs pris par l’universelle tentative. Les peuples croient ne mourir que matériellement ; soixante millions d’hommes tués, tués pour la victoire du pire au cours du deuxième conflit mondial n’ont senti que ténébreusement l’étrangeté du cataclysme ; ceux qui périssent d’une mort plus profonde en ce moment ( et périr d’une mort profonde, c’est périr à la faculté de percevoir que la mort matérielle n’est rien) savent encore moins clairement ce qui s’accomplit en ces temps, car toute possibilité est donnée de dégrader les quelques infimes lueurs qui s’attardent encore ; le fait que des millions d’hommes sont tués dans les conditions les plus sottes et les plus ironiques, que des millions encore plus nombreux sont tués d’une mort qu’ils ne connaissent même pas, d’une mort qui les laisse apparemment vivants, automates de la personne spontanée qu’ils furent, décapitées et désensibilisés, le fait qu’on ne dit pas aux hommes que la mort en pleine vie à eux destinée en ces temps est une mort qui ne paraîtra pas la mort, mais qui mortellement les cadavérise, ce fait est le seul fait. »

« M’éveillant de mes veilles même, je vois un géant rongeur installé à son aise en presque toute conscience. Le pouvoir d’expression vient d’être ôté de la surface du globe ; aucun mot pour nommer la situation réelle où tous nous sommes. L’homme continue à remuer les lèvres, mais tout usage de sa parole vient de lui être enlevé. Il vogue en “chose d’homme” en des temps d’inouïe muetteté. Et l’homme ne veut toujours pas reconnaître que tous ses mots sont morts ; alors, on lui tue cent fois ces morts ; il ne veut toujours pas reconnaître que ces morts tués sont bien morts ; alors on les lui met de travers au bord de la bouche, cadavres absurdes, signes à l’envers, parodie ; et on lui dit : “Répète ! Répète ! Répète ! Tu n’es plus que répétition permanente de tous tes mots tués !” »
« Le caractère véritable de guerre de ce siècle m’apparaît : guerre dans le cerveau, guerre contre le cerveau. »

*

Prostré sous l’appareil où toutes les langues me deviennent en ces moments non-langues, j’assiste en un règne d’outre-écoute à une guerre dépassant nos guerres à nous, guerre nourrie de nos guerre à nous pour moquer nos guerres, guerre gloutonne de nos guerres, guerre où les ensanglantements véritablement recherchés sont de millions d’esprits saccagés, guerre blanche sans nom.
Oreilles closes, j’entends au-delà du déferlement des mots la muette mise à mort du Verbe."

Armand Robin, La fausse parole, Le temps qu’il fait, 2002, pp.39-42

[1Jacques Ellul : « L’opinion est d’autant plus sensible à la propagande qu’elle est plus informée (Je dis « plus » et non « mieux »).Plus ample est la connaissance des faits politiques et économiques, plus sensible, plus délicat, plus vulnérable le jugement. »(Propagandes, Armand Colin, 1962)


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