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Merci à Al-Faraby pour la transmission de cette analyse

Jeu politique à la mode

par Azmi Bishara député arabe israélien à la Knesset

mardi 27 décembre 2005

Ce qui est en train de s’imposer dans la démocratie parlementaire israélienne, c’est la subordination du parti politique à la personnalité politique. Aujourd’hui le jeu politique en Israël consiste pour chaque politicien à faire tout ce qui est en son pouvoir pour garder sa place, ou trouver une place, ou se mettre en position de participer à la prise de décision, ou de manoeuvrer afin de paraître participer à la prise de décision.

La création d’un nouveau parti par Sharon n’a pas provoqué de tremblement de terre en Israël ; il exprime en fait une mode et un comportement qui ont prévalu dans la droite israélienne depuis la première Intifada. Des secteurs importants de la droite israélienne sont arrivés à la conviction qu’Israël a besoin de la construction d’un pseudo-Etat Palestinien afin de sortir d’une situation démographique difficile. Cette conviction, cependant, se heurte très vite aux conclusions selon lesquelles la création d’un Etat Palestinien demande le retrait israélien dans les frontières d’avant-juin 1967, le démantèlement de toutes les colonies et la reconnaissance du droit au retour.
Sur la façon d’appréhender ces questions, le parti de Sharon est sur la même ligne que Washington, telle que Busch l’a exprimée dans sa lettre de garanties envoyée à Sharon en avril 2004. [Ce nouveau parti] représente mieux ces idées que le nouveau Likud reconstruit avec ses avocats acharnés de la colonisation, comme Moshe Feiglin, et ses nouveaux idéologues qui retapent la ligne du parti pour préparer le face à face entre Netanyahu et Sharon. La création d’un nouveau parti, comme Kadima [en avant], à la veille des élections à la Knesset et après des années de débats et de désaccords mis à la surface par le retrait unilatéral [de la bande de Gaza], est tout à fait valide du point de vue des partis politiques. Ce qui n’est pas valide, c’est la conclusion que Sharon aurait changé et qu’il s’agit d’un tournant en Israël vers une solution juste et définitive pour la cause palestinienne. Encore moins légitime est la tentative de donner un lustre idéologique à la faiblesse du monde Arabe en déclarant que Sharon aurait changé et que les Arabes ont aujourd’hui une opportunité qu’ils ne doivent pas laisser passer. Ce genre de considération est la dernière marotte des familles régnantes dans les Etats Arabes si l’on se fie aux récentes déclarations et « analyses » publiées par leurs dirigeants dans la presse ; ces Etats seraient dans l’alternative suivante : soit saisir l’opportunité présentée par le « nouveau » Sharon, soit mettre ses espoirs dans le nouveau chef du parti travailliste Amir Peretz. Nous aurons cependant d’autres alternatives pour résoudre cette question ; pour le moment nous allons nous concentrer sur ce qui n’est pas légitime du point de vue de la théorie de la démocratie.

Ce qui est en train de s’imposer dans la démocratie parlementaire israélienne, c’est la subordination du parti politique à la personnalité politique. Aujourd’hui le jeu politique en Israël consiste pour chaque politicien à faire tout ce qui est en son pouvoir pour garder sa place, ou trouver une place, ou se mettre en position de participer à la prise de décision, ou de manoeuvrer afin de paraître participer à la prise de décision. Les frontières des partis politiques, des plateformes, des positions idéologiques et autres considérations qui devraient être la base de l’élection d’un candidat d’un parti au parlement sont maintenant secondaires.

Le phénomène dont nous parlons ici n’a rien à voir avec des personnalités sortant de l’ordinaire ayant gagné la célébrité politique en vertu de leur charisme ou par des réalisations exceptionnelles. Nous parlons plutôt de politiciens au long cours qui ont fait de leurs ambitions personnelles et professionnelles le moteur de leur activité politique, sans considération pour les partis politiques ou leurs lignes idéologiques. Et tandis que se poursuit ce phénomène rampant, la tâche du journaliste est devenu de suivre ou d’anticiper les mouvements du politicien. Tel député va-t-il quitter son parti ou rester ? Le parti Y va-t-il le prendre sur sa liste ? Et si c’est le cas, sera-t-il élu au parlement ou restera-t-il au gouvernement auquel il participe - son succès dans la recherche de telle ou telle position étant une fin en soi plutôt qu’un moyen de faire la promotion d’un programme de parti ?

Ces retournements sont devenus le pain quotidien de la presse avec son opéra bouffe pénible et exhibitionniste. Mais produire de telles comédies politiques peut s’avérer un art difficile qui atteint ses sommets en période électorale. Les gens vont un soir ce coucher « avec une certaine carte politique » et se réveillent le matin qui suit en apprenant par les informations que tel ou tel politicien, dont le maquillage durci cache les cernes sous les yeux après une nuit sans sommeil, annonce qu’il ou elle a décidé de changer de parti. Les spectateurs prétendent savoir à quel parti appartenait le politicien auparavant, tandis que le spectacle manipule l’interview de façon à ce qu’il devienne évident que le politicine a changé de camp non pas parce que le parti travailliste aurait été trop à gauche ou le Likud trop à droite, ou pour n’importe quelle autre raison d’ordre idéologique, mais tout simplement parce que le ou la député(e) veut simplement conserver son siège au parlement, car le maintient de sa présence serait crucial (bien que ce soit avant tout crucial pour la poursuite de sa carrière politique). Personne n’est décontenancé par un tel déballage des ambitions du politicien. Le scandale, tel qu’il est, est plus insipide que la tasse de café qui a refroidi tandis que le show politicien se déroulait. Le politicien en question sait bien - et les journalistes le savent bien aussi - que son premier désir est de s’accrocher à son siège parlementaire quels que soient les moyens à utiliser.

Une rupture soudaine dans les allégeances partisanes peut être présentée comme une « nouvelle de première », mais en fait de telles anomalies sont devenues monnaie courante dans la vie politique israélienne. Lorsque, peu de temps après les élections de 1977, Moshe Dayan a rompu avec le parti travailliste pour rejoindre le Likud et devenir ministre des affaires étrangères sous la direction de Menahem Begin, cette rupture avait causé un choc dans la vie politique qui avait mis plusieurs mois pour se calmer. Dayan était un meneur de façon évidente et à plus d’un titre. Mais de nos jours le business des ruptures d’allégeances parlementaires est devenu le nouveau jeu à la mode, et cette façon de faire exprime non seulement l’émergence d’un nouveau comportement politique mais aussi le déclin politique et moral de la société dans son ensemble.

La démocratie parlementaire est fondée sur la compétition et parfois sur l’affrontement des idées politiques et des programmes, lesquels s’expriment par le biais de partis politiques qui rivalisent les uns avec les autres par la voie électorale pour obtenir une majorité des sièges au parlement, afin de mettre en place un gouvernement et promouvoir les décisions nécessaires pour que leurs idées et programmes soient appliqués. Les hommes et femmes politiques, selon ce concept, représentent leurs partis respectifs, lesquels essaient de les faire élire au parlement dans le but de faire concrétiser leurs objectifs. Ce représentant, comme justement le terme lui-même le spécifie, n’est pas un membre individuel du parlement et qui agirait comme bon lui semble. Il appartient à un bloc parlementaire, et cette affiliation détermine quand il peut prétendre à une rémunération, à combien cette rémunération peut s’élever et détermine même la place qu’il peut occuper au parlement. Généralement, les parlements ont aussi des règles et conditions qui définissent comment et quand un représentant peut quitter son groupe et en créer un nouveau.

Evidemment, ces conditions sont basées sur le présupposé que les membres du parlement sont libres de changer d’affiliation partisane si une évolution dans leurs positions politiques le justifie. En fait cette attitude dans ces circonstances est non seulement légitime mais c’est aussi un devoir, car les partis politiques n’ont de sens qu’à la condition que ses membres souscrivent à ses vues et à ses positions ; tout spécialement dans le fait des sièges au parlement, ceux-ci ne sont pas la propriété de députés individuels mais celle des partis qui ont appelé à voter pour ces mêmes députés. Ces règles s’appliquent dans le cadre des élections municipales où la personnalité ou la réputation d’un candidat joue un rôle majeur. Mais c’est encore plus important dans un système de représentation proportionnelle pour les élections législatives où la compétition se situe plus entre des listes de partis rivaux qu’entre des candidats individuels.

Cependant, ce n’est pas ainsi que les choses fonctionnent en Israël, où le culte de la célébrité remplace les idées et les principes dans les partis politiques, et où les partis politiques importent des vedettes de l’armée, des personnalités de la presse, des magnats des affaires et des professseurs d’université qui sont prolixes en proclamations mais faibles en production intellectuelle de façon à mieux coller au public. Ici réside une autre facette des partis politiques et de leur crise morale en Israël. Le besoin d’importer des célébrités signifie que le parti est incapable de sortir de ses rangs des figures aptes à gagner le public, et que ces partis doivent alors avoir recours des spécialistes pour gagner des voix, ces « contractuels » manquant de la stature d’homme d’état et de l’expertise nécessaire pour diriger la nation. Ceci est très éloigné de ce qui un moment a prévalu en Israël, lorsque des intellectuels de premier plan, des écrivains et politiciens restaient loyaux au parti de leur choix ou au moins à sa plateforme, quand ils ont émergés des rangs de ces partis au moment où ils étaient considérés comme des représentants éligibles au parlement. Les partis politiques n’étaient alors pas considérés comme un endroit où on joue au jeu de « gratte mon dos et je gratterai le tien » entre une organisation avide de notoriété et des individus affamés de renommé pour lesquels un parti politique n’est rien de plus qu’un moyen pour se catapulter sous les feux de l’actualité et atteindre d’autres buts personnels.

Le seul facteur qui pourrait peut-être limiter l’impact sur « la démocratie juive » du déclin des partis politiques en Israël, c’est que ces ruptures et retournements dans les allégeances partisanes se situent à l’intérieur du même cadre tribal et des mêmes articles de foi sionistes. Mais alors dans ce cas nous devrions arriver à la conclusion qu’il ne s’agit pas ici de démocratie parlementaire mais d’un autre système de partis, ou qu’une idéologie dominante permet tous ces mouvements à l’intérieur du cadre qu’elle fixe en agissant comme une colle permettant à tout le système de ne pas s’effondrer. Dans les deux cas, cette situation rend les choses faciles pour qui se fait l’avocat de la transformation du système exécutif dans lequel les partis deviendraient moins significatifs et moins influents, et d’élections parlementaires où les individus auraient plus de poid. Dans tous les cas, ces choix seront faits par ceux qui appartiennent à la tribu ; les Arabes [israéliens] sont en effet complètement en dehors du jeu.

Une des manifestations de la crise des partis politiques et de la domination des préoccupations d’images médiatiques par rapport aux contenus programmatiques et à l’action, est la façon dont le parti travailliste, après l’attaque à la bombe de Netanya, a serré les rangs avec un étalage d’anciens généraux et de chefs de la sécurité. « Si nous gagnons contre Sharon et Mofaz », disent ces candidats aux électeurs, « Israël sera en de bonnes mains ». Le risque n’est pas qu’Israël tombe en de mauvaises mains - Dieu nous préserve - si l’autre clan gagnait, mais pour le parti travailliste il s’agit de rassurer l’électorat israélien en montrant qu’il n’est pas aussi modéré qu’il pourrait paraître. Précisément pour cette raison, Peretz conduit la barque en présentant son parti comme le plus soucieux de la paix et le plus pacifique, tout en le présentant, s’il arrive au pouvoir, comme le mieux disposé à user de la violence contre le « terrorisme » car le monde sera plus compréhensif s’il est obligé d’avoir recours à cette violence. Tout devient possible dans une campagne électorale qui obeit aux demandes des caméras de télévision plutôt qu’aux doctrines politiques des partis. Même le soit-disant « esprit de colombe » du parti travailliste peut se transformer en cri de guerre. Peretz est devenu celui sur lequel se portent les espoirs dans un monde Arabe divisé entre « les réalistes » qui roulent pour Sharon et « les non réalistes » qui adorent Peretz.

Dans le journal Haaretz daté du 5 décembre, Reuben Pedatzur a remarqué que rien ne pouvait être plus dangereux pour les israéliens que la combinaison des élections à venir et des discussions autour du budget de la sécurité. « Il apparaît soudain qu’Israël fait face à une immense et imminente menace pour son existence, et que pouvoir y faire face nécessite deux choses : augmenter le budget de la sécurité et élire Ariel Sharon ». Cette menace imminente qui demande la réélection de Sharon vient apparemment d’Iran. Jouant sur ce thème, le chef des services d’espionnage de l’armée, Aharon Zeevi, a déclaré que si le programme nucléaire iranien n’était pas stoppé d’ici mars 2006, il serait alors « trop tard ». Comme preuve du péril en provenance de cette direction, il cite l’acquisition par Téhéran d’un système de défense anti-missiles, l’amélioration de la précision des missiles syriens et le progrès « stupéfiant » des Iraniens dans le developpement de leur missile Shihab.

Il n’y a rien de neuf dans l’alarmisme anti-iranien à part le fait que cela coïncide avec la campagne électorale pour les élections à la Knesset et avec les discussions sur le budget de la sécurité. Mais justement à cause de cette coïncidence, nous entendons Netanyahu appeler à une frappe militaire sur l’Iran, même s’il sait pertinemment qu’Israël n’est pas en position pour le faire, et nous voyons Sharon et Shimon Peres lors d’une conférence de presse essayer de faire mieux l’un que l’autre. Mais rien de tout ceci n’arrive à la cheville d’Ephraim Sneh, le conseiller en sécurité de Peretz, et de sa persistante et systématique incitation à la violence contre l’Iran.

L’Iran développe depuis quelques temps un programme d’armement nucléaire, leur missile Shihab-3 est utilisable depuis le test réussi du 11 août 2004, et Téhéran a acheté à la Russie un sytème de défense anti-missiles. Mais aucun de ces éléments ne bouleverse les rapports de force régionaux du point de vue d’Israël. Plus important, Sharon sait qu’Israël est bien incapable, même avec ses derniers-nés de l’aviation militaire, de frapper des cibles à 1700 kilomètres, et que dans tous les cas le monde a changé et que l’Iran a bénéficié de l’expérience de l’Irak. Par-dessus tout, il doit réaliser que les illusions créées par un tel cliquetis de sabre sont très dangereuses pour son propre camp.

A la fin des années 1990, les services d’espionnage militaires israéliens ont commencé à lancer des cris d’alarme selon quoi Téhéran aurait l’arme nucléaire dans les 5 années à venir. Ces 5 années à venir ne sont toujours pas terminées... Il y a 2 ans, le ministre de la défense Shaul Mofaz proclamait qu’en 2004 le programme nucléaire iranien aurait atteint le point de non retour. Aujourd’hui, les officiels de la sécurité pensent utile de repousser cette date à mars 2006. Evidemment, la possession imminente de l’arme atomique par Téhéran doit rester une menace imminente de façon permanente... Mais alors ce n’est un secret pour personne que depuis 1973 les services d’espionnage ont rédigé leurs rapports de façon à coller à ce que les gouvernements israéliens voulaient entendre.

La réalité est que les agences d’espionnage israéliennes, comme les agences occidentales, n’ont pas assez d’informations sur les progrès réalisés par l’Iran avec son programme nucléaire. L’iran peut avoir ou non l’arme atomique. Si c’est le cas, Israël devra probablement se faire à cette idée. En attendant, les élections à la Knesset et le tour militariste que prennent les débats, concordent pour rendre aussi grand que possible « le péril iranien ». Cet alarmisme sécuritaire et cette incitation du public à l’hystérie se combinent pour donner un jeu très dangereux.

Azmi Bishara est député arabe israélien à la Knesset