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Pédagogie

Antisémitisme : quelques points sur certains « i »

par Philippe Arnaud que nous remerçions pour son travail de recherche et son incessante quête de la vérité

dimanche 26 février 2006

Chers tous,

Ce matin, sur France Inter, lors d’une chronique à 7 h 50, une journaliste exprimait quelques réserves sur « l’unanimité » qui s’est manifestée, hier, en France, à propos du caractère antisémite du meurtre d’Ilan Halimi. Il est certain que les médias ont été échaudés par un certain nombre d’affaires passées (par exemple celle du RER D) où des délits ou des attentats prétendument motivés par l’antisémitisme se sont avérés soit imaginaires, soit inspirés par de tout autres raisons. A cet égard, je souhaite rappeler, en développant un peu, ce que j’écrivais précédemment, le 18 novembre 2003, après l’attentat contre l’école juive de Gagny.

Il me semble en effet, en France, que les termes « antisémitisme » et « antisémite » sont historiquement connotés, et, de ce fait, présentent des caractères précis. Je ne veux pas me lancer dans une histoire de l’antisémitisme en France depuis ses origines (notamment au Moyen Age, où les foules se précipitaient sur les juifs en cas de peste, ou se « faisaient la main » sur eux avant de partir en croisade). Aujourd’hui, en 2006, l’antisémitisme est beaucoup plus marqué par des événements récents qui, s’ils datent de plus de 60 ans, n’en continuent pas moins à marquer les mentalités. Ces événements présentent certains caractères que je souhaite exposer ci-après.

1. Caractères temporels. Ils vont de 1894 (début de l’Affaire Dreyfus) à 1945 (procès des dirigeants et penseurs de la Collaboration, dont Maurras et Brasillach). Avant 1894, l’antisémitisme est soit populaire et épidermique, soit intellectuel et peu répandu, soit ecclésiastique (plutôt de la part des catholiques que des protestants). Après 1945, il a perdu toute expression légale. La période de juin 1940 à août 1944, où l’antisémitisme fut d’Etat, présente un caractère un peu particulier. D’une part, elle ne peut être mise tout à fait sur le même plan, puisqu’il s’agissait d’une période de guerre, où les Français étaient doublement soumis, à la fois à l’occupant allemand et à un régime non démocratique. Mais, d’autre part, cette période, où l’antisémitisme fut d’Etat, c’est-à-dire soutenu par l’ensemble de la machine administrative (Justice, Police, Ministère de l’Intérieur, Préfectures, Instruction Publique, Radio, Journaux, etc.) ne fut telle que parce qu’elle représenta la cristallisation et la concrétisation des 50 années précédentes. Il n’est pas exclu que les diatribes de la radio, les articles des journaux, les expositions, répétés ad nauseam, n’aient fini par laisser des séquelles dans les cerveaux, y compris jusqu’à nos jours, où ceux qui ont connu la dernière guerre sont encore assez nombreux à être vivants.

2. Caractères géographiques. De 1894 à 1944, l’antisémitisme est présent depuis Paris jusqu’au plus petit village de France (nous passerons les variantes géographiques). Or, aujourd’hui, lorsqu’on l’invoque, c’est à l’égard de populations issues d’Afrique ou du monde musulman, pauvres, et souvent confinées dans les quartiers défavorisés des villes, les grands ensembles de ces dernières.

3. Caractères sociologiques. De 1894 à 1944, l’antisémitisme touche toutes les couches de la société : les riches et les pauvres, les salariés et les petits commerçants, les fonctionnaires et les professions libérales, les paysans (un hameau du Loiret s’appelait encore récemment Mort aux juifs) et les artisans, les militaires et les ecclésiastiques.

4. Caractères culturels. De 1894 à 1944, l’antisémitisme a bénéficié de l’appui des intellectuels les plus connus de France, des académiciens, des écrivains, de certains « philosophes ». Il a suscité des livres, des brochures, des traités, des pièces de théâtre, des poèmes (mauvais, certes, mais connus) des chansons, des films. Et toutes ces manifestations se déroulaient publiquement, légalement, sans être empêchées, sans être interdites. Des statues, des monuments furent érigés (dont l’un en hommage au colonel Henry).

5. Caractères institutionnels. De 1894 à 1940, l’antisémitisme a donné lieu à des élections dont certains candidats pouvaient se réclamer ouvertement de l’antisémitisme, à toutes les élections possibles : municipales, cantonales, législatives, sénatoriales. Des candidats furent élus en se présentant comme antisémites. Des journaux, magazines, périodiques, tirés à un très grand nombre d’exemplaires (Gringoire, Je suis partout, La libre parole) étaient diffusés dans toute la France uniquement pour porter des propos antisémites, de la première ligne jusqu’aux petites annonces.

6. Caractères langagiers. De 1894 à 1945, les termes les plus insultants ont été utilisés contre les juifs, oralement ou par écrit, dans des journaux, des tribunes officielles, des tribunaux. Entre ces deux dates, on allait rechercher, dénicher, dénoncer l’origine des gens (souvent d’Europe centrale), qui avaient francisé leur nom ou qui, tout en portant un nom français à connotation juive, rajoutaient, retranchaient ou changeaient une lettre de ce nom. De nos jours, ces jeux douteux sont uniquement le fait de Jean-Marie Le Pen ou de ses séides, qui prennent néanmoins des précautions de Sioux pour ne pas se faire pincer. A l’inverse, avant 1944, ces dérives n’étaient jamais punies, et il ne serait d’ailleurs jamais venu à l’esprit de personne de les poursuivre devant les tribunaux.

7. Caractères officiels. De 1894 à 1945, l’antisémitisme reçut la caution de l’Eglise, peut-être pas officiellement (rappelons que l’Action française fut condamnée par le pape), mais de ses clercs (curés, ordres réguliers, prélats), de ses journaux, de ses institutions laïques sans que cela eût donné lieu au moindre rappel à l’ordre. Dans la même période, l’Armée avoua ouvertement son antisémitisme et agit en conséquence. N’oublions pas qu’il y a quelques années, un officier (d’ailleurs vite sanctionné) avait été un négationniste de l’Affaire Dreyfus.

Que conclure de cela ? Que, pendant un demi-siècle (dates rondes), la France fut officiellement et profondément antisémite, quelle que fût la coupe (comme on fait une coupe géologique) qu’on choisissait pour examiner la société. Il n’en va pas de même aujourd’hui, où les milieux stigmatisés comme antisémites (jeunes, arabes ou musulmans, pauvres, peu instruits, peu formés) n’exercent qu’une influence très très limitée (économique, culturelle, politique, sociale) sur la société française.

De la même façon qu’on dit qu’il n’existe pas d’amour, mais seulement des preuves d’amour, on devrait dire qu’il n’y a pas d’antisémitisme mais des preuves d’antisémitisme. Peut-on jeter un bref regard sur ces preuves ?

Les mots : il n’y a plus, aujourd’hui, dans les médias ou dans les livres, de ces propos outrageants sur les juifs, qui existaient avant 1944 dans les journaux. On ne va plus chercher l’origine des gens. Quoi que... Il persiste, aujourd’hui encore, des « fidèles » qui maintiennent la tradition, notamment Emmanuel Ratier, dans sa feuille « Faits & Documents ». L’auteur a une double obsession : celle des juifs et celle des francs-maçons (et il n’est jamais aussi heureux que lorsqu’il arrive à les conjoindre). Ses publications sont remplies des plus petites réunions de loges perdues de province. Il va dénicher, derrière des noms fleurant bon le terroir français, l’arrière-petite-fille d’un émigré du ghetto d’une bourgade perdue de Galicie. En tant que tel, il s’inscrit bien dans la tradition inaugurée en 1894. Il reprend, en l’occurrence, la suite d’un autre antisémite, qui s’appelait Henri Coston, et qui, lui aussi, accumulait ses « petites fiches ». Mais, là, il s’agit d’un antisémitisme bien « gaulois » (pour reprendre des termes familiers à l’extrême droite).

Cet antisémitisme « de chez nous » existe toujours dans la société. Il y a quelques années, Jean-Marie Le Pen, ainsi, avait jeté en pâture à un de ses auditoires, un certain nombre de noms d’artistes (peintres, musiciens) ou d’écrivains, dont les styles, les thèmes ou les tempéraments n’avaient rien à voir entre eux. Ils n’avaient juste en commun... que d’être juifs. Il y a encore quelques années, sur mon lieu de travail, ou lors de dîners avec des tiers, en prêtant l’oreille, je pouvais encore entendre des propos tels que : « Mais, Untel, il ne s’appelle pas réellement Rochebrune, mais Bronstein, et ses grands-parents venaient de Tchécoslovaquie... ». Et ces propos étaient tenus par des gens aux noms bien français, implantés sur le territoire depuis au moins Charles Martel.

Les mesures ou les comportements : à l’époque du gouvernement de Vichy, les juifs n’avaient pas le droit d’exercer certains métiers, de fréquenter certains lieux (cinémas, théâtres, restaurants), de sortir à certaines heures, et devaient porter un signe distinctifs (étoile jaune). Ils n’avaient pas non plus le droit de se marier avec des non-juifs. En l’occurrence, ces interdits et ces obligations rappelaient ceux de l’Ancien Régime ou ceux du Moyen Age, où les juifs étaient confinés en certains lieux et à certaines professions. Ces mesures étaient celles par lesquelles se manifestait l’antisémitisme, puisque, eu égard à leur origine, les juifs étaient limités dans leurs libertés. Ces mesures, qui manifestaient l’antisémitisme des sociétés d’Ancien Régime (ou du Moyen Age) étaient des mesures « de droit ». Il n’existe plus, aujourd’hui, en France, de telles mesures, « de droit », à l’égard de quiconque. Il n’en existe plus, « de droit »... mais il en existe « de fait ». Lorsqu’un patron refuse un stage à un élève parce qu’il s’appelle Mohamed, lorsqu’un entrepreneur rejette la candidature d’Ali, lorsqu’un propriétaire ne veut pas d’un Hassan comme locataire, lorsqu’un portier de discothèque laisse Rachid poireauter à l’entrée de son établissement, lorsque Yann se fait systématiquement contrôler ses papiers (alors qu’il n’est même pas Noir, mais seulement métis de Martiniquais !), lorsque Mamadou, en panne de transport, voit défiler devant lui soit les taxis (qui accélèrent à sa hauteur), soit les automobilistes - lorsqu’il fait de l’auto-stop - qui regardent droit devant eux (ou ralentissent pour lui adresser un bras d’honneur), lorsqu’un père de famille dit à sa fille : « Je ne veux plus te voir fréquenter Amar », ce n’est pas l’Etat qui édicte des règles, c’est la société qui suit des comportements. Mais, dans les faits, le résultat ne revient-il pas au même ?

Comparaisons : ces mesures discriminatoires sont celles qui font précisément l’objet des « testings », aujourd’hui admis en justice. Mais, si l’on peut dire, elles ont toutes une base. Un Noir (étranger ou originaire des DOM) a une tête... de Noir. Un Arabe... a une tête d’Arabe (mais pas toujours, il faut se méfier, certains sont presque normaux !). En revanche, même sans moustaches, même sans teint basané... il a bien un nom d’Arabe. En revanche, les juifs... n’ont pas des têtes de juifs. Et, pire encore, ils n’en ont même pas les noms ! Pour savoir s’il existe une discrimination envers les juifs, il faudrait établir si des juifs ont été interdits de stage, refusés à une embauche ou à un concours administratif, mis à la porte d’une discothèque, contrôlés dans le métro, tabassés dans un commissariat, empêchés de louer un appartement ou d’acheter une maison, non acceptés dans un taxi, soit au vu de leur faciès (?), soit à l’énoncé de leur nom, c’est-à-dire s’ils ont été discriminés en tant que juifs.

A cet égard, je ne dispose pas de données établissant la répartition des juifs dans les strates de la société française ou dans les professions. Mais (en l’absence de preuves contraires produites par les intéressés) je peux supposer qu’il s’en trouve un peu partout, à l’instar des catholiques ou des protestants, à proportion de leur nombre et de leurs mérites. En revanche, si l’on trouve des Arabes ou des Noirs également dans tous les métiers ou tous les milieux, il s’en trouve un peu plus souvent dans les quartiers pauvres ou dans les prisons (ou dans les gardes à vue). De ce point de vue, pour reprendre un mot célèbre, ils sont plus égaux que les autres.

En conclusion, j’éprouve une certaine difficulté à accoler le terme « antisémitisme » à des comportements d’une partie de la société qui ne possède ni pouvoir économique, ni pouvoir politique, ni pouvoir intellectuel, ni pouvoir culturel, c’est-à-dire très peu de moyens d’action ou d’influence sur la société française. En revanche, la perception des juifs à l’intérieur des Français bien « de souche » s’est formée, ce me semble, parallèlement au développement et à la création des grands Etats européens au XIXe siècle : Second Empire et Troisième République en France, Double Monarchie en Autriche-Hongrie et IIe Reich en Allemagne*. A l’époque, l’image du juif, c’était plutôt celle du banquier (vraie ou fantasmée), et, plus encore, celle de l’intellectuel. Il me semble d’ailleurs que cette image est celle qui a le plus contribué à entretenir la haine antisémite (bien plus que celle du banquier) en ce que l’intellectuel juif était perçu comme celui qui voulait subvertir les valeurs de la société chrétienne. Les noms de Marx ou de Freud, à cet égard, sont symboliques. Et il est vrai que dans la Vienne des années 1880 à 1920, par exemple, une grande partie du monde intellectuel était juif - de la même façon que les premières défenses de Dreyfus ne vinrent pas de la gauche mais du monde intellectuel (pas spécialement juif, d’ailleurs). Je doute néanmoins que, dans leur appréciation des juifs, les jeunes de banlieue (d’origine arabe, noire ou musulmane de toute origine), fassent valoir l’influence dissolvante et délétère sur la société française (et chrétienne) des oeuvres de Freud, de Kafka, d’Hofmannsthal, de Malher ou de Wittgenstein... Je ne jurerais pas, en revanche, que ces idées-là ne rôdent pas toujours dans l’esprit de quelques « bons Français »...

S’il existe effectivement (ce qui serait à démontrer) une mauvaise image (ou une représentation péjorative) des juifs parmi les populations issues de milieux musulmans ou africains, elle est sans doute plus à chercher dans le conflit israélo-palestinien (ou dans le soutien des Etats-Unis à l’Etat d’Israël) que dans la tradition française, remontant au moins au Moyen Age. Les mesures à prendre contre les délits ou les crimes issus de ces milieux relèvent d’une tout autre logique que les dérives ou les calembours douteux d’un Jean-Marie Le Pen ou les négationnismes de Pierre Vial, de Robert Faurisson ou de Bruno Gollnisch. Le cancer et les maladies cardio-vasculaires sont deux types d’affections également graves. Mais les uns et les autres sont nommés différemment et relèvent de thérapeutiques différentes.

Bien à vous

Philippe Arnaud
Tours

* Je me suis inspiré, pour une part, du livre de Jean-Denis Bredin sur « L’Affaire » (Dreyfus bien entendu).