Accueil > Sociétés Civiles à Parlement Européen > Archives > Français > L’homme fort et le criminel de guerre

Karma Nabulsi - The Guardian, publié le mardi 10 janvier 2006

L’homme fort et le criminel de guerre

jeudi 19 janvier 2006

http://www.miftah.org/Display.cfm?D...
Traduction : Claude Zurbach
en français : http://www.protection-palestine.org/article.php3?id_article=2004

* Karma Nabulsi enseigne en politique au au collège St Edmund Hall à Oxford et est une ancienne représentante de l’Organisation de Libération de la Palestine

Sharon n’est pas un homme d’état et ses motifs ont toujours été limpides : conquérir par les moyens militaires. Chacun sait que Sharon a un lourd passé. Pour nous, Palestiniens, pour moi en tant que Palestinienne, il représente notre sombre présent. L’entière destruction de notre sociéré civile et politique ces cinq dernières années évoque l’omniprésence de Sharon.

Massacres de Sabra et Shatila - Beyrouth, septembre 1982

Le moment où Sharon a pénétré en l’an 2000 le Haram al-Sharif pour mettre en lumière son retour en politique — cet instant qui a déclenché notre révolte contre tout ce qu’il représentait et qui marquait son début de retour au pouvoir — ce moment donc était l’essence même de sa personne, de son rôle de conquérant impitoyable et implacable.

Avec le retour de ce personnage, nous étions perdus, à nouveau, et personne ne pouvait assister à ce retour sans opposer une résistance active et quotidienne face au sort qu’il nous réservait. C’est ce moment [l’entrée de Sharon sur le Haram-al-Sharif] qui m’a amenée à me mobiliser à nouveau dans le domaine de la politique.

Ayant vécu à Beyrouth avec ma famille et mes amis, puis ayant travaillé, et combattu, et survécu à l’invasion israélienne du Liban que Sharon a planifiée et réalisée au printemps et à l’été 1982, je n’avais aucun doute sur le sort qu’il nous préparait lorsqu’il a entamé son retour au pouvoir. Et cela s’est passé ainsi : en février 2001, dans les trois jours qui ont suivi son élection comme premier ministre, il a à nouveau montré en Cisjordanie et à Gaza son savoir-faire, une délirante répétition de ses pratiques au Liban 20 ans plus tôt : l’assassinat et la destruction des combattants, des comités locaux de défense, des camps de réfugiés. Des femmes, des enfants, des jeunes gens : tués. Nos immeubles détruits. Notre infrastructure institutionnelle, nos archives, notre art : brisés, disparus. Et bien sûr, nos dirigeants encerclés et asssiégés.

S’il tuait notre chef, croyait-il, il détruirait notre aspiration collective à la liberté et à une Palestine indépendante. Sa vision de notre destin était tout simplement de proportions apocalyptiques ; il n’était ni homme politique ni homme d’état. Pour nous, il n’a jamais été qu’un aventurier et un classique conquérant militaire - nous ne l’avons jamais trouvé « sujet à controverses » ni ses motifs opaques. Il ne nous a jamais laissé nous interrogeant. Ses pratiques, ses buts, ses intentions étaient rendues évidentes par ses façons de faire. Chaque Palestinien, homme, femme ou enfant ont vu, ont vécu ou sont morts sous cette vision et chacun d’entre eux à clairement compris de quoi il en retournait.

Mais lors de la nouvelle guerre lancée par Sharon contre notre peuple, la génération de 1982 à laquelle j’appartiens et qui était dispersée aux quatre coins du monde, était loin de pouvoir faire quelque chose d’utile et était même encore plus impuissante que par le passé. Ainsi pour ceux d’entre nous qui avaient combattu dans ces anciennes batailles et qui était toujours vivants, le retour de Sharon signifiait quelque chose de plus cruel que simplement remettre en mémoire ces jours-là et combien d’amis avaient alors été tués. Il changea le regard que nous avions sur ce que nous avions fait, notre chance, nos motivations, et combien nous avons été incapables de l’arrêter lorsque nous étions plus jeunes.

Sharon a tout déterminé pour nous : jeune, ou vieux, en exil ou à la maison, dans une prison israélienne ou sous occupation. Il est emblématique de notre condition ; pire qu’emblématique, c’est son poing même que nous ressentons. Depuis ce jour j’ai été incapable de supporter son image à la télévision et je dois écarter de mes yeux la lourde présence de cet avatar - personne d’autre ne provoque chez moi une telle réaction.

Je sais que ce que j’éprouve l’est aussi par les Palestiniens où qu’ils soient, particulièrement parmi les survivants des massacres de Sabra et Chatila dont, ne l’oublions pas, il s’est rendu coupable, même d’après un tribunal israélien, la Commission Kahane. Ils recommandèrent que Sharon ne soit jamais autorisé à revenir aux affaires publiques.

Pour nous, sa mission a toujours été la même : tuer notre résistance, nos organisations, notre solidarité, nos institutions, et pardessus tout notre mouvement de libération nationale. Il n’a jamais voulu que nous ayons une structure nationale, son désir était de nous réduire en petits groupes querelleurs, enfermés dans sa prison désorganisée, désintégrée ou cooptée ; il a activement travaillé et de façon provocante (et avec soin) pour parvenir à ce tel état d’appauvrissement de la vie publique et privée de notre peuple.

Il utilisa pour cela les moyens d’acier des militaires : assassinats, emprisonnements, invasions militaires violentes. Il nous voyait comme une société devant être réduite à un état anarchique : diminuée, violente, misérable, détruite, peureuse, menée par des milices, des gangs, des religieux idéologues et extrémistes, cassée en une multitude de groupes ethniques et tribus religieuses, et dotée de collaborateurs cooptés. Regardez l’Irak d’aujourd’hui : c’est ce qu’il a prévu pour nous, et il est presque arrivé à ses fins.

Sa grande compétence était de rompre les cessez-le-feu dès qu’il se sentait poussé à faire une concession politique allant dans le sens de la paix, provoquant d’inévitables répliques qu’il pouvait alors utiliser pour avancer ses objectifs militaires, étendre librement la colonisation, exproprier le quartier arabe de Jérusalem-Est et la Cisjordanie. Il ne s’est jamais soucié de Gaza qui était pour lui une question purement militaire. Il gagna le fait qu’internationalement personne ne contesta en retour [du retrait de l’armée israélienne et des colons du territoire de la Bande de Gaza] son contrôle de la Cisjordanie (ce qui était aussi un de ses objectifs). Ce retrait était un geste vide dans tous les cas : en pratique [la Bande de Gaza] est toujours contrôlée par Israël, mais tourne maintenant à la tragédie dans des proportions déchirantes et risque de devenir une zone ravagée, corrrompue au-delà de la description par la terrible dévastation imposée par le rôle funeste joué par Israël depuis 1967.

Nous Palestiniens voyons bien comment il comprend l’Ouest, jusqu’où il peut l’amener - il a une capacité magique à mesurer quelle pourrait être la réponse a ses violations de la décence la plus élémentaire et de la loi internationale, jusqu’à quel point il peut aller. Il essaie, et teste les limites de ses actes : y aura-t-il un feu rouge ? Les américains l’arrêteront-ils ?

Je l’ai vu à l’oeuvre, jour après jour durant l’invasion du Liban en 1982, depuis Beyrouth assiégée et en flammes. Chaque fois il a rompu un cessez-le-feu, brisant la parole donnée aux américains. Et nous, de l’autre côté de l’équation, attendions, le cœur au bord des lèvres, une protection internationale, une intervention, n’importe quelle aide qui ne nous laisserait pas à sa merci. Combien de fois ces dernières années a-t-il rompu un cessez-le-feu à Gaza par des assassinats qui étaient autant de provocations, par des raids aériens, des assauts militaires tuant des dizaines de civils afin de pousser le Hamas à répliquer en attaquant Israël. Ses pratiques sont gravées dans la pierre, une pierre attachée à nos cous...

Deux étés plus tôt, je suis retournée pour la première fois depuis 1982 au camp de Shatila où j’avais vécu et travaillé tant d’années, puis j’y suis retournée plusieurs fois depuis. Trente-trois années après que nous ayons été évacués de la ville, avec le reste de l’Organisation de Libération de la Palestine à la fin du siège de Beyrouth et seulement deux semaines avant les massacres. Mais si nous avions accepté de partir, c’était avec des garanties internationales selon lesquelles les camps de réfugiés seraient protégés des milices fascistes libanaises. Malgré cela Sharon a envahi Beyrouth (ce qu’il ne pouvait faire tant que nous étions là) et encerclé les camps de réfugiés ; ses forces armées ont illuminé le ciel nocturne avec des fusées éclairantes tandis que les milices libanaises faisaient leur travail avec des couteaux, des haches et des pistolets, jour après jour. Il les a même fait transporter sur place en bus, interdisant aux Palestiniens de sortir.

J’ai beaucoup parlé de ces journées-là avec de vieux amis qui ont survécu aux camps, exilés et vivant loin dans le nord enneigé de l’Europe. Ce que cela a signifié de partir en suivant les ordres, et ce que cela signifiait d’avoir été piégés en ne partant pas... Quant à ceux qui ont dû rester derrière lorsque les combattants sont partis, voyez-vous, ils ont alors parfaitement compris qui était Sharon.

* Karma Nabulsi enseigne en politique au au collège St Edmund Hall à Oxford et est une ancienne représentante de l’Organisation de Libération de la Palestine