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Version en français.
Baiser fatal
par Uri Avnery
mercredi 7 février 2007
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L’Iran n’est pas un second Irak, pas plus qu’il n’est le Hezbollah multiplié par dix. C’est une toute autre histoire.
CELA RESSEMBLE à la promotion d’un feuilleton de série B : on y voit une jeune femme de 21 ans avec un homme célèbre beaucoup plus âgé, qui la saisit et l’embrasse de force sur la bouche.
Cette scène retient l’attention des Israéliens depuis maintenant des mois, plus que tout autre événement, sauf peut-être l’accusation contre le Président de l’Etat d’agression sexuelle sur plusieurs de ses employées. La guerre et ses conséquences ont été mises de côté.
L’intérêt de cette histoire réside, bien sûr, dans l’identité de l’embrasseur et de l’embrassée : Haim Ramon était à l’époque ministre de la Justice, personnalité centrale du gouvernement ; la jeune femme, identifiée seulement par H., était lieutenant dans le bureau du « secrétaire militaire » du Premier ministre, importante charnière militaro-politique. La rencontre fatale eut lieu dans le bureau du Premier ministre, peu avant avant un conseil des ministres.
Cette semaines, trois juges - deux hommes, une femme - ont déclaré à l’unanimité Ramon coupable d’outrage aux bonnes mœurs. Il semble que l’accusation ne demandera pas la peine maximale - trois ans de prison - mais la carrière politique de Ramon devrait s’arrêter là.
Cela n’aurait pu être que commérages croustillants, à un petit détail près, à peine mentionné : le baiser fatidique eut lieu dans la salle adjacente à celle où allait se tenir une réunion gouvernementale au cours de laquelle fut décidé le déclenchement de la guerre au Liban.
Juste avant, le chef d’état-major, Dan Halutz, avait également trouvé le temps et l’énergie pour un acte n’ayant aucun rapport avec la guerre : il a appelé son agent financier et lui a ordonné de vendre ses actions.
Il faut se souvenir du contexte : quelques heures plus tôt, des combattants du Hezbollah avaient traversé la frontière et capturé deux soldats israéliens. Deux soldats avaient été tués au cours de l’opération et six autres sont morts en poursuivant les ravisseurs. Il est évident que le gouvernement était sur le point de décider une opération militaire dans laquelle de nombreux soldats et civils, israéliens et libanais, perdraient la vie. Et pourtant, le commandant suprême de l’armée s’occupait de ses actions en bourse et un ministre important s’occupait d’une femme soldat.
AU COURS de l’année 1948, j’ai écrit des rapports de bataille du point de vue du simple soldat. Après la guerre, quand j’ai rassemblé ces rapports pour en faire un livre, il m’est venu à l’esprit qu’il serait intéressant d’ajouter une description de la guerre vue du côté du commandant qui avait pris les décisions dont dépendait notre sort.
J’ai contacté mon chef de brigade, un commandant très admiré de nous tous, et il m’a donné une description détaillée des campagnes militaires. C’est une guerre toute différente qui m’est alors apparue. Certes, les noms de lieux et de batailles étaient les mêmes, mais il n’y avait aucune ressemblance entre notre guerre, la guerre dans laquelle le souci premier des combattants est de survivre au jour le jour, et la guerre du haut commandement, qui déplace les pièces dans un jeu d’échecs compliqué avec les commandants ennemis. La différence entre les deux niveaux m’avait fasciné. C’est peut-être ce qui a contribué à faire du livre « Dans les champs des Philistins, 1948 » un bestseller
Tous les grands écrivains qui ont écrit sur la guerre - de Léon Tolstoï (« Guerre et paix ») à Erich Maria Remarque (« A l’Ouest rien de nouveau ») et Norman Mailer (« Les nus et les morts ») ont mis en lumière cette énorme différence. Le soldat rampe dans les broussailles épineuses, patauge dans la boue et se tapit dans son trou, les commandants déplacent des flèches sur la carte.
Pour le simple soldat, et encore plus pour le civil, il est difficile d’entrer dans l’univers mental d’un général qui décide une opération en sachant qu’elle fera tant et tant de « victimes », morts et blessés. Mais, après tout, c’est son métier : faire la balance entre les gains et les pertes attendus d’une action. Il reçoit l’ordre de prendre possession de la colline 246 et met en place un plan dont il s’attend qu’elle coûte la vie à une centaine de ses soldats. Pendant qu’il calcule, ces soldats chahutent, ; téléphonent à leurs parents, essaient de trouver le sommeil.
JE N’ECRIS pas cela pour faire de la philosophie ou de la littérature, mais pour attirer l’attention sur la légèreté insupportable avec laquelle hommes politiques et généraux décident de déclencher une guerre. Les actions en bourse d’Halutz et le baiser de Ramon ne sont que des symptômes de ce phénomène.
Avant hier, Ehoud Olmert a comparu devant le commission d’enquête (nommée par lui-même) et a raconté comment son gouvernement avait décidé la deuxième guerre du Liban. Le témoignage est resté secret, mais on peut supposer qu’Olmert n’a pas oublié d’exprimer ses condoléances aux familles endeuillées et ses vœux pour la guérison rapide des blessés. Mais y-a-il eu un seul de ses ministre pour réellement mesurer le coût en vies humaines de l’opération - de notre côté et de l’autre ? Le chef d’état-major, qui venait juste de vendre ses actions, a-t-il soulevé le sujet ? Le ministre de la Justice, qui venait juste d’avoir une petite aventure dont il n’imaginait pas les conséquences, était-il dans l’état d’esprit sérieux qu’il fallait ?
Ce problème n’est pas uniquement israélien. George W. Bush et sa clique de néo-conservateurs ont-ils réellement pris en compte les victimes, quand ils ont décidé d’envahir l’Irak ? Oublions un moment leurs mensonges, leurs histoires fabriquées « d’armes de destruction massive », les liens imaginaires entre Saddam et Osama et tous les autres mensonges et tromperies. Concentrons-nous seulement sur les deux objectifs réels de la guerre (que nous avons traités à l’époque) : (a) mettre la main sur le pétrole de l’Irak et de toute la région, y compris de la mer Caspienne et (b) installer une garnison américaine au cœur du Moyen-Orient.
Si Bush avait dû se présenter devant une commission d’enquête à Washington DC comme Olmert à Tel-Aviv, on lui aurait certainement posé certaines questions (que cette chronique a posées en son temps) : Avez-vous pris en considération le nombre de soldats et de civils tués et blessés ? Qu’est-ce qui vous a conduit à penser que l’armée d’invasion serait accueillie avec des fleurs ? Pourquoi avez-vous cru que l’aviation règlerait le problème et que les forces terrestres n’auraient donc qu’un rôle mineur à jouer ? Avez-vous imaginé un instant que la petite guerre planifiée durerait encore trois ans ou plus après son déclenchement ? Avez-vous pris en considération le fait que l’Etat irakien serait disloqué et que les trois peuples qui y vivent s’égorgeraient entre eux ? Vous attendiez-vous à ce que la guerre renforce la position de l’Iran au Moyen-Orient ? En bref, aviez-vous la moindre idée de l’endroit où vous mettiez les pieds ?
Il est clair que personne ayant quelque influence au gouvernement américain n’a soulevé ces questions à l’époque. Un Président idiot et assoiffé de pouvoir, un vice-président rapace et une bande de fanatiques idéologues, arrogants et ignorants, ont décidé une aventuree dont on ne voit pas la fin encore aujourd’hui. Et ensuite, les hommes d’Etat et les stratèges sont allés dans d’élégants restaurants pour goûter de somptueux repas, pendant que les 3.000 soldats américains qui ont été tués à ce jour restaient dans une parfaite ignorance de ce qui se tramait au plus haut niveau. Les médias et les sénateurs, bien sûr, étaient aux anges.
CE N’EST PAS sur le passé que j’écris mais sur l’avenir
En ce moment, des gens à Washington et à Jérusalem pensent à une guerre en Iran. Pas seulement si elle doit être lancée, mais quand et comment.
Si c’était une guerre américaine, ses conséquences seraient beaucoup plus graves qu’avec la guerre en Irak. L’Iran est très coriace. Les Iraniens sont unis. Ils ont une tradition nationale glorieuse, un orgueil national très développé et une puissante idéologie religieuse. On peut bombarder ses installations pétrolières, mais c’est un grand pays qui ne repose pas sur une infrastructure complexe, et on ne peut pas le soumettre seulement en le bombardant. Il n’y aura pas d’alternative à une attaque militaire au sol.
Bush est déjà en train de préparer la guerre. Cette semaine, il a ordonné à ses soldats en Irak de pourchasser et tuer tous les « agents iraniens » qui s’y trouvent. Cela nous rappelle le tristement célèbre « Kommissarbefehl » du 6 juin 1941, la veille de l’invasion allemande de l’Union soviétique, au cours de laquelle Adolf Hitler ordonna l’exécution sommaire de tout commissaire politique de l’Armée rouge capturé. Etant donné que les commissaires étaient des soldats en uniforme, tout commandant qui exécutait l’ordre devenait un criminel de guerre.
Il est tout à fait certain que si les Etats-Unis se lancent dans la guerre, les Iraniens se rangeront derrière leur gouvernement. Ils aboutiront à la conclusion que tout ce que leurs dirigeants leur ont dit sur l’Occident était vrai. L’opposition qui, dernièrement , a relevé la tête, se taira et disparaîtra. Le président fort en gueule, Mahmoud Ahmadinejad, dont la sagesse est aujourd’hui mise en cause par beaucoup de ses concitoyens, deviendra un héros national. Ce sera une guerre de plusieurs années et plusieurs milliers de soldats américains - pour ne rien dire des Iraniens - mourront.
Le Président Bush peut hésiter et passer la main à Israël. Dernièrement, Olmert a insinué que ce sont les Américains qui l’avaient poussé dans la guerre du Liban. Ils croyaient que l’armée israélienne vaincrait facilement le Hezbollah et que cela aiderait les clients américains à Beyrouth. (Un même calcul idiot a fait que les Américains ont donné leur bénédiction à la première guerre du Liban de Sharon en 1982.)
Aujourd’hui, nos hommes politiques et nos généraux parlent ouvertement de l’attaque inéluctable sur l’Iran. Le lobby pro-israélien aux Etats-Unis, tant chrétien que juif, fait tout son possible pour pousser l’opinion américaine dans cette direction. Tous ces messieurs-dames, dans leurs confortables villas loin des champs de bataille, aspirent à une guerre qui coûtera la vie des fils et filles... d’autres personnes.
Les partisans de la guerre déclarent qu’elle est nécessaire pour empêcher un second Holocauste. C’est déjà devenu une litanie. Cette semaine, Jacques Chirac, a presque fait voler cette dernière en éclats quand il a exprimé ce qui va de soi : que, si une bombe nucléaire iranienne était lancée sur Israël, Israël balaierait Téhéran de la surface de la terre. Les dirigeants iraniens ne sont pas fous et « l’équilibre de la terreur » ferait son œuvre. Mais les « amis » d’Israël et des Etats-Unis ont commencé à bombarder Chirac d’agressions verbales, et il s’est vite rétracté.
Supposons un instant que l’aviation israélienne, avec l’aide des forces navales américaines qui s’accumulent aujourd’hui dans le golfe Persique, réussisse à bombarder des cibles en Iran. Que se passera-t-il alors ?
Des missiles iraniens pleuvront sur Tel-Aviv et Haïfa. La promesse de notre aviation de les détruire au sol ne vaudra pas plus que les mêmes promesses entendues à propos du Liban. Pour défendre Israël, des soldats américains devront aller en Iran. Chaque victime sera mise sur le compte d’Israël. Si Israël, Dieu nous en garde, est le premier à y utiliser une bombe nuclaire, la honte sera éternelle.
Les masses arabes - en fait tout le monde musulman, tant sunnite que chiite, se rangeront derrière l’Iran. Les chefs d’Etats sunnites, qui font ami-ami avec Israël en secret en ce moment, s’enfuiront paniqués. Nous resterons seuls face à la vengeance qui viendra tôt ou tard. Pourrons-nous compter sur les héritiers de Bush, qui peuvent être moins irresponsables et plus enclins à écouter l’opinion publique mondiale, qui nous rendra inévitablement responsible de toute cette aventure ?
L’Iran n’est pas un second Irak, pas plus qu’il n’est le Hezbollah multiplié par dix. C’est une toute autre histoire.
Mais y a-t-il quelqu’un ici qui y réfléchisse sérieusement ? Les successeurs du chef d’état-major vendeur d’actions en bourse et du ministre embrasseur de force seront-ils plus réfléchis ? Ou décideront-ils d’une nouvelle aventure militaire avec la même insupportable légèreté ?
Article publié le 4 février, en hébreu et en anglais, sur le site de Gush Shalom - Traduit de l’anglais « Fatal Kiss » : RM/SW