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Source : « Les Mutins de Pangée »

« Comme si de rien n’était ? »

Samedi, 28 novembre 2015 - 20h19

samedi 28 novembre 2015

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"Comme si de rien n’était  ? "

"Cette soirée du vendredi 13 novembre 2015, chacun sait ce qu’il faisait et longtemps s’en souviendra. D’abord, on a espéré ne pas être touché dans son premier cercle. A Paris surtout, le monde était petit. Tout le monde n’a pas eu notre chance, de n’avoir pas trainé ce soir-là dans ces quartiers où l’on traine volontiers et peut-être des victimes sont parmi vos proches ou vos connaissances. Dans ce moment là, il était bien question de mesurer les chances que son cercle échappe à ce nouveau risque difficile à intégrer au quotidien. Ces chances sont cependant bien plus élevées que pour un Irakien, un Afghan, un Syrien…

Ce n’était pas une série télé, ni une dépêche d’info très lointaine, nous n’étions pas sous les bombes mais c’était là, Homeland sous nos fenêtres. Après le choc, il faut vite nous remettre à penser, penser pour parler, parler pour penser et pour agir.

Depuis ce vendredi noir, les débats autour de Howard Zinn, une histoire populaire américaine ont poursuivi leurs routes à travers la France. Le film ne cesse de se prolonger d’échos en échos. Plus que jamais « les lapins, terrorisés, immobiles dans la lumière des phares des chasseurs se serraient les uns contre les autres ».

Nous avons senti la torpeur, le sentiment d’impuissance, un gros coup de déprime. Et ça se traduit par différentes attitudes : la rage, le déni, la fuite, les extrapolations paranoïaques… et tout ce qui pousserait au renoncement. Et souvent chez celles et ceux qui ont une culture politique et militante solide, on retrouve cette formidable énergie de la lutte, de laquelle nait l’espoir et l’envie de vivre.

A Billom, Puy de Dôme, nous avons été très impressionnés par l’action continue d’une bande joyeuse et efficace qui, non seulement anime la vie culturelle du coin mais aussi des réseaux de solidarité avec des réfugiés, d’abord pour les accueillir du mieux possible malgré le quasi abandon de l’Etat puis pour les aider à s’intégrer durablement et raisonnablement. Ce nouveau contexte ne les arrêtera pas dans leur action, car ces gens là sont têtus et savent ce qu’ils font et pourquoi ils le font.

Alors tout n’est pas foutu. Ce n’est pas comme si on avait le choix. Continuer à lutter pour un monde meilleur n’est pas une option que l’on peut écarter. Et il ne faudra pas compter sur un « prêt-à-penser » tout chaud, servi sur un plateau. Le boulot, c’est à nous tous de le faire. Mais on ne doit pas faire comme si rien ne s’était passé. Le vendredi 13 novembre, une accumulation de bêtise nous a pété à la gueule. Alors, on cherche à comprendre.

Voici quelques pistes qui se sont dégagées des débats et des rencontres que nous avons faits pendant ces jours de terreur :

Comment vivre en sécurité ?

Ceux qui mènent cette guerre ne sont pas des tendres, ils veulent nous découper en morceaux et nous éparpiller, façon puzzle. Ils s’attaquent aux gens ordinaires, aux laïques et religieux de toute confession (aux musulmans en priorité d’ailleurs), aux artistes, aux intellectuels, aux progressistes en tous genres. Pas d’angélisme, la sécurité est un droit pour tous, la condition de tout le reste. Mais nos gouvernants, animés par des petits calculs électoraux et un manque d’imagination affligeant, ont tout de suite apporté des réponses sécuritaires pour le moins inappropriées, dangereuses pour nos libertés, très couteuses (et juteuses donc pour certains) et souvent grotesques : les terroristes sont assez déterminés pour ne pas être tellement intimidés par des caméras de surveillance, des portiques de métro et même de perdre la nationalité française ! Quand toutes les polices de France ont été mobilisées des mois, sous la pression du président Sarkozy, sur l’affaire Tarnac ou encore celle du vrai/faux corbeau de l’Hérault, qui se sont avérées de véritables fiascos, les vrais terroristes pouvaient se frotter les mains. Au delà de l’état d’urgence, accepter encore de perdre des libertés à long terme, de renoncer à nos fondements démocratiques pour répondre aux terroristes qui proposent précisément ce programme, ça serait quand même un comble !

Quelles sont les responsabilités ?

L’impérialisme des Etats-Unis, qui a mis l’Irak à feu et à sang sous prétexte d’un mensonge éhonté (les fameuses armes de destruction massive), a engendré la création de Daech, dont la plupart des fondateurs se sont rencontrés à la prison d’Abou Ghraib (un véritable salon du terrorisme international) ; la destruction de la Libye, fierté de Sarkozy et de Bernard-Henri Lévy, la petite guerre de Hollande au Mali, les roulements de mécanique en Syrie, face à Bachar Al Assad, face à Poutine, les alliances avec les complices de Daech, l’Arabie Saoudite et le Qatar à qui la France continue de vendre des armes, le rôle de plus en plus clair de la Turquie, dont le gouvernement préfère Daech que les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

On nous parle de guerre de civilisation, mais la zone de conflit n’est pas seulement un forum dynamique des fondamentalismes religieux. Il se trouve que c’est surtout une zone où le pétrole continue à couler à flot, un enjeu pour tous les impérialistes grands et petits. Le marché des armes se porte bien aussi, attentats ou pas, la doctrine capitaliste est toujours : « Business as usual ». L’implication de nos gouvernants dans des guerres sur lesquelles ils ne nous ont pas demandé notre avis, ces « guerres humanitaires », « interventions », « frappes » plus ou moins ciblées, avec les ravages sur les populations civiles, ces bombardements qu’on ne peut même pas concevoir dans notre imaginaire, et qui ont surtout pour effet de renforcer Daech et de fabriquer du terroriste à la chaîne.

Comment fonctionne la propagande ?

La communication politicienne, la médiocratie, la complicité criminelle des « grands » médias, l’obscénité des chaînes d’ « infos » à se repaître des cadavres encore chauds et traquer les larmes en continu, la surenchère des lois sur la surveillance, l’état d’urgence permanent, pour masquer les défaillances et les manques de moyens investis aux bons endroits, l’aveuglement des dirigeants, alimenté par leurs domestiques complaisants : « Oui, mon bon maître, comme vous avez raison ! »

Comment raisonner, raisonnablement ?

Les raisonnements paranoïaques infondés trouvent un terrain fécond en ces temps troubles. Chacun y va de sa théorie, de ses certitudes, de ses raisonnements à courtes vues, à partir d’éléments insuffisants. Plus que jamais, nous devons nous discipliner dans le tri des informations, la fiabilité des sources, raisonner à partir de données vérifiées, user d’arguments avant tout préjugé. On peut se tromper et tâtonner mais pour avancer il faut débattre et faire quelques efforts… Les médias ne sont pas les seuls responsables de nos ignorances et de nos erreurs !

Comment en est-on arrivé à ce que des enfants de la République s’engagent dans une telle entreprise de mort ?

Là encore, on peut pointer du doigt le passé colonial de la France non digéré et l’inconsistance des politiques passées envers les zones abandonnées par la République, comment les élus de tous bords ont éliminé des quartiers les plus contestataires, trop encombrants. Souvenez vous de la première « marche pour l’égalité et contre le racisme » en 1983 et les mouvements « beurs », les diversions organisées par le Pouvoir pour les vider de leur sens politique, le mépris pour les jeunes tombés sous les balles de ceux qui avaient la gâchette facile quand il s’agissait de « basanés » et qui s’en tiraient toujours mieux qu’un voleur de mobylette. Mais ce constat ne suffira pas. On fait moins les malins dès qu’on se pose la question des milieux avec qui on cause, de nos replis « communautaires » divers, la lente rupture qui s’est opérée entre les adultes progressistes et les jeunes en formation intellectuelle, l’abandon des quartiers difficiles, au profit des « islamistes radicaux » et des recruteurs. Quelques épisodes mémorables ont été de véritables accélérateurs de ruptures : les débats sur le voile et l’islamophobie radicale qui s’est rependue partout comme du chiendent. Mais ça ne suffit toujours pas. Parmi les candidats au djihâd, il y a des gamins bien blonds, d’origine bien catholique ou laïque, dans des milieux « bien sous tous rapports », qui n’ont pas forcément vécu la misère. Les parents sont désemparés. Bien sûr, ils ne peuvent pas porter ce poids. C’est toute notre société qui le porte. L’absence d’espoir, d’avenir, de perspectives pour des générations sans avenir qui ne voient dans les autres que des adversaires, hostiles, concurrents, où le modèle de réussite ne correspond à rien de ce qu’ils pensent pouvoir atteindre. Dans ce monde là, les modèles accessibles sont des vrais durs, très méchants, qui s’imposent par la terreur : Tony Montana ( le personnage de Scarface), Coulibaly et les frères Kouachi… Fiction, réalité, les images se mélangent.

La vision du monde, elle se construit, à l’école, par la culture, le cinéma pourquoi pas, le dialogue en tout cas. Pour les plus anciens d’entre vous, demandez-vous ce qui a changé dans votre rapport aux autres. Pas question de culpabiliser mais de (re)nouer le dialogue, ne pas se contenter de prendre nos congénères pour des débiles fascistes terroristes parce qu’il leur arrive de se marrer devant un sketch de Dieudonné ! (Nous en croisons beaucoup dans les arrière-salles, les ruelles, les bistrots et on arrive même à parler avec eux). Tout devrait être discuté, argumenté, politiquement, librement, comme avant… Vous souvenez-vous de ce temps là ?

Qui a un peu d’expérience en matière de terrorisme intérieur ?

Les années noires des années 90 en Algérie attirent à nouveau notre attention. Nos amis cinéastes Mohammed Bouamari et René Vautier nous avaient prévenus. Ils ne sont plus là, mais l’expérience de nos amis algériens nous sera utile. Elle a été rude et a duré bien longtemps. Massacres, exils. Comme notre copain Kamel qui nous raconte comment, ceux qui n’avaient pas de place dans la société algérienne ont pris leur place dans une organisation terroriste qui les a considéré, manipulé et en a fait des cadres, des soldats. Ceux qui n’étaient que « racailles, petites merdes, décervelés »… C’est pas seulement 15 000 vierges qu’on leur a promis, c’est un rôle et un statut qu’on leur a donné. « Ils avaient 16, 17 ans avant de basculer, il fallait leur causer et on n’était pas nombreux à le faire » nous avoue Kamel. Le pouvoir a opté pour la répression pendant que beaucoup de progressistes ont lâché le combat, on laissé leurs jeunes devenir des proies faciles. Kamel a tenu le plus longtemps possible. Puis se fut l’exil dans un pays froid, loin des siens. Il reste pourtant aussi brûlant de convictions : « Il faut un état d’urgence ok ! Mais un état d’urgence social, politique ! »

Quand on veut, on peut ?

Lors de son discours à Versailles du 17 novembre, devant le Parlement réuni en Congrès, François Hollande a mis au placard le « pacte de stabilité », qui était si indispensable quelque jour avant. Allez, encore un petit effort et on pourrait même envisager de mettre à la poubelle la loi Macron et d’envisager une vraie politique sociale ?

Des élections régionales vont se tenir en France sous l’état d’urgence. Si on ne peut pas manifester, pourquoi ne pas avoir reporté ces élections ? Serait-ce un petit calcul politique honteux ?

Pendant l’état d’urgence, les urgences continuent

Toutes ces questions qu’on se pose, nous devons tous œuvrer à y trouver des pistes de réponses, et chacun dans son domaine, dans son entourage, trouver les moyens d’agir, car la résistance, contrairement à ce que la propagande de guerre veut faire gober, ce n’est pas seulement de faire la fête comme si de rien n’était, boire en terrasse et reprendre son train-train quotidien en accrochant un petit drapeau à sa fenêtre pour sauver la République, tout en laissant les pleins pouvoir à nos gouvernants. Ils ont prouvé à plusieurs reprises leurs incompétences, leurs raisonnements à court terme et leurs petits calculs électoraux irresponsables. Nous devons veiller à ne pas les laisser profiter de l’aubaine de nous contrôler encore plus, ni de nous vendre la peur et ses accessoires en tête de gondole, pendant qu’ils décident de notre vie sans nous demander notre avis.

Tout n’est pas foutu. Il se pourrait bien qu’il y ait assez d’intelligence et de compétences dans ce pays, comme on le constate à chacun de nos déplacements. Mais beaucoup des gens que l’on rencontre dans les débats et dans les couloirs sont intimidés et se sentent interdits de penser. Ensemble, nous devons nous remettre à penser et pour cela libérer la parole, le faire avec respect pour nos concitoyens, ne pas aider nos gouvernants à nous prendre pour des imbéciles, ne pas les laisser tranquille, assumer collectivement nos responsabilités, nous élever et constituer une force de résistance active à la bêtise.

Il ne s’est pas rien passé ce vendredi 13 novembre 2015.

Ne restons pas paralysés dans la lumière des phares !

Plus que jamais : Faut pas mollir  !"

Les Mutins de Pangée,

Paris, le 27 novembre 2015.

En attendant des films, voici une première sélection de grains pour continuer à moudre :

TEXTES :

"Paris, 13 novembre 2015" par Ballast

"Pourquoi l’état d’urgence et les mesures de haute sécurité ne réussiront pas à arrêter ISIS" par Patrick Cockburn (Counterpunch)

"le pire ennemi de Daech, c’est lui-même" par Olivier Roy

Etats de terreur par Chris Hedges

RADIO :

"Vos guerres nos morts : Le cout de l’émotion" par Là-bas si j’y suis

Daech : autopsie d’un monstre par Secrets d’info (France Inter)

et en version écrite ici

Calais, Milipol par Comme un bruit qui court (France