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Source : La Croix

Toutes les grandes puissances convoitent Djibouti

Jeudi 16 février 2017 - 19 h 13

jeudi 16 février 2017

Par Laurence Larcher.

Elle est partout, vraiment partout. Dernière arrivée, la Chine marque au fer rouge sa présence à Djibouti. Là, des dizaines de grues surplombent l’horizon de la rade de Djibouti : elle agrandit le port de Doraleh et en profite pour se bâtir une base militaire en capacité d’accueillir 10 000 soldats. L’inauguration aura lieu d’ici à la fin de l’année.

Ici, une cohorte d’officiels chinois accompagne le président Ismaïl Omar Guelleh (IOG) pour consacrer la deuxième tranche de la zone franche de 48 km2 cédée à Pékin. Moins d’une semaine plus tôt, le 10 janvier, le président djiboutien inaugurait la nouvelle gare de la capitale ; et avec elle le nouveau chemin de fer qui relie la cité-État à Addis-Abeba, la capitale de l’Éthiopie, remplaçant l’antique ligne construite entre 1897 et 1917.

Est-ce tout ? Dans les terres, en direction de la haute Éthiopie, les ouvriers chinois percent la roche pour la future canalisation d’eau qui va desservir la capitale. Et puis cette gare d’Ali-Sabieh, dans la solitude granitique du massif qui l’entoure, à 760 mètres d’altitude : achevée mais pas encore opérationnelle.

Sur la route qui conduit à Tadjoura, la ville où vécut Rimbaud, on surprend, derrière la roche volcanique, un chantier pharaonique aux mains des intérêts chinois, pour l’exploitation du sel. Un autre pour y construire une future zone industrielle : elle se dressera bientôt ici, en face du golfe d’Aden, isolée dans la nature chaotique et impériale du nord de Djibouti. Est-ce tout enfin ? Non ! À Tadjoura, le voyageur tombe à nouveau sur un chantier hors norme : celui, encore, d’un nouveau port. Plus vite, plus haut, plus grand. Telle semble être la devise de la Chine à Djibouti.

Un lieu stratégique

Que fait la Chine à Djibouti ? Elle assure la sécurité maritime de sa nouvelle route de la soie en installant son port et sa base militaire. Elle s’ouvre au marché éthiopien, le géant et le dragon de la Corne de l’Afrique. Elle consolide sa présence en Afrique, montre sa puissance et se met en capacité, un jour prochain, d’être le nouveau gendarme du continent. C’est-à-dire d’être en mesure de faire demain ce que faisait la France hier : soutenir militairement des régimes en difficulté en échange d’un partenariat économique et diplomatique à son avantage.

Avec la Chine, c’est le monde entier qui se donne rendez-vous à Djibouti. Toutes les grandes puissances l’ont compris, et toutes veulent en être. Sans tarder. Puissances d’hier, puissances d’aujourd’hui, puissances de demain. Être ici, c’est jouer dans la cour des grands, un peu comme à la fin du XIXe siècle à Pékin, où chacun voulait sa part du gâteau, sa légation pour exister, à partir de laquelle se lancer à la conquête économique de l’empire du Milieu.

Le lieu est de fait stratégique. Il permet d’avoir un pied dans le golfe d’Aden, un autre dans la Corne de l’Afrique. Il donne les moyens de contrôler le détroit de Bab El-Mandeb – la « Porte des larmes » en arabe –, l’entrée de la mer Rouge. Donc, de disposer d’un moyen de favoriser et de sécuriser ses intérêts sur cette autoroute entre l’Orient et l’Occident par laquelle transite près de 40 % du trafic maritime mondial.

Des bases militaires étrangères nombreuses

Le ticket d’entrée est simple, c’est l’armée. C’est en effet le point d’ancrage dans ce verrou africain du golfe d’Aden, et la liste est impressionnante. La France, bien entendu, dont la base est la plus ancienne. Sa présence, son rôle, ses actions sont historiques dans ce pays. Aujourd’hui encore, Djibouti est française à bien des égards : par sa langue, ses forces armées, ses écoles, ses cimetières, par ses souvenirs et quelques-uns de ses mythes. Après le 11 septembre 2001, c’était au tour de Washington de venir ouvrir sa base militaire.

Dans sa lutte contre le terrorisme islamique, Djibouti présente le double avantage d’être stable et au cœur d’une région travaillée par les islamistes : le Yémen et la Somalie. Désormais, Washington a les moyens d’observer et de frapper, à l’aide de ses drones armés, ses ennemis dans la région.

Et puis sont venus les Italiens, les Allemands, les Espagnols, les Japonais (leur seule et unique base à l’étranger depuis 1945). Et maintenant, donc, les Chinois. Déjà, les Russes frappent à la porte présidentielle. Leur flotte pourra profiter des installations chinoises en attendant d’avoir mieux. « Pour bientôt », entend-on dans les arcanes du pouvoir. Reste enfin l’Arabie saoudite. Si, comme le Qatar, celle-ci profite par ailleurs de ses bonnes relations avec l’Éry­thrée, si elle considère le Yémen voisin comme son terrain de jeu, elle veut aussi marquer sa présence sur ce territoire convoité.

Une opposition muselée, des médias contrôlés

« Le régime a fait de Djibouti une prostituée qu’il cède au plus offrant », constate, désolé, Daher Ahmed Farah (DAF), le principal opposant à Ismaïl Omar Guelleh. La parole est lapidaire, mais reflète ce que beaucoup pensent ici, des cercles de l’opposition aux militaires étrangers, en passant par les observateurs, investisseurs et intellectuels. Car les seules bases militaires rapportent des millions d’euros chaque année au régime : Washington et Paris lui versent chacun 30 millions d’euros : « 90 millions d’euros si on additionne toutes nos dépenses ici », confie même un militaire français.

Sauf que cette rente militaire ne profite pas à la population : 79,4 % des 887 000 Djiboutiens vivent toujours sous le seuil de pauvreté relative. Pour rester au pouvoir et continuer, tranquillement, à siphonner les recettes de l’État, le régime muselle son opposition, contrôle les médias, tire à balles réelles contre ceux qui osent manifester leur mécontentement. Quant aux étrangers, la critique n’est pas tolérée. « L’une des rares choses qui fonctionnent, ce sont les renseignements. Tout le monde surveille tout le monde », ajoute Daher Ahmed Farah.

Depuis 1977, Ismaïl Omar Guelleh est le second dirigeant de Djibouti. Il a pris la succession de son oncle en 1999 et est réélu avec une régularité de montre suisse à chaque scrutin présidentiel. Il peut changer la Constitution – comme en 2010 –, réprimer les manifestations, empêcher la liberté de la presse, truquer les résultats, acheter l’opposition, capter au profit de son clan les aides et l’argent public…

Un islam qui se raidit

L’ancien ambassadeur de France Serge Mucetti, connu pour s’être inquiété de la dérive autoritaire du président, avait dû être rappelé à Paris en 2015. La marge de manœuvre de son successeur est étroite. « Il n’est pas dans l’intérêt de la France de se fâcher avec le régime. Donc, sur le dossier des droits de l’homme, des dérives du régime, elle reste discrète comme tout le monde », décrypte un haut fonctionnaire européen.

Or, dans la population, la tension monte. La fracture entre les deux grandes communautés de Djibouti, Issas et Afars, est loin d’être guérie. Les Afars, présents dans le nord du pays, ne décolèrent pas contre le pouvoir central. Ils attendent les fruits de la croissance et les retombées de l’aide internationale.

Autre signe du malaise ambiant : le raidissement de l’islam. En quelques années, les discours rigoristes se sont diffusés, les femmes se sont voilées. Les Saoudiens, les Qatariens et les Pakistanais investissent le champ religieux, construisent des mosquées, des centres islamiques, des écoles, des lotissements. Ils payent des bourses aux étudiants, encouragent la diffusion du wah­ha­bisme et de l’islam rigoriste. Comme l’observe un enseignant, « le wahhabisme occupe la place libérée par le pouvoir. Il est en train de nous manger ».

Présent au Yémen, en Somalie, l’islam radical n’a pas de frontières. Les chebabs somaliens, Al-Qaida et Daech encerclent Djibouti et commencent à le pénétrer. Le 24 mai 2014, les chebabs frappaient pour la première fois le cœur de la capitale par un attentat-suicide dans un restaurant fréquenté par des Occidentaux. Bilan : trois morts. « Pour le régime, cette montée de l’islam dur est une aubaine : elle légitime son autorité et permet sa pérennité », dit un observateur. Demain s’écrit aujourd’hui, à Djibouti.

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Djibouti en quelques dates

8 mai 1977. Référendum sur l’indépendance de Djibouti. La population, consultée pour la troisième fois depuis 1958, vote à 98 % en ce sens.

1977-1999. Hassan Gouled Aptidon préside d’une main de fer Djibouti.

1981. Instauration du parti unique, le Rassemblement populaire pour le progrès (RPP). Les Afars, deuxième communauté djiboutienne après les Issas, sont marginalisés au profit de ces derniers.

1991-2001. Guerre civile entre les forces loyalistes et le Front pour la restauration de l’unité et la démocratie (FRUD).

1992. Nouvelle Constitution qui prévoit le multipartisme.

1999. Après le départ de Hassan Gouled Aptidon du pouvoir, son neveu Ismaïl Omar Guelleh est élu à sa place. Il est réélu en 2005.

2010. La Constitution est révisée afin de permettre à Ismaïl Omar Guelleh de briguer un troisième mandat successif. Il remporte l’élection présidentielle de 2011 et de 2016.

Religions : islam 96 %, christianisme 4 % (essentiellement des orthodoxes éthiopiens).