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Par Serge Portelli

Les mots, première dérive, premier combat

Vendredi, 17 juin 2011 - 16h04

vendredi 17 juin 2011

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Au commencement était le verbe.
A l’arrivée aussi.

La parole accompagne et épouse la vie dans son entier. Toutes les évolutions, toutes les transformations sociales et politiques passent par la parole et reviennent vers elle, inlassablement. À chaque idéologie son idiome, son vocabulaire, ses néologismes, ses mots clés, ses images, ses tics de langage, ses glissements de sens, ses slogans.. Ces évolutions sont constantes mais rarement spectaculaires. Elles se font à pas comptés, sur de longues périodes et n’alertent que des observateurs attentifs. L’installation d’un nouveau langage, d’une novlangue, ne se fait pas par décret. Elle ne résulte pas d’une brusque invasion, mais de mouvements progressifs, de lentes métamorphoses.

Personne n’a mieux analysé ces bouleversements insidieux du discours que Victor Klemperer dans son magistral LTI, la langue du IIIe Reich. Pendant toute cette période noire, l’écrivain et philologue juif fut déchu de son statut d’universitaire et survécut, intellectuellement, en se livrant chaque jour, des avant l933, dans son journal personnel, a une analyse minutieuse du discours nazi et de son emprise sourde sur le langage ordinaire. « Le nazisme, écrit-il, s’insinua dans la chair et le sang du grand nombre au travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente […] Qu’arrive-t-il si cette langue cultivée est constituée d’éléments toxiques ? […] Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelques temps l’effet toxique se fait sentir1. »

Le nazisme a été vaincu par les armes. La violence légitime des démocraties a vaincu la barbarie. Mais cette barbarie s’était installée lentement dans les mots avant de prendre les armes. C’est toujours d’avoir perdu cette première bataille du langage que surgit la nécessité d’un véritable combat et d’une guerre sans merci. C’est pour éviter le retour d’une telle violence qu’il nous appartient de nous battre, pacifiquement, pied a pied, mot à mot, contre l’arsenic du langage.

Torture, parole et silence

De la brutalité des coups d’un coté, de la noblesse de la parole de l’autre, on pourrait déduire que la violence et le langage appartiennent a deux mondes irrémédiablement distincts. En fait ils s’interpénètrent constamment. La parole est parfois un flot d’obscénités, un déferlement de haines, une pluie de mots-coups, une sœur jumelle du cri, une autre façon de blesser, voire de tuer. Mais, le plus souvent, violence et langage cohabitent, s’entremêlent et se confortent. La torture est précisément l’un des domaines de cette morbide conjugaison, l’un de ces liens entre parole et violence, le plus pervers peut-être, car son objectif délétère est à la fois la parole et le silence. L’aveu, la dénonciation sont le but direct des souffrances infligées : il s’agit d’obtenir par tous les moyens le renseignement désiré. Mais la torture est aussi une façon de museler, en réduisant au silence la victime, ses proches et aussi toute une population. La terreur rend muet.

Le travail préalable de déshumanisation

La torture entretient avec la parole, en amont de la violence, un lien tout aussi profond. Car cette barbarie n’arrive jamais par hasard : elle s’installe toujours sur un terrain préparé, travaillé, labouré par le langage et la pensée. La torture est un long travail de démolition de l’humanité. La première déshumanisation s’opère insidieusement. La victime a été désignée à l’avance : elle s’inscrit dans un groupe de « sous- hommes » dont la dévalorisation, puis l’exclusion de l’humanité ordinaire ont été pensées, écrites et parlées au fil des ans et même, le plus souvent, au fil des siècles. Tout un discours s’est construit progressivement qui a enlevé, un a un, ses habits d’humanité a ces futures victimes. Le bourreau n’invente rien. ll est un continuateur, un héritier. Il met en acte une condamnation prononcée bien avant lui, même s’il n’en a pas toujours conscience. Si la torture fait d’un homme une chose, ce déclassement, cette réification ont d’abord pris le chemin des mots. Il faut construire l’ennemi avant de le détruire.

La nécessité de l’ennemi

Bien d’autres catégories humaines ont été ainsi façonnées selon les besoins. Chaque époque, chaque société s’est confectionné son ou ses ennemis, intérieurs ou extérieurs, au gré de ses peurs et de ses difficultés, pour consolider des identités vacillantes. Créer un ennemi, c’est permettre à une communauté faible « d’exister contre ». Freud a parfaitement expliqué ce mécanisme dans Malaise dans la culture : les valeurs adverses du groupe ennemi permettent de souder une communauté. « Un groupement civilisé plus réduit, c’est là son avantage, ouvre une issue à cette pulsion instinctive en tant qu’il autorise à traiter en ennemis tous ceux qui restent en dehors de lui. Et cet avantage n’est pas maigre. Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres en dehors d’elle pour recevoir les coups2. » C’est ce qu’avait aussi théorisé, a sa façon, Carl Schmitt, ce célèbre juriste allemand, antisémite viscéral, juriste officiel du Troisième Reich, qui faillit être juge à Nuremberg. L’une des lignes de force de ses théories, transposables à bien d’autres périodes que le Troisième Reich, est la nécessité d’un ennemi, quel qu’il soit. On peut déceler dans cette obsession de l’adversaire de multiples significations : d’une profonde rigidité de la pensée aux symptômes de la paranoïa. Il reste que cette phobie politique est le fondement langagier le plus fort de la violence. « La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, explique Carl Schmitt, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi… L’ennemi politique ne sera pas nécessairement mauvais dans l’ordre de la moralité ou laid dans l’ordre de l’esthétique, il ne jouera pas forcément le rôle d’un concurrent au niveau de l’économie, il pourra même, à l’occasion, paraître avantageux de faire des affaires avec lui. Il se trouve simplement qu’il est l’autre, l’étranger, et il suffit, pour définir sa nature, qu’il soit, dans son existence même et en un sens particulièrement fort, cet être autre, étranger et tel qu’à la limite des conflits avec lui soient possibles3. »

Aujourd’hui, le langage de la violence d’État

Le danger sécuritaire

Notre époque ne présente aucune originalité. La torture est toujours d”actualité. Tous les facteurs qui peuvent y contribuer d’habitude (historiques, politiques, idéologiques…) sont plus que jamais présents. La violence ne faiblit pas. Les « ennemis » foisonnent. La parole, comme d’habitude, est mise à contribution pour justifier toutes les violences, celle de la torture et bien d’autres.
Si les dangers d’un langage totalitaire ont été analysés et dénoncés en leur temps, de nouveaux périls surgissent, porteurs d’autres cauchemars. D’autres noires utopies apparaissent, très différentes dans leur forme et dans leur contenu, mais tout aussi dangereuses, à terme, pour la démocratie. L’une des plus puissantes est celle d’une société de sécurité absolue, de tolérance zéro, de prévention radicale, d’enfermement préventif, de méfiance systématique de l’étranger, de surveillance et de contrôle généralisés : elle s’écrit et s’énonce chaque jour dans certains discours politiques mais s’infiltre aussi dans le langage commun. Une lente subversion des sens nous habitue lentement a parler puis à penser ainsi. Partant d’un légitime souci de paix et de tranquillité, cette théorie sécuritaire exacerbe et détourne le principe de précaution4 jusqu’alors utilisé en matière d’environnement. S’appuyant sur la réalité indiscutable de la délinquance, de la criminalité et du terrorisme, le sécuritarisme se propose d’installer peu à peu une société préventive dont sont éliminées progressivement toute « déviance » et toute « dangerosité ». Un tel programme d’éradication du risque nécessite d’abord des mots nouveaux ou légèrement déformés. Monstres, bêtes, prédateurs, racaille… tout un dictionnaire s’étoffe régulièrement et s’articule en un discours juridique, gestionnaire, technocratique et banalisant. Des figures ennemies apparaissent, porteuses de discriminations et grosses de persécutions.

Prédateurs et monstres

Prédateur : « se dit des espèces animales qui se nourrissent de proies vivantes ». Telle est pourtant la dénomination dont on affuble nombre de délinquants et notamment les délinquants sexuels. L’expression « prédateur d’enfants » fait désormais partie du vocabulaire juridique au Canada tout comme aux États-Unis.

Monstre : « être difforme qui ne fait pas partie de l’humanité ordinaire ». Tel est pourtant le qualificatif qui revient régulièrement dans le discours politique. « Je dis monstre parce que je crois qu’il y a un moment ou il faut employer les mots qui correspondent aux situations et ne pas se voiler la réalité5 » : propos public d’un président de la République français au sujet d’une personne qui venait d’être arrêtée pour meurtre.

La diabolisation du délinquant est une constante ; se développe ainsi tout un vocabulaire ciblé l’éloignant ou l’excluant du monde des hommes et laissant la place a une réaction violente. Nous ne sommes plus au stade des images ou des métaphores. Il ne s’agit plus de dire, différemment, l’effroi ou l’indignation devant des actes criminels. Les mots traduisent et constru1sent en même temps une idéologie de la répression et de l’exclusion qui peut justifier toute sorte de violence d’État. Quand le mot d’ordre est de nettoyer un quartier « au Karcher » pour en exterminer la « racaille », il n’est plus question d’hommes mais d’objets. Le nouveau langage a préparé le terrain.

Réification et déshumanisation

Ce langage sécuritaire est la clé d’un monde différent où disparaissent les mots « propres », les termes ordinaires. Dans ce monde « moderne » surgissent des sciences, des institutions et des mots nouveaux adaptés à l’idéologie du moment, Une science de la « dangerosité » se développe ainsi, empruntant à la psychiatrie et la criminologie, mais aussi à la morale ordinaire et au simple bon sens. Les experts habituels sont sommés de s’y rallier ; elle permet, nous assure-t-on, de savoir avec la plus grande précision, à partir de grilles « actuarielles » infaillibles, qui récidivera ou pas, qui est dangereux ou non. Ces « monstres » et « prédateurs » de demain, ainsi démasqués, n’iront plus dans des « prisons » mais dans des « centres socio-médico-judiciaires ». Ils ne subiront pas des peines mais des « rétentions de sûreté ». Ils pourront être gardes indéfiniment des lors qu’ils n’auront pas apporte la preuve qu’ils ne sont plus dangereux. Mais s’il est déjà difficile de prouver son innocence, la preuve de sa non-dangerosité relève de l’exploit. De mesure de sûreté en peine plancher, de fichier en fichier, se construit ainsi une société de surveillance au maillage extrêmement serré ou les libertés peinent a passer et s’étiolent.
Le danger est d’autant plus aigu que le sécuritarisme prend son essor en même temps qu’une autre novlangue technicienne et managériale. Le souci apparent de la gestion, de la performance, l’obsession du chiffre, permet de valider n’importe quelle politique puisqu’il n’est plus question de valeurs mais de rentabilité, qu’on juge moins des individus qu’on ne gère des flux, les acteurs de cette nouvelle justice n’étant plus des hommes ou des femmes mais des ETPT (Équivalent temps plein annuel travaillé). Le mot d’ordre est au « traitement en temps réel » (TTR) qui privilégie des procédures judiciaires expéditives. L’indépendance n’est plus de mise mais la solidarité avec la police au sein d’une « chaîne pénale » voire d’une « chaîne de sécurité ». Le législateur fournit les dernières solutions répressives nécessaires dans la LOPPSI 2, loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure.

Combattre la violence et la torture avec les mots

Le combat peut sembler dérisoire, voire illusoire, mais la bataille des mots est primordiale. Entreprise des plus pacifiques, elle n’a de bataille que le nom. Mais elle est une œuvre de longue, de très longue haleine, et nécessite un certain courage et une rare ténacité. Refuser ces écarts de langage, ces glissements progressifs des mots, ces perversions de sens, ce n’est pas faire preuve de purisme, ni de préciosité. C’est établir une première ligne de défense face a la violence verbale, pour éviter, dans un second temps, la violence physique. C’est s’obliger à rester dans le monde de la raison plutôt que de glisser sur le terrain de l’émotion et du populisme. Il faut donc s’arc-bouter sur les mots simples de l’humanisme. Les défendre avec la dernière énergie. Imaginer derrière chaque mot, la dignité d’un individu. Le respect des mots est la condition du respect des hommes.

Serge Portelli