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La face invisible, car soigneusement dissimulée, notamment par ceux dont le devoir est de « communiquer vrai et complètement »

D’un conflit à l’autre

par Denis Sieffert

samedi 17 juin 2006

publié le samedi 17 juin 2006

Au Proche-Orient, il faut savoir regarder l’invisible. Ou le moins visible. On peut évidemment s’arrêter sur le spectacle d’un bureau du Parlement en flammes.

Mais pendant que nos regards d’Occidentaux s’attardent sur les « affrontements inter-palestiniens » de Gaza, tandis que l’on décrit cette « pluie de roquettes » qui s’abattent dans le désert du Néguev, non loin de Sdérot, et que l’on pointe ce Hamas qui vient de « rompre la trêve », une autre réalité nous échappe.

Hommage soit rendu au confrère de l’AFP qui est allé voir cette semaine ce que les caméras montrent peu. Son reportage est une sorte de bilan de la colonisation depuis l’été dernier.

On y « apprend » (nous mettons le mot entre guillemets, car il n’est évidemment jamais impossible de savoir quand on veut savoir) que pendant que l’attention mondiale se fixait sur le retrait israélien de Gaza, l’État hébreu mettait en place un dispositif restreignant encore davantage la liberté de circulation en Cisjordanie. Ces mesures ont eu pour effet de réduire les revenus de 40 % au cours des derniers mois. Les barrières, les tranchées, les grilles, les herses se sont multipliées.

On ne vous parle pas ici du « mur » qui trace par anticipation la frontière coloniale, mais d’obstacles dressés autour des villes, au coeur de la Cisjordanie, privant les paysans de l’accès aux marchés où ils allaient vendre le fruit de leur travail, ou de barrages surprises derrière lesquels paysans et camionneurs voient leurs denrées périr sous la chaleur.

La ville de Naplouse ­ 120 000 habitants ­ est ainsi cernée de treize barrages, recluse sur elle-même. On cite le cas d’un Palestinien récemment mort des suites d’une crise cardiaque, bloqué par l’armée israélienne près de Tulkarem, tandis que l’on tentait de le conduire àl’hôpital. On cite aussi ces centaines d’étudiants empêchés la semaine dernière de se présenter aux examens. Les exemples sont multiples de ces camions arrêtés des heures durant, déchargés, rechargés jusqu’à ce que l’expédition soit devenue vaine.

À tous ceux qui feignent de ne pas comprendre les raisons de la victoire du Hamas, aux élections de janvier dernier, ou qui veulent y voir un phénomène purement religieux surgi de nulle part, recommandons de jeter un oeil à cette autre réalité, un peu moins paresseuse et un peu plus quotidienne. Et d’imaginer le lot de ressentiment et de haine que produit cette pratique coloniale d’un autre âge.

À cette réalité, l’hypothétique référendum de Mahmoud Abbas ne changera évidemment rien. Il aurait un sens si le geste politique auquel on veut contraindre le Hamas engageait aussi Israël. Imaginons qu’au moment où le président de l’Autorité palestinienne somme le mouvement islamiste de reconnaître les frontières de 1967 (c’est-à-dire de reconnaître ipso facto Israël) l’État hébreu soit lui aussi sommé, en cas de réponse positive des Palestiniens, d’accepter la proclamation d’un État palestinien de l’autre côté de la même ligne de partage. Alors ce référendum bouleverserait la donne.

Mais de qui peut venir la sommation ? De la communauté internationale, évidemment. Un seul chef d’État européen ­ sans même parler de George W. Bush ­ en a-t-il esquissé l’intention ? Non, bien sûr. Pense-t-on que Jacques Chirac recevant Ehud Olmert, mercredi à l’Élysée, a fait autre chose que de faire part au Premier ministre israélien de sa « préoccupation » et de sa « préférence en faveur d’une solution négociée » (la langue de bois diplomatique a ça de bon que l’on peut la prévoir sans peine), cela, entre deux contrats commerciaux ? Non, bien sûr.

Et Israël a-t-il laissé entrevoir le moindre infléchissement par rapport à la doctrine Sharon qui vise à annexer toutes les grandes colonies (c’est-à-dire bien au-delà des frontières de 1967) et à occuper la vallée du Jourdain ? Non, bien sûr. Au contraire, les raids israéliens se poursuivent, et ceux qui viennent d’anéantir une famille entière à Gaza n’ont pas provoqué chez les dirigeants occidentaux le moindre froncement de sourcils.

Ce que nous comprenons, ce que nous imaginons, les Palestiniens le comprennent et le savent mieux que nous. Ils le vivent.

D’autant plus que le coup de la « reconnaissance » leur a déjà été fait en 1988, puis avec le processus d’Oslo, en 1993. Sans réciprocité. Dans ces conditions, le référendum, à supposer qu’il ait lieu le 26 juillet, risque d’être une nouvelle façon de les gruger. Il risque d’être l’instrument d’une tentative de passage d’un conflit à l’autre. Non pas tant dans la réalité que dans une certaine représentation médiatique. Le conflit cesserait d’être « israélo-palestinien » pour devenir « inter-palestinien ».

Mais on aura tout de même du mal à convaincre ce peuple que la colonisation est étrangère à son malheur.

Politis, 15 juin 2006