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Par Claire Beaugrand

« Au Bahreïn, la contestation ne semble pas vouloir faiblir »

Lundi, 11 mai 2012 - 17h43

lundi 11 juin 2012

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Retour avec Claire Beaugrand, spécialiste des pays du Golfe, sur les spécificités du Bahreïn et le terreau sur lequel la contestation violente a pu se développer.

Comment le printemps arabe a-t-il surgi au Bahreïn ? Quelles sont les revendications de l’opposition ?

Claire Beaugrand : C’est le plus petit pays du Conseil de coopération du Golfe, et le plus pauvre aussi. C’est au Bahreïn qu’a eu lieu la première découverte de pétrole de la Péninsule, en 1932. C’est aussi là que s’établit en 1946 la résidence politique du Golfe persique, centre du pouvoir de l’autorité coloniale britannique dans la région, après son départ de Bouchehr en Iran. Aujourd’hui, les ressources pétrolières de l’île sont pratiquement épuisées, et la raffinerie ne tourne que grâce au pétrole fourni par l’Arabie saoudite, pays avec lequel Bahreïn partage les revenus du champ offshore d’Abu Safa. Le Bahreïn est donc plus vulnérable économiquement. Au Koweït, par exemple, la Constitution garantit un droit à l’emploi pour les citoyens, ce que le Bahreïn ne pourrait absolument pas se permettre.
Comme le Koweït, il est aussi politiquement plus en avance que ses voisins. Suite à l’adoption d’une constitution en 1973, le Bahreïn a notamment eu une expérience parlementaire qui a été avortée en 1975, lors de la dissolution du Parlement. Le retour à cette Constitution de 1973 qui définissait un système unicaméral [une chambre de représentants pour voter les lois, ndlr] est la base des revendications politiques depuis le début des années 2000.
La nouvelle Constitution de 2002 prévoyait une chambre haute nommée. Beaucoup de Bahreïniens ont été déçus par ce qu’ils estiment être un retour en arrière par rapport aux acquis de 1973. La répartition des pouvoirs entre exécutif et législatif reste une pierre d’achoppement majeure dans le conflit actuel.

Pour expliquer la crise actuelle, on parle aussi beaucoup du conflit entre la majorité chiite et la minorité sunnite au pouvoir.

Claire Beaugrand : En effet, on souligne souvent l’élément confessionnel, de façon un peu schématique mais il n’est pas le seul à prendre en compte. Il se combine à des inégalités socio-économiques perçues comme le résultat de politiques discriminatoires. Les chiites des villages de la périphérie ont développé un fort ressentiment envers les autorités, car ils se sentent victimes de discriminations pour l’accès au logement et à l’emploi, particulièrement dans le secteur public et les ministères et institutions sensibles ou stratégiques comme les Affaires étrangères, l’Intérieur ou la Défense.

Est-ce le cas ?

Claire Beaugrand : Bien que certains affirment qu’il y a bel et bien des chiites dans la police ou l’armée, force est de reconnaître que c’est plutôt l’exception que la règle et que ce n’est certainement pas le gros des troupes qui vient du Pakistan, du Yémen ou de la Syrie. Les chiites y voient une suspicion à leur égard, particulièrement depuis la révolution iranienne. Même si de toute façon, historiquement, l’armée a toujours été encadrée par des étrangers de Grande-Bretagne ou de la Jordanie.

Quelles sont les revendications de l’opposition ?

Claire Beaugrand : L’opposition est scindée entre ceux qui acceptent la monarchie et une minorité qui refuse sa légitimité.
Le principal parti d’opposition est le Wefaq, un parti islamique chiite, mais qui tend à ne pas trop mettre en avant son identité religieuse, et fait alliance avec des partis de gauche. Cette coalition souhaite des réformes constitutionnelles : favorable à l’unicaméralisme, elle réclame un Premier ministre élu, c’est-à-dire issu de la majorité parlementaire, et responsable devant le Parlement.

A côté se sont développés des mouvements plus radicaux issus de l’islam politique chiite tel qu’il est apparu dans l’Irak des années 1960 ou lors de la révolution iranienne.

La césure entre les modérés et les radicaux intervient en 2005-2006, lorsque l’opposition réformiste du Wefaq accepte le principe d’une participation aux élections parlementaires de 2006, rompant avec la stratégie de boycott adoptée jusque-là et prônée par ceux qui sont opposés à tout compromis (dans leur esprit compromission) avec le régime. L’opposition radicale, des mouvements du Haq et Wafa, adopte une stratégie de désobéissance civile, organise des manifestations dans les villages qui tournent souvent à l’affrontement violent avec les forces de l’ordre, menant au cycle bien connu de manifestation-arrestation-manifestation. C’est sur ce terreau que s’est développée la contestation violente.

Lors du mouvement de protestation de 2011, le courant anti-monarchique est exprimé haut et fort, demandant ouvertement, chose assez impensable dans le Golfe, la chute de la famille royale.

Comment le printemps arabe a-t-il surgi au Bahreïn ?

Claire Beaugrand : Ce n’est pas l’opposition parlementaire qui a appelé à la première manifestation. C’est une page Facebook des jeunes « de la révolution du 14 février » sur un mot d’ordre radical appelant à un changement de régime. Ce qui est étonnant, c’est qu’au moment de cet appel du 14 février, cette frange radicale cristallise tout le ressentiment de gens beaucoup plus modérés, formant le gros des troupes du Wefaq. Chacun se mobilise avec son agenda. Les slogans sont très hétéroclites, allant de « Ni chiite, ni sunnite, mais Bahreïnien », à « Le peuple veut la réforme du régime » ou « Le peuple veut la chute du régime ». Après les premiers morts parmi les manifestants, le régime a cherché à négocier : le roi a chargé le prince héritier, qui fait figure de réformiste au sein de la famille royale, de négocier avec l’opposition, mais le dialogue échoue. Et le 14 mars 2011, les troupes du Bouclier de la Péninsule (du Conseil de coopération du Golfe) entrent dans le pays pour protéger les installations stratégiques du pays, et l’état d’urgence est proclamé.

Où en est la contestation aujourd’hui ?

Claire Beaugrand : Elle continue et ne semble pas vouloir faiblir, dans sa version violente comme pacifique. Les appels à manifester du Wefaq mobilisent à chaque fois une foule qui atteint plus de 10 000 personnes. Dans les villages chiites, des bandes de jeunes affrontent les forces de l’ordre chaque jour : aux cocktails Molotov des uns répondent les gaz lacrymogène à profusion des autres.
La société est encore très traumatisée par la répression de février-mars 2011 – qui a fait l’objet d’une enquête de la commission indépendante menée par le professeur Bassiouni, concluant notamment à l’usage excessif de la force au recours à la torture et établissant le nombre de 35 victimes, et par les violences confessionnelles qui ont suivi.

A l’heure actuelle, le sentiment est que la situation ne peut continuer ainsi et doit retourner à la normale : les violences de rue continuent, entre les jeunes révolutionnaires et la police, qui se sont soldé il y a peu encore par la perte de vies humaines. L’opposition continue de reporter des cas de torture, l’atmosphère politique est tendue et le gouvernement, furieux de l’attention internationale portée à cette crise qui s’enlise, s’impatiente face aux prises de position des activistes restés complètement insensibles à sa mise en application des recommandations de la commission Bassiouni.

Tout le monde s’accorde à dire qu’il n’y a pas d’autre solution que la négociation. Pourtant, depuis le début de l’année 2012, le dialogue que chacun annonce et appelle de ses vœux n’a pas eu lieu, chaque camp se renvoyant la responsabilité de cet échec.

Propos recueillis par Nora Bensaâdoune