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Emotion

Le retour de Khaled

par Al Faraby

mercredi 12 avril 2006

La foule compacte approche.

Devant, les enfants courent dans tous les sens et se postent aux endroits surélevés pour mieux voir. Ils ouvrent grand les yeux et la bouche, tant ils sont essoufflés.
L’homme assis sur sa chaise roulante se retourne de temps à autre. Il juge la distance qui le sépare du cortège. Elle se rétrécie à vue d’œil. Il va falloir qu’il se range au bas côté. Le lieu est escarpé. Le chemin est à flanc de colline et en contre bas, il y a les champs.
Il pousse les deux roues de toutes les forces qui lui restent dans les bras. Il penche la tête en avant pour gagner dans son élan quelques centimètres.

C’est une folle course.

Un sentier se présente à quelques mètres devant. Encore un petit effort et il est rangé. Il transpire et ses muscles tendus lui font mal. Il sent sa tête tourner. Il arrive à la hauteur du sentier. D’un coup sec de la main droite fait virer la chaise. Il s’engage trop vite et se retrouve en plein champ. Il tourne le dos à la foule. Il ne la verra pas de face. « C’est peut-être mieux ainsi » se dit-il.
Il redresse le buste et tend les oreilles. Les bras tendus fixent les deux roues. Une légère brise lui caresse le visage et finit de lui assécher sa sueur. Il reprend son souffle.

« Fallait-il qu’il soit libéré ce jour ? » pense-t-il.
Toute cette foule sur la route. Tout le village est là. Probablement des habitants d’autres villages.
Doucement, le ciel se couvre de parcelles de nuage qui filtrent les rayons du soleil. Cette lumière tamisée accentue l’atmosphère de deuil et de colère.
La foule continue d’avancer à grands pas. Les slogans fusent et les drapeaux claquent au vent qui se renforce. Il y en a de toutes les couleurs : des noirs, des verts... mais beaucoup de rouges. La figure du Che, la tête surmontée du célèbre béret noir surmonté de l’étoile rouge. Cette figure-là domine la foule.
Une voix féminine crie dans un micro. Ses paroles sont amplifiées par un haut-parleur : « Nous ne les laisserons pas démolir nos maisons »
La foule répète : « Résistance »
La voix : « Nous ne les laisserons pas tuer nos enfants »
La foule : « Résistance »
La voix : « Nous ne les laisserons pas exproprier nos terres »
La foule : « Résistance »
La voix : « Nous ne les laisserons pas brûler nos récoltes »
La foule : « Résistance »
La voix : « Nous ne les laisserons pas nous assiéger »
La foule : « Résistance »
La voix : « Nous ne les laisserons pas nous affamer »
La foule : « Résistance »
La voix : « Nous briserons les barreaux des prisons »
La foule : « Résistance »
La voix : « Nous libèrerons la Patrie »
La foule : « Résistance »
La voix : « Liberté chérie... »
La foule : « Liberté, liberté, liberté... »

L’homme assis sur sa chaise roulante répète à voix basse : « liberté, liberté, liberté... ». Il s’effondre en larmes. Celles-ci lui brouillent la vue. Il ne voit plus les champs désolés qui s’étendent devant lui. Que des herbes folles. Une terre rocailleuse en manque de travail et de mains fortes comme les siennes. Mais plus jamais il ne pourra se remettre debout. Ils lui ont brisé les pieds.
Les larmes coulent en abondance mais il tient la tête haute.
Il perçoit les pas de la foule toute proche. Il n’ose pas se retourner de peur d’être reconnu. Il sait qu’il les connaît presque tous.

Ce sont tous les siens. Il y a là, sans aucun doute, sa mère, son père, sa femme, ses frères et sœurs, ses cousins... certainement aussi son fils Wahid qui va sur ses seize ans.

Le jour de sa libération, ils sont tous venus sans le savoir. Il ne l’a dit à personne. C’était sa surprise à lui.
Il est le premier surpris. Il sent une présence derrière son dos. Il baisse légèrement la tête et regarde en arrière, de biais. C’est un jeune, de ceux qui accompagnent les cortèges de bout en bout sans jamais s’y intégrer. Ils sont là pour voir, mémoriser et pouvoir en parler entre eux plus tard. Des détails qui ne leur échappent pas, suivis de leurs commentaires. Une manière à eux de restituer l’évènement en l’enrichissant de leurs imaginations et de leurs fantasmes.

Le jeune accoste l’homme et le salue. Il lui demande s’il a besoin d’aide.

« Je te remercie. Mais dis-moi, où vont ces gens ? »
« Au cimetière »
« C’est donc un enterrement, et de qui ? »
« Tu n’est pas de chez nous... »
« Juste de passage »
« C’est un jeune que les soldats ont tué d’une balle dans la tête lors de l’affrontement d’hier soir sur la place du village »
« Et comment s’appelle-t-il ? »
« Wahid... c’était mon copain »
D’une voix étranglée, l’homme fait répéter le prénom du jeune assassiné : « Wahid, le fils de Nouhad... ? »
« Oui. Vous la connaissez ? »

L’homme est pris d’un violent tremblement. Il secoue la tête, lève les bras au ciel et hurle de toute sa voix. C’est un long cri de douleur qui fend l’air et traverse la foule arrivée à sa hauteur.
« Wahid... »

Effrayé, hébété, le jeune garçon est paralysé.
Le cortège s’immobilise.

Tous les regards fixent l’homme assis sur la chaise roulante. L’homme hurle de toute ses forces le prénom de son fils : « Wahid, Wahid, Wahid... »

Une femme se détache de la foule et avance lentement vers lui.

Les nuages se font denses. Les rayons du soleil s’estompent. Le ciel s’assombrit. L’orage se prépare.
La femme s’approche de l’homme. Elle le voit que de dos. Il continue à hurler mais d’une voix étouffée par une extrême souffrance. Sa gorge est refroidie par le vent qui se lève. Sa tête est enflammée par la colère de ne pas pouvoir se mettre debout. Il essaie, mais la chaise bascule. Il tombe. Il empoigne la terre. De ses longs doigts, il creuse, il creuse, il creuse... il n’arrête pas de hurler.
Malgré la douleur, la femme reconnaît la voix. Elle approche. Elle se baisse. Elle prend l’homme par les épaules.

« Khaled... tu es libre ?! »
« Ils ont tué mon fils »
« Khaled... c’est toi mon amour »
« Ils ont tué mon fils »

Le couple pleure longuement, abondamment.

Nouhad redresse son mari. Elle le repose sur la chaise et le pousse vers la route. Le couple fend la foule. Les gens s’écartent et forment une haie. Nouhad rapproche son mari du corps de Wahid que les porteurs ont posé par terre. Le corps est enveloppé d’un drapeau rouge, sauf le visage.
Un visage d’enfant.
Un visage d’ange.
Un long moment de recueillement et de silence ponctué par des gémissements.
Les nuages lâchent leurs premières gouttes de pluie... L’orage éclate. Le corps est à nouveau porté à bout de bras, comme une offrande au ciel, en remerciement pour cette pluie qui tombe et qui arrose la terre endurcie.
Nouhad pousse Khaled.
La voix féminine reprend son cri : « Liberté chérie... »
La foule répète : « Liberté, liberté, liberté... »
Le drapeau rouge avec la figure du Che claque au vent et ouvre la voie.
La foule compacte s’éloigne.

http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=3023

A lire d’Al Faraby :
« Quand on a peur, on perd la vue »
Ed. Société des Écrivains - ( ISBN : 2-7480-2364-1 )