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" voir Bahreïn se transformer en « Berlin du Moyen-Orient » ?

Bahreïn : un 43e mort et des barricades partout

Dimanche, 9 octobre 2011 - 18h31

dimanche 9 octobre 2011

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Huit mois après le début du mouvement de protestation contre la monarchie, la débauche de moyens répressifs n’a pas atteint son but. Au contraire, la population est en train de se radicaliser. Dans chaque village, ce sont des jeunes adolescents qui s’imposent sur les barricades.

Cette fin de semaine, le bilan des protestations à Bahreïn a atteint le chiffre de 43 morts. En proportion des 600 000 Bahreïnis, c’est comme s’il y avait eu en France, depuis six mois, un peu moins de 5000 morts. Toujours proportionnellement à la population, c’est plus qu’il n’y a eu de morts lors des révolutions tunisienne et égyptienne. C’est dire l’émoi qu’a suscité le décès du jeune Ahmed Al-Qattan, 17 ans, suite à un tir de chevrotine lors d’affrontements avec la police.

Ces affrontements ne sont pas un fait isolé, bien au contraire : ils ont eu lieu presque tous les soirs dans presque tous les villages et quartiers chiites qui entourent la capitale Manama. Car depuis que le régime, en mars dernier et avec renforts de soldats et de blindés saoudiens et émiratis, a évacué puis rasé la place de la Perle, là où campaient les manifestants dans leurs tentes pour demander de vraies réformes politiques, la contestation n’a pas cessé, mais s’est transformée.

D’une part, les figures des forces les plus radicales étant toutes en prison, la principale organisation chiito-confessionnel de l’opposition, le Wifaq, a quelque peu rétabli son hégémonie sur la scène politique chiite. En coalition avec d’autres partis d’opposition, notamment le Waad (gauche laïque, à domination sunnite), il organise des rassemblements hebdomadaires dans les différents villages qui drainent entre 10 et 20 000 personnes.

Mais d’autre part, la répression sur la place de la Perle a peut-être ouvert la boîte de Pandore que les voix les plus raisonnables disaient craindre par-dessus tout : « Une nord-irlandisation de la situation, c’est ce que nous ne voulons pas », disait le prince-héritier au tout début de la crise, mi-février. Il parlait du danger de l’exacerbation des divisions confessionnelles, avec émergence de milices de quartier qui se livrent à des guérillas urbaines. On n’en est pas tout à fait là, mais le risque est réel.

D’autant que le prince-héritier, qui passe pour être ouvert à une solution négociée et qui continue d’être considéré par beaucoup de Bahreïnis, même chiites et d’opposition, comme un recours possible, a été largement marginalisé au sein de la famille régnante au profit du Premier ministre. Celui-ci, Khalifa bin Salman Al-Khalifa, est en poste depuis l’indépendance du pays en 1971, faucon avéré, proche des Saoudiens et considéré comme le vrai homme fort du pays. D’ailleurs, c’est sa photo et non celle du roi qui a fleuri partout, dès l’aéroport et jusque dans les moindres bouille-bouille, par dizaines et par centaines.

Avec lui, c’est donc le tout-répressif qui l’a emporté sur les vagues tentatives d’ouvrir un dialogue national. Or, cette répression semble incapable de mettre un terme à la contestation. Bien au contraire, elle est peut-être en train de faire émerger une nouvelle génération de militants radicaux. Autrement dit, on retourne à la case départ, à la situation antérieure à 2006, quand l’opposition avait accepté de participer au jeu institutionnel, malgré ses défauts, et de miser sur un processus de réformes graduelles.

Ce qui se passe dans les villages et faubourgs chiites est un jeu qui pourrait paraître dérisoire s’il ne se soldait pas, parfois, par des blessés graves ou des morts. Et s’il n’hypothéquait pas l’avenir politique du pays. Ce sont tous les soirs, dans chacun des innombrables villages chiites du pays, une centaine d’habitants qui sortent à environ 21 heures. Ils font une manifestation en bonne et due forme, avec banderoles et en criant : « A bas le gouvernement, que tombe le roi Hamad, mort aux Al-Khalifa » etc.

Ils parcourent les ruelles, puis se dirigent vers l’entrée du village. Là, des 4x4 blancs-bleus aux vitres grillagées des forces anti-émeute (CRS) occupent l’entrée du village. La plupart des manifestants se dispersent et ne restent que les garçons entre, en gros, 15 et 25 ans. Il semble y avoir une tendance à une participation plus grande de femmes, mais cela reste essentiellement une affaire d’adolescents et de jeunes hommes non-mariés.

Ceux-ci se rapprochent de la barricade (briques, planches de bois, vieux canapés et surtout des bennes d’ordures, étant donné que le ramassage municipal est de toute façon interrompu, en « punition collective » de la part des autorités). Ils commencent alors à se moquer de l’accent des policiers, dont beaucoup sont des Pakistanais naturalisés, ou seraient des supplétifs venus d’Arabie saoudite, en tout cas des sunnites auxquels le régime a recours pour mater la majorité chiite du pays. Bravaches, ils lancent « venez donc, mercenaires ! », puis ceux-ci, à quelques centaines de mètres, commencent à lancer les premières grenades lacrymogènes.

Au bout de quelques minutes, cela se termine par une attaque massive de gaz lacrymogène qui noie tout le quartier. On n’a plus d’autre choix alors que de courir, puis de s’engouffrer dans la première porte qui s’ouvre sur le chemin. Derrière portes et vitres calfeutrés afin de se protéger contre le gaz, les jeunes se retrouvent dans le salon d’un voisin de quartier. Ceux-ci offrent du thé à boire et de la menthe censée calmer les voies respiratoires. Pendant une demi-heure, ils s’encouragent mutuellement et racontent leurs exploits.

Puis, quand l’air devient à peu près respirable dans le quartier, les policiers s’engouffrent dans les ruelles par groupes de quelques dizaines. Il faut alors baisser la voix quand on les entend passer derrière les rideaux tirés, espérant qu’il n’y aura pas d’assaut contre la maison comme celui qui s’est soldé par un incendie et des brûlés graves à Sanabis il y a deux semaines. Ensuite, les jeunes montent sur les toits, guettant les mouvements de la police pour transmettre les infos par texto aux copains, puis se remettent à crier « à bas roi Hamad ». Dès qu’ils sont sûrs que la police s’est retirée, ils redescendent dans la rue, et le même scénario se répète, une, deux, trois fois. Tout ça se termine généralement un peu après minuit. Car « ça fait six mois qu’on manifeste, on ne peut pas ne pas dormir chaque nuit. On travaille le lendemain, quand même », comment un habitant de Sitra.

Spectacle dérisoire, qui n’aboutit à rien, ni d’un côté ni de l’autre. Le seul résultat est peut-être de renforcer un peu plus les liens déjà extrêmement forts à l’intérieur des petites communautés villageoises. Et de creuser un peu plus le fossé de méfiance entre cette partie de la population et un régime qui n’a pas réussi à se donner ne serait-ce qu’un vernis de légitimité populaire chez de larges franges de la population chiite, se contentant de régner par la force. Ainsi, les jeunes ressassent leur rengaine à longueur de soirée : « les Al-Khalifa nous ont occupés il y a deux siècles », « les Saoudiens nous colonisent », « notre situation est pire que celle des Palestiniens », « jamais, on n’acceptera ce régime » etc.

Plus la crise dure, plus ce discours s’installe. Pourtant, eux aussi disent, dans des moments de lucidité, quand ils ne sont pas en surchauffe collective avec leurs amis, que « quand on dit qu’on veut la chute du régime, on pense à la démission du Premier ministre et l’instauration d’une vraie monarchie constitutionnelle ».

Toutefois, pour l’instant, ce sont les discours les plus intransigeants qui occupent les esprits des deux côtés. Il n’est pas certain que le but des autorités - faire en sorte que les parents incitent leurs fils à cesser les manifestations - n’ait pas l’effet inverse : ressouder le quartier autour des têtes brûlées les plus excitées. Et d’installer de nouveaux leaders.

Car ces jeunes, dès la sortie de l’école, se réunissent en groupes informels, décident des barricades à ériger, des sentinelles à placer, etc. Si l’organisation est largement collective et portée par l’ensemble des jeunes, il y en a parfois un en particulier qui s’est imposé comme « chef » ; c’est lui qui s’enquiert de cet étranger qui est venu en observateur, puis qui donne sa « permission » et indique la personne qui devra nous prendre en charge.

Dans un éditorial courageux, Mansour Al-Jamri, rédacteur en chef du seul quotidien bahreïni quelque peu critique, disait : « La situation du pays est aujourd’hui pire qu’elle n’a été au début de la crise. Les clivages confessionnels se sont aggravés, les possibilités de solution éloignées. Certains croient que la simple négation de la réalité est une manière de régler nos problèmes. Or en réalité, plus le temps passe, plus la solution sera difficile à apporter. »

(Sur la photo le portrait du roi d’Arabie saoudite, honni par les chiites de Bahreïn depuis qu’il a envoyé des troupes afin de soutenir le régime sunnite. Selon l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis en effet, la révolte bahreïnie s’expliquerait par es tentatives de l’Iran chiite de déstabiliser le Golfe.)

En début de semaine, le ministre de la Défense britannique a exprimé sa crainte de voir Bahreïn se transformer en « Berlin du Moyen-Orient ». C’est-à-dire en lieu de fixation des divisions géostratégiques régionales - entre l’Iran chiite et l’Arabie saoudite sunnite - avec une séparation du pays en deux entités antagonistes. Scénario catastrophe peut-être trop pessimiste. Mais pour l’instant, il est vrai que le pays continue de s’enfoncer dans l’impasse.

Philippe Mischkowsky

Courrier International