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Démocratie & socialisme 163, Mars 2009

SUR L’ABSENCE (VOULUE) D’INTERLOCUTEURS

par Philippe Lewandowski

vendredi 20 mars 2009

Les Juifs forment-ils un peuple ? À cette question ancienne, Shlomo Sand, historien israélien, répond que, contrairement à l’idée reçue, la diaspora ne naquit pas de l’expulsion (mythique) des Hébreux de Palestine, mais de conversions successives en Afrique du Nord, en Europe du Sud et au Proche-Orient. Voilà qui ébranle un des fondements de la pensée sioniste, celui qui voudrait que les Juifs soient les descendants du royaume de David, et non les héritiers de guerriers berbères ou de cavaliers khazars.
Mais politiquement, pourquoi ne pas focaliser notre attention sur les dirigeants sionistes de l’État d’Israël, et ne pas voir en eux les descendants lointains des anciens Grecs de Sicile ? À l’appui de cette assertion, rappelons une anecdote sur la vie de Denis, tyran de Syracuse, auquel on demandait conseil sur la meilleure façon de régner sans partage. Pour toute réponse, il coupa la tête d’un épi plus haut que les autres dans le champ où il se trouvait en compagnie de son visiteur : il fallait que rien ne dépasse. Quittons la métaphore, et comprenons la comme l’élimination préventive de toute direction politique potentielle des adversaires du pouvoir en place.

Assassinats ciblés

Les dirigeants israéliens excellent dans cet exercice dont ils ont fait une politique systématique, directement ou par forces interposées, quelle que soit la couleur politique de la menace pressentie. Dans leur vocabulaire, ils appellent cela des « assassinats ciblés ». Leur liste serait longue à établir, mais quelques rappels permettent de prendre la mesure de l’ampleur de l’entreprise ainsi que de ses conséquences.

Continuité : Dans une interview à la BBC réalisée en 1993, Aharon Yariv, ancien chef des renseignements militaires israéliens, a ainsi déclaré « qu’il avait reçu des ordres directs du premier ministre de l’époque, Golda Meir (1969-74), pour assassiner des chefs de la résistance palestinienne partout où ils se trouvaient ». Tous les mouvements de résistance, qu’ils soient laïques ou religieux, ont ainsi payé (et continuent de payer) un lourd tribu aux colonisateurs : Ghassan Kanafani, Abu Ali Mustafa (FPLP), Mohamed Bodia, Thabet Thabet (Fatah), Mahmoud Al-Hamshari, Abu Hassan Salama (Force 17), Fathi Al-Sheqaqi (Jihad islamique), Salah Shehada, Ismail Abu Shanab (Hamas), parmi tant d’autres.
Tous les moyens possibles sont utilisés : commandos, téléphones ou véhicules piégés, missiles ; et tant pis pour les femmes et enfants qui ont le malheur de se trouver près de la victime visée au moment de la frappe. Les assassinats dits ciblés font bel et bien partie de la grammaire guerrière israélienne.

Isolement & emprisonnements

Le long confinement de Yasser Arafat (de décembre 2001 à octobre 2004) à Ramallah est encore dans toutes les mémoires. Cet emprisonnement aussi symbolique que réel ne saurait être l’arbre qui cache la forêt : des milliers d’emprisonnements bien réels, consistant en grande partie en otages (au sens propre du terme, à différencier donc de prisonniers de guerre) civils, mais aussi en dirigeants politiques, à la fois connus et reconnus. Et s’il faut rappeler l’arrestation et la détention sans jugement des 45 députés régulièrement élus du Hamas, les laïques ne sont pas épargnés, comme, pour n’en citer que deux, Marwan Barghouti (Fatah) ou Ahmed Saadat (FPLP). Comme par hasard, il s’agit de dirigeants de poids, voire, en ce qui concerne Barghouti, du représentant d’une possible alternative à un Mahmoud Abbas bien discrédité.
Régulièrement décapitées, les organisations palestiniennes en sont donc réduites à voir se succéder de nouveaux dirigeants, forcément moins expérimentés, et sans doute plus enclins à céder aux provocations. Comment ne pas voir là le résultat d’une politique délibérée, celle-là même qui permet ensuite au gouvernement israélien de prétexter l’absence de tout interlocuteur pour éviter ou repousser sine die toute négociation sérieuse ?

Après Gaza

Si l’objectif des dirigeants israéliens avait été la destruction du Hamas, ils auraient publiquement reconnu leur échec en entamant des négociations – fussent-elles indirectes, comme c’est effectivement le cas – avec ses représentants. Mais tel ne devait pas être le fond de leurs intentions, qui demeure inchangé : refuser toute vraie négociation et poursuivre la colonisation, en provoquant puis en attisant la division des Palestiniens.
Ils oublient qu’il leur est impossible d’éradiquer tout un peuple ; même en poursuivant à outrance une politique d’élimination de toute élite palestinienne, fût-elle potentielle : restriction des possibilités d’études pour les étudiants, prises pour cibles, comme lors de l’agression de Gaza, d’écoles dans lesquelles se sont réfugiés des enfants, élites de demain.
Ils sont tellement imbus de leur supériorité militaire qu’ils ne se sont même pas rendus compte qu’ils détruisaient psychologiquement leur propre société en tant que corps susceptible de s’intégrer dans un Proche-Orient en paix. Après l’assassinat de Rabin, après la défaite d’une gauche qui s’est suicidée à force de mener une politique de droite (notamment sur la question de la colonisation), que peuvent-ils encore répondre à ceux qui disent à Israël : « Nous n’avons plus de partenaire ! »

La dernière étude de la CIA prévoit que sous sa forme actuelle, l’existence de l’État d’Israël pourrait ne pas excéder les vingt prochaines années : Le rapport prédit “un mouvement inexorable d’une solution de Deux à Un État, comme modèle le plus viable fondé sur des principes démocratiques de pleine égalité qui éliminerait le spectre menaçant de l’apartheid colonial et permettrait le retour des réfugiés de 1947/1948 et de 1967. Ce modèle est la condition préalable à la paix dans la région.”
Les Grecs de Sicile se sont finalement intégrés à Rome.

Philippe Lewandowski
(Démocratie & socialisme 163, Mars 2009)