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Par Alanh Gresh, Le Monde Diplomatique

“La guerre contre l’EI va être longue et difficile”

Dimanche, 14 juin 2015 - 19h21

dimanche 14 juin 2015

Source : LIBERTE - Le droit de savoir, le devoir d’informer

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Grand spécialiste des questions du Proche-Orient, Alain Gresh, journaliste et directeur adjoint du mensuel “Le Monde diplomatique”, auteur de plusieurs ouvrages dont “De quoi la Palestine est-elle le nom ?”, revient dans cet entretien sur les causes de l’émergence de l’État islamique et les clés pour y faire face.

Liberté : Comment peut-on expliquer cette expansion rapide de l’organisation de l’État islamique (EI) ?
Alain Gresh : Je crois que la force de l’organisation de l’État islamique tient, d’abord, à la faiblesse de ses différents adversaires et au fait qu’elle a pu s’inscrire dans un chaos régional entamé depuis l’intervention américaine en Irak. La déstructuration de l’État irakien a permis le développement de structures djihadistes. Avant 2003, faut-il le rappeler, il n’y avait aucune structure. Ensuite, l’extension du chaos a créé les conditions pour cette organisation de s’affirmer. Et le jeu entre les différentes puissances régionales, la Turquie, l’Iran et l’Arabie Saoudite, a de facto favorisé cette montée. La transformation dans la région, l’utilisation par les uns et les autres de la dimension confessionnelle, l’incapacité du nouveau pouvoir irakien à offrir une solution nationale pour répondre aux problèmes des Irakiens où la confession est importante ont poussé une partie de la population sunnite à considérer que l’État islamique était un protecteur des chiites des Iraniens. Tous ces éléments ont joué un rôle important.

Certains, comme l’imam d’Al-Azhar, estiment qu’il a été créé pour diviser le monde arabe…
A posteriori oui, ça a contribué à diviser le monde arabe et le monde musulman. Mais les Arabes n’ont pas besoin de ça pour être divisés. Ils étaient divisés en 2003 au moment de la guerre contre l’Irak. Depuis des décennies, ils étaient incapables de se mettre d’accord sur des projets communs, sur une politique commune vis-à-vis de la question palestinienne par exemple. Oui, cette organisation contribue à la division de la région, mais ce n’est pas un complot qui est fait par des gens pour diviser la région, c’est plutôt une organisation qui s’est inscrite dans les failles de la région et dans sa faiblesse.

La coalition internationale a admis récemment que sa stratégie n’a pas réussi à contenir l’expansion de l’EI, en dépit d’un bombardement intensif de ses positions. Quelle est, à votre avis, la meilleure stratégie pour venir à bout de cette organisation ?
Il n’y a pas de stratégie chez la coalition. Les différentes forces qui composent cette coalition ont des intérêts divergents et ne voient pas la situation de la même manière, notamment les puissances locales : l’Arabie Saoudite, l’Iran et la Turquie. Il n’y a pas de stratégie cohérente. Chaque pays a ses intérêts propres. En plus les États-Unis ne sont pas prêts à envoyer des soldats. Il ne peut y avoir de guerre gagnée par les bombardements. Tout ça fait que, de mon point de vue, c’est voué à l’échec. Comment sortir de cette situation ? Ça va être difficile et long. Il faudrait qu’il y ait un consensus régional entre les puissances qui, d’une manière ou d’une autre, alimentent les divisions : je veux dire l’Arabie Saoudite, l’Iran et la Turquie, pour arrêter de se combattre et pour essayer de trouver des solutions à chacun des problèmes qui sont ceux de la reconstruction des états, de la Syrie. De toutes les façons, ça va prendre beaucoup, beaucoup de temps.

Plus près de chez nous, en Libye, l’EI s’est déjà implanté en s’emparant de Syrte. Vu la complexité de la situation dans ce pays, pensez-vous qu’il est possible d’endiguer la menace ?
Oui, je pense qu’on peut arriver à l’endiguer. D’abord, j’observe qu’il y a quelque chose qu’a réussi à faire malheureusement l’EI, avec un peu, il faut le dire, le soutien de la coalition, c’est de devenir un ennemi global, c’est-à-dire on le présente comme un danger mondial, ce qui lui permet de devenir une espèce de “pool” de résistance de tous les groupes qui, pour une raison ou pour une autre, s’opposent à leurs États nationaux.
On le voit avec Boko Haram, par exemple, ou même Al Qaïda au Yémen ou Ançar Beit Al Moqadass, à Gaza. Cette manière de se présenter et d’apparaître —­ pour un certain nombre de personnes — comme l’organisation qui, à l’échelle régionale et mondiale, s’oppose à l’impérialisme américain lui donne une force et une attraction très grande. Je crois qu’il faut arriver à faire la différence entre ce que sont les problèmes locaux ou nationaux dans chaque pays.
Il y a des problèmes en Libye qui n’ont rien à voir avec l’état islamique. Il faut parvenir à une solution de compromis et de consensus national. Et c’est cette solution de consensus national, dans chaque pays, qui va permettre de le combattre et de l’empêcher de s’implanter.

C’est un peu ce qu’il faudrait faire en Égypte ? Régler les problèmes politiques, économiques…
Oui. En Égypte, disons qu’il y a des problèmes lesquels ont été à l’origine des révolutions arabes. Des problèmes d’ordre socioéconomique et démocratique, qui restent des facteurs d’instabilité et qui, pour l’instant, ne sont pas encore résolus. Le danger, à mon avis, de la voie choisie par l’Égypte, c’est qu’elle a choisi la solution militaire.
Elle met dans le même sac tous les courants islamistes. Je pense que c’est une erreur. Cela risque de pousser les groupes islamistes qui acceptent, plus ou moins, le jeu démocratique à aller vers la violence.

Est-ce qu’on peut justement faire le lien entre le printemps arabe et l’apparition de ces groupes extrémistes ?
Bien sûr, il y a un lien. C’est-à-dire que ce printemps arabe a eu lieu dans une situation où les États étaient déjà très faibles (…), et comme ces mouvements (de révolte, ndlr) étaient incapables de faire des changements profonds, ça a favorisé le renforcement des groupes extrémistes.
Il faut rappeler qu’en 2011, l’État islamique n’existait pas et Al Qaïda avait perdu beaucoup de son influence, notamment au Moyen-Orient. Je pense que le meilleur moyen de lutter contre ces groupes, ce n’est pas comme le pense l’armée égyptienne, mais par l’instauration de modèles de développement à la fois sociaux, économiques et démocratiques

De plus en plus de jeunes, notamment en Occident, sont attirés par ces mouvements djihadistes radicaux, comme l’EI. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Il y a des phénomènes individuels. Disons que l’État islamique offre à un jeune, pas forcément issu d’un milieu défavorisé, une espèce d’idéal. Et du jour au lendemain, il passe d’un anonymat total au stade de héros. Il a l’impression de jouer à des jeux vidéo. D’ailleurs, il y en a beaucoup qui arrivent, qui vont là-bas pour combattre car étant dégoûtés. Il y a aussi la catégorie 16-17 ans fascinée par la violence qui ressemble aux jeux vidéo et aux films que nous voyons. Il y a un autre élément qui de mon point de vue est important : c’est le fait que l’état islamique apparaît comme la seule force aujourd’hui dans la région qui combat l’impérialisme occidental, l’impérialisme américain. Cela lui donne une grande puissance d’attraction.