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LIVRES

Fragments mécréants, Mythes identitaires et R(r)épublique imaginaire

dimanche 16 octobre 2005

De Saint-Cloud à Pékin en passant par Moscou, « CETTE RÉPUBLIQUE CYNIQUE ET SÉNILE (p. 45) » où « LE VOILE ISLAMIQUE MONTRE PLUS QU’IL NE CACHE (p.27) » semble ne plus échapper à la toute puissance financière. Dans Fragments mécréants,… Daniel Bensaïd nous explique le pourquoi - au sens des raisons du vécu et de la souffrance de ceux qui subissent - de cet ordre d’un monde qui s’impose et qui est bien loin de cacher la raison minoritaire qu’il renferme.

Il nous avait laissé songeur sur une réflexion approfondie de ce noyau dur, autour de cette charnière historique que constitue la Pensée de Marx prise avant tout comme une passerelle qui tendait à montrer au monde les barrières que le grand capital n’aurait pas dû franchir dans l’extorsion des bénéfices pris sur le temps de travail des gens qu’il emploie.

Evidemment qu’il rappelle sans cesse qu’il y va d’un intérêt général de continuer d’étudier Marx, « de le lire et de le relire pour en discuter » mais pas dans le sens poussiéreux que lui donne par définition trop souvent « l’esprit de la droite » mais comme un outil d’analyse judicieux adapté et approprié à toutes les époques pour suffisamment expliciter cette « discordance des temps » qui n’en est pas moins aussi une constante, des raisons profondes qui génèrent la pauvreté, le paradigme laborieux sociétal des riches ainsi qu’un univers plus ou moins émergent d’un prolétariat plus ou moins reconnu. Bien au contraire, l’instrument d’approche analytique de la société capitaliste qu’a entreprise la pensée marxiste est d’une actualité déconcertante et ceci est probablement le fait d’une droite qui enjambe justement trop loin cette barrière. Risques incalculés quant à la prolifération des marchés attelés au nucléaire, licenciements abusifs, de doubles en triples précarités ne sont pas les criardes résonances de la pensée de Daniel Bensaïd mais en découlent car elles sont les traces d’une humanité qui ne digère pas, difficilement ou mal le « masque politique » que les pouvoirs se jouent et se partagent entre eux, loin des masses de citoyens dont ils ont la charge…Question de caractère certainement pour que dans Fragments mécréants, Mythes identitaires et République imaginaire il livre d’une écriture condensée autant de pavés dans la mare capitaliste pour défendre cette argumentaire du changement de société. Six chapitres qui sont autant de découpages en paragraphes « slogans » qui, rien qu’à commencer vous laissent imaginer l’ampleur et la profondeur de la suite. LES VASES BRISÉS, 1er paragraphe : les « Nausées. Ça pue. Quelque chose de pourri se décompose dans la République… » Il fallait bien commencer par là, par le dire, « l’illusion politique » qui nous poursuivra si des engagements à gauche ne se font pas ressentir par hypothèse de programmes allant plus loin. Et lui il y va Daniel ! Il nous la rappelle la gauche pour qu’on ne l’oublie pas, la gauche de Maurois qui prît une grève aux usines Citroën d’Aulnay pour une conjuration islamiste à cette femme congédiée pour « port du voile » dans sa demande de renouvellement de ses « papiers » ( ? ?).

Le tracé qu’emprunte Daniel Bensaïd en reprenant tours à tours les grands thèmes qui ont animés les débats ces dix dernières années dans une table, ô combien garnie de chapitres où l’on se précipite, donne et montre également comment cette souveraine gauche s’est finalement sabordée de l’intérieur après qu’elle y fut poussée par l’extérieure. Du cas Finkielkraut à la Question juive - comme s’il était encore nécessaire d’en poser une -, au fil de la lecture là où se prétendaient des rapprochements, Daniel Bensaïd n’hésite pas à traverser les cinglants éloignements qui définissent d’infaillibles positions politiques. Un pied à gauche, un autre sur le libéralisme pour faire des affaires avec la droite, tout soumis à ses règles - dirais-je presque - était le leitmotiv qui cadrait avec de brillantes carrières alors que tout est remis en question aujourd’hui. D’avoir pas trop fait route avec la gauche, celle-ci a causé sa désagrégation et son « implosion ». Involontaire de prétention elle est progressivement devenue calculée et organisée dans la vulgarité des luttes successorales où les bases militantes se font orienter au plus vil de leur mépris pour leurs aînés. Pas à la LCR, fondée en 1966 et toujours en fonctionnement… La critique est facile et l’application des programmes et des projets encore plus problématique lorsque nos élus sont lancés à la conquête de têtes de listes électorales. Cela devrait encore moins passer par des rivalités de direction où l’on voudrait s’arracher la responsabilité du parti, comme si une minorité se devait de renverser la majorité en dissolution.

Petit à petit nous est livré en coup de poing l’éclosion et le renouvellement de cette aventureuse génération soixante-huitarde comme la qualifierait presque honteusement ceux qui n’y étaient pas (eh oui il en reste) atterrissant aujourd’hui sur des convictions qui n’ont pas été appliquées… semblerait-il ! Loin d’être un règlement de compte bien que la lutte entre des idéologies politiques reste vivace, Daniel Bensaïd parle aussi de ces amitiés qui sont restées depuis qu’une Lente impatience si bouleversante expliquait les différents éclatements corrélatifs aux évolutions et aux prises de positions des points de vue militants. L’Algérie et l’Afrique se succédant aux mêmes processus colonial, l’épicentre de la réflexion se situe bien dans cette phrase de Sartre qu’il cite avec magnifiscience toujours à la page 27 qui prend cette France essentiellement pour un pays alors qu’il faudrait prendre garde à ce qu’elle ne devienne pas une névrose !

Lui ne l’a pas quittée la Ligue Communiste Révolutionnaire et il sait pourquoi, le démontre. Certains ont choisi d’autres promotions sociales, ils ont choisi de suivre un chemin différent. Ce n’est pas de vouloir leurs porter préjudice, simplement de poser et signifier ce poids pesant qui donne le sentiment d’être passé à côté de quelque chose d’essentiel qui ne peut-être abandonné. Fragments mécréants donc d’une forme de privatisation du politique contre lequel il devient difficile de combattre jusqu’aux gauches proches du centre. Si c’est de la compromission, du simulacre mercantile ou le double jeu du pouvoir ; Daniel Bensaïd ne juge pas, il laisse à la réflexion et à la méditation ces mémoires toujours fondatrices. Traversée humaine véritable, au cœur de celles et ceux qui luttent au nom de la préservation d’une autonomie intellectuelle, Daniel Bensaïd jette sur le passé un regard profond exposé par des évolutions plus que sur des révolutions avec un accent particulier lorsqu’il est intrinsèquement lié au politique. « Encore s’agit-il de savoir comment politiser ce passé obsédant, au lieu de le noyer dans le pathos humanitaire d’une altérité sans frontières (p.128). » en dit long quant aux engagements pris par les grosses machineries politiques notamment lorsqu’il est question de fermer l’œil au regard de l’application du Droit international. « Ceux qui, en leur temps, ont combattu, souvent sur deux fronts, contre la terreur coloniale et l’exploitation capitaliste, mais aussi contre la terreur et l’exploitation bureaucratiques, ont mieux servi historiquement la cause de l’émancipation, que les réalistes qui se turent, au motif de ne pas affaiblir leur camp [.] » trouvé à la page 155 laisse chacun à ses parcours et nous encourage à ne pas taire la parole militante dès lors qu’est bafoué ce droit international et que sont retirés un certain nombre de droits fondamentaux et remise en question la possibilité même de l’existence sans qu’à aucun instant ne soit directement posée la question de « la main invisible et assassine des marchés ! À la privatisation de l’espace public. Aux ravages du chômage et des exclusions. Au mal être des cités à la dérive [.] » trouve-t-on page 25 parmi les principaux paramètres d’une forme de lâcheté du politique à l’égard des populations en situation défavorables.
Honnête et affûtée la pensée développée dans ce contexte ne pouvait échapper à cette si vaste question européenne qui continue de tarauder les convictions partisanes au travers desquelles « [O]n a aussi pu constater le lobbying persévérant des Églises sur la convention chargée d’élaborer le traité constitutionnel (p. 74) ». Attentif à la problématique, la lucidité de Daniel Bensaïd n’échappe pas à l’appareil religieux où « [L]a loi de séparation de l’Église et de l’État entend privatiser les convictions religieuses (p. 38). » C’est alors que seulement « [C]onfrontée à l’énigme de "frontières naturelles"introuvables, l’Union européenne est tentée de ressourcer son identité dans ses origines judéo-chrétiennes ». Et le même problème à se poser au sujet de la terre d’Israël ou de la question palestinienne, appelez-là comme vous voudrez puisque la moindre évolution semble plus souvent compromise qu’engagée vers des solutions de paix puisque les axes de la temporalité diffèrent selon qu’on se place d’un côté ou de l’autre de la frontière mais c’est avec une impartialité sans égale que Daniel Bensaïd parle de Michel Warschawsky, Béni Lévi ou Walter Benjamin… « Appliquée à la question palestinienne, l’archéologie des origines est censée soumettre la politique à la chronologie. Le premier arrivé, aurait le dernier mot. Suivant le discours de légitimation sioniste, l’antériorité biblique vaudrait titre de propriété » condense admirablement bien le bilan brut de cette région déchirée (p. 103)…

Qu’en est-il alors dans l’histoire de cette notion républicaine toujours portée aux mues avec laquelle Daniel Bensaïd n’emprunte pas forcément le convoi consensuel habituel. « À l’esquiver, il ne reste de l’épopée républicaine qu’une république caporalisée, sans le peuple, une république fouettarde. […] Dans laquelle le voile islamique montre plus qu’il ne cache. Révélateur de frustrations nationales, il cristallise l’hystérie collective d’une puissance déclinante cramponnée à ses rêves et à ses splendeurs défuntes. » Et de conclure par un non moins tonitruant « [Q]ue la République apeurée tremble devant quelques dizaines de foulards en dit plus long sur son propre état de langueur et d’anémie que sur la supposée menace dont elle serait l’objet[.] » peut-on découvrir sans étonnement page 38. Cynique et stérile car vieillissante « [D]errière la mythologie consensuelle, […] , s’affrontent des Républiques opposées et querelleuses. Réputée "une et indivisible", la République est plurielle et divisée. Elle n’est pas un spectre sans corps, elle est historique et charnelle (p. 44) ».

Loyal et d’un regard loin des compromissions, Daniel Bensaïd nous invite dans une sorte de récapitulatif saisissant et anecdotique à nous introduire au plus proche des questions virulentes que sont la résurgence identitaire que propulse les excès de nationalisme, la mondialité au service des minorités financières rémunératrice de républiques bafouées ; progressivement à l’intérieur d’une histoire politique - plus précisément celle de la gauche - sur laquelle s’étale trop souvent une méconnaissance et une simplification déconcertante. Traducteur et passeur des flous idéologiques qui minent les masses peu pensantes, Daniel Bensaïd est la note parfaite pour éviter de se tromper !

Laurent Gantner


L’ouvrage se trouve chez un petit éditeur ô combien grand d’esprit, les Editions LIGNES, fbg Saint - Denis et la Collection est dirigée par Michel Surya.
14, 90 euros

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