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Affaire Merah : les journalistes ont-ils cédé à une « théâtralisation morbide » ?

Dimanche 25 mars 2012 - 18 h 42

dimanche 25 mars 2012

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La séquence qui s’est déroulée la semaine dernière à partir de la ville de Toulouse est riche d’enseignements. Elle n’a pas fini de faire couler de l’encre, après le sang de militaires que le tueur considérait comme des traîtres et de juifs, dont trois enfants, considérés par lui comme complices des morts d’enfants palestiniens. Les points d’entrée dans l’événement sont donc multiples, donnant lieu à de nombreux discours, de l’avocat du tueur à l’ancien patron du GIGN en passant par des "criminologues" et des candidats à la présidentielle. Dans ces prises de parole se mêlent l’exutoire après la tension et les débats pour imposer une vision des choses favorable à ses intérêts sociaux. Dans cette cacophonie, les médias ne sont pas des observateurs extérieurs mais des protagonistes dotés, comme chacun, de leur propre logique.

En premier lieu, ils participent à la construction de l’événement en le couvrant de façon intensive. Il faut dire que c’est la première fois depuis 1945 que des enfants juifs sont ainsi pris pour cible et que les services de l’état ont été mobilisés de façon exceptionnelle (même si la quantité ne fait pas tout). Les chaînes d’information continue ne se sont pas privées de retransmettre en direct des images pendant des heures. Les sites d’informations proposaient des « live-blogging » (240 000 internautes connectés sur le site du Monde à certains moments) à la façon des tweets. On sait ce que cela veut dire depuis la couverture de la guerre d’Irak en 1991 : instantanéité et suspension de tout tri, succession de directs empêchant tout recul sur ce qui se passe, diffusion de fausses nouvelles, dépendance vis-à-vis des sources officielles, journalistes n’ayant rien à dire que l’on exhibe en duplex et face caméra. Ainsi, on a pu entendre, enregistré à leur insu, les propos de journalistes plaisantant sur le palpitant cadrage de camions de pompiers ou sur le fait qu’une seconde avant la prise d’antenne, une journaliste ne savait pas ce qu’elle allait dire.

Catharsis et pathos

D. Schneiderman parle de « suspension du cerveau », mais il vaudrait mieux parler de catharsis. Ce mot grec peut être traduit par purgation (des tensions, des frustrations, des pulsions et des passions), rôle dévolu au spectacle théâtral par Aristote. Un habitant d’un quartier de Lormont (Bordeaux) disait ainsi dans le cadre de la recherche de Vincent Goulet (Médias et classes populaires, 2010) : « Je regarde les actualités quand je n’ai pas le moral ». Cela veut dire que le spectacle du malheur d’autrui permet de relativiser ses propres ennuis et de mieux les accepter. Le pathos des journalistes est alors nécessaire pour bien montrer que les victimes sont effectivement très affectées (pleurs, cris, insultes, deuil, marche blanche, musique triste, etc.). En cela, la couverture médiatique intense des faits divers sanglants revêt une fonction politique éminente, en incitant au repli sur sa seule famille et en freinant les velléités de révolte populaire. La dramaturgie relève alors moins d’une édification morale du spectateur quant à ses pulsions inavouables (eros, thanatos) que d’une diversion et d’une distraction à la fois inquiétantes (menace imprévisible du tueur qui improvise sa cible) et rassurantes (satisfaction de ne pas être touché). Et c’est sans doute pour leur fonction cathartique que Mohamed Merah visionnait abondamment des vidéos de violences perpétrées par les islamistes (décapitation, lapidation, etc.) ; il voulait aussi diffuser les films de ses actes sur le net.
Les journalistes ont également cédé au pathos, c’est-à-dire à l’expression ostensible des émotions (des enfants, des parents, des pompiers et des témoins). Ce fut le cas lors de cérémonies de recueillement. Ils ont également couvert de façon intensive le transport des cercueils vers Israël, donnant l’occasion à N. Sarkozy de se draper dans le manteau du chef de l’état au-dessus des partis, garant de la paix civile. Le pharisaïsme (ostentation de la vertu) de son attitude fut évident (attirer les votes de la communauté juive en faisant le forcing policier). C’est oublier bien vite le climat délétère que le président sortant attise depuis des années entre les « communautés », et qui se manifeste par le racisme, la xénophobie, l’antijudaïsme, l’islamophobie, la ségrégation spatiale, la stigmatisation des « jeunes de banlieue ». C’est une sorte de crime parfait du pompier pyromane : vous passez votre temps, avec vos affidés, à monter les gens les uns contre les autres, à susciter la peur pour justifier les mesures répressives de toutes sortes et même des guerres extérieures, à mener des politiques gouvernementales qui aggravent la situation des classes populaires et vous venez, non pas la mine contrite battre votre coulpe d’avoir joué avec les allumettes, mais fier de l’efficacité policière tout en rassurant la population du haut de votre statut éminent. Il n’est pas jusqu’à son message lu dans les écoles le mardi à correspondre plus à un intérêt politique personnel plus qu’à celui des enfants, qu’il aurait fallu rassurer et non paniquer (comme l’a fait remarquer C. Duflot).

Utilisation politique évidente

On peut même se demander si les soi-disant ratés de l’opération du Raid n’étaient pas nécessaires pour la réussite de l’opération politique. Plutôt un encerclement durant des heures pour tenir la France et le monde en haleine plutôt qu’une souricière et une interpellation dans la rue, par exemple. Après tout, on sait que les forces de l’ordre ne font en général pas de cadeaux aux bandits qui se moquent d’elle ouvertement (de Jules Bonnot à Mohamed Merah en passant par Jacques Mesrine, Khaled Kelkal et « Human Bomb », érick Schmitt) ; le nationaliste corse Yvan Colonna et les terroristes d’Action directe, des "politiques", ont cependant échappé à la mort. Jean-Pierre Treiber, lui, s’est suicidé en prison. L’intérêt opportuniste de tout cela est de faire diversion des graves problèmes socio-économiques et d’orienter la campagne électorale vers les enjeux sécuritaires et religieux, a priori favorables au président sortant.
La surprenante transparence et volubilité des différents responsables policiers et politiques s’explique sans doute par une stratégie de saturation des médias : certains d’en finir victorieusement, ils ont fanfaronné alors qu’ils auraient pu s’arranger pour ne pas le tuer. Là-dessus s’ajoute la classique rivalité entre police et gendarmerie, C. Prouteau, ancien patron du GIGN, ayant critiqué l’amateurisme du Raid. Dans cette optique, la suspension de la campagne, validée par le CSA, permettait de restaurer le candidat Sarkozy dans son auguste fonction présidentielle. F. Hollande, quant à lui, a tenté de faire comme s’il était déjà président de la République en se rendant sur place et en participant aux cérémonies. C’est en pensant à tout cela qu’O. Besancenot parle en termes de « théâtralisation morbide ». Il y a bel et bien eu des récupérations politiques multiples. Même la dénonciation de la récupération des autres était une manière de tenter de récupérer l’événement à son profit. Un candidat comme F. Bayrou a vu le risque tactique et s’est refusé à stopper sa campagne.
Lors de ce genre d’événements, les journalistes des grands médias « prennent leur pied ». Ils justifient pour beaucoup leur intérêt initial pour cette profession : assister aux premières loges à l’histoire en train de se faire. Du coup, ils se sentent grands et importants. Les télévisions misent sur le spectacle et le drame : ninjas cagoulés, rafales de pistolets, pleurs des victimes, mares de sang, bruit des explosions, sirènes d’ambulance, gyrophares et deux-tons des voitures-pie. La chaîne publique France 2, comme l’a admis D. Pujadas, a dépensé dix mille euros pour acheter une vidéo amateur où l’on voyait M. Merah s’amuser en voiture avec des amis ; ils ont donc fait du Chequebook Journalism. Les photographies diffusées dans le monde entier le mercredi venaient d’une capture de cette vidéo. Gageons qu’en revendant ces images la chaîne est largement revenue dans ses frais. Plusieurs dirigeants se sont depuis gargarisés d’avoir obtenu un taux d’audience élevé. Mais n’est-ce pas une façon de se réjouir de la mort du méchant comme dans un film de cinéma hollywoodien ou un jeu vidéo ? Cela permet-il de comprendre la dérive meurtrière de ce jeune homme de 24 ans ?

Un jeune homme sans avenir ni espoir

On ne croit guère en effet dans la thèse du fondamentalisme, de la motivation religieuse de ces lâches assassinats. Il est trop facile de le décrire comme un monstre, un fou (d’Allah) ou un psychopathe. Cela rassure certains de croire dans la méchanceté intrinsèque, mais on risque de ne rien comprendre en le niant en tant qu’être humain ayant accompli un certain parcours socio-biographique. Sans rien excuser pour autant. Aussi y a-t-il lieu de s’inquiéter sérieusement de la compétence de certains « criminologues » récemment admis en tant que tels dans le giron de l’Université et qui développent surtout une vision idéologique, répressive et psychologisante. Les éléments connus permettent au contraire de comprendre la dérive progressive M. Merah :

son origine sociale populaire et son capital culturel (linguistique) bas ne le préparent pas à réussir à l’école ; une lettre à une juge des enfants montre qu’il faisait des fautes énormes (échec scolaire, débouchés restreints) ;

le divorce de ses parents et le retour de son père en Algérie le privent de sécurité psychologique et affective (absence d’autorité et de référent paternel) ;

la sortie de l’école et l’absence du père se manifestent par des actes de délinquance de protestation contre son sort et de recherche d’argent (carrière de petit délinquant) ;

son travail de carrossier le fait échapper un temps à la prison mais une arrestation pour conduite sans permis fait tomber les sursis de minorité et il prend dix-huit mois (fort sentiment de rejet et d’injustice) ;

il ne présente pas un profil intéressant pour les filles, qui réussissent mieux à l’école et espèrent un minimum de sérieux pour s’établir malgré son allure avenante (célibataire, misère sexuelle, mère s’occupant de son ménage et de son linge) ;

il est tenté par un contrat d’engagement dans l’armée, mais son passé de délinquant le bloque ; il se présente à la Légion mais s’en va avant les épreuves de sélection (portes de sortie fermées) ;

il transfigure la terrible impasse sociale dans laquelle il se trouve en invoquant le djihad (mais sans devenir pieu ou intégrer un réseau terroriste pour autant) ;

il cherche à se venger de son exclusion sociale sans issue en entrant en rébellion armée contre les institutions qui l’ont rejeté (armée, école, police) en finançant son épopée meurtrière par des braquages.

Il s’agit donc moins de terrorisme (ses voyages dans les pays musulmans relèvent d’une errance quasi touristique) que de jusqu’au boutisme d’un jeune homme sans avenir ni espoir. La religion lui fournit des cibles pour se venger et une identité de substitution qui donne à ses virées meurtrières une valeur supérieure. Elle transfigure l’impasse sociale dans laquelle il est enferré. Plutôt que de continuer à végéter, de se suicider discrètement ou de se droguer (paradis artificiel), il a choisi de tuer, à l’instar de Richard Durn, auteur de la tuerie de Nanterre en 2002 (huit morts, 19 blessés), qui se décrivait comme un « mort-vivant », pour au moins faire connaître à tous sa marginalité sociale et son malaise personnel : « Je vais devenir un serial killer, un forcené qui tue. Pourquoi ? Parce que le frustré que je suis ne veut pas mourir seul ; alors que j’ai eu une vie de merde, je veux me sentir une fois puissant et libre » (R. Durn, qui s’est ensuite défenestré du 4e étage du 36 quai des Orfèvres). De tels parcours montrent aussi la grande violence symbolique qui s’exerce sur les plus faibles dans une société comme la nôtre, bien moins solidaire que ce que suggère la trilogie gravée sur le frontispice des édifices officiels.

Jacques LE BOHEC
Professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université Lyon 2.