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Pionnière du printemps arabe et gage de sa réusite (ndlr)

Tunisie. Le rouge et le noir

Mercredi, 21 mars 2012 - 6h48 AM

mercredi 21 mars 2012

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Rédigé par Martine Gozlan

Deux Tunisie s’affrontent. Les salafistes veulent la charia et la violence, les modernistes mobilisent au nom des libertés.Ces derniers ont leurs héros : Habib Kazdaghli, le doyen de la faculté de la Manouba et la jeune Khaoula Rachidi qui a défendu le drapeau national profané par les intégristes. Première victoire : la gauche a remporté les élections aux conseils d’étudiants.

Amine Landoulsi/AP/SIPA

Et voilà, une fois de plus les deux Tunisie étaient de sortie ce mardi 20 mars, pour la fête de l’Indépendance. La belle, la rebelle, la féminine, la juvénile, drapée dans le drapeau national, rouge vif avec son étoile qui fait de l’œil au croissant. Elle défilait joyeusement avenue Habib Bourguiba, là-même où elle avait fait la révolution en un 14 janvier qu’elle refuse de voir trahi. Et puis il y avait l’autre, la sombre, la voilée, la barbue, celle qui ne rigole pas, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre, et que personne ne bouge…figée entre le drapeau vert coranique et l’étendart noir salafiste. Celle-là s’était massée à la Coupole El Menzah, à quelques kilomètres du centre de Tunis, pour clamer l’urgence divine d’introduire la charia dans la Constitution qu’élabore en ce moment l’Assemblée élue le 23 octobre dernier et majoritairement composée de députés Ennahda.

La Tunisie rouge soleil a rassemblé sous le grand midi bleu de la capitale plusieurs milliers de partisans, décidés à ne pas se laisser faire par les adeptes du tout-islamique. La foule était familiale, étudiante, on naviguait du bébé à la grand-mère qui brandissait le portrait de Bourguiba, en passant par une nuée de jeunes filles et de jeunes gens, leurs profs, leurs copains, leurs parents, beaucoup de fonctionnaires, d’employés aussi, chacun muni de son carton et de son slogan dont voici un florilège qui raconte une Tunisie farouchement attachée à la liberté de l’esprit et de l’expression :

« Le peuple veut un Etat civil »( c’est à dire non religieux) ; « Ma foi est dans mon cœur, pas dans ma Constitution » ; « Citoyenneté, égalité, non à l’anarchie, non à la violence » : « Tunisie, tu es indépendante du Qatar et de l’Arabie Saoudite ! » ; « Pas de charia dans la Constitution ! » ; « Le pacte avec le diable, c’est le pacte avec l’Arabie Saoudite et le Qatar ! » ; « Tunisie, notre pays de toutes les civilisations ! » ; « Fanatisme, tu fabriques l’inégalité hommes-femmes ! » ; « La Tunisie restera une République, pas un califat ! » ;
« Notre Révolution n’est ni orientale, ni occidentale, c’est une révolution tunisienne ! ».

Et il y en avait des dizaines d’autres, de ces slogans, de ces dessins, de ces défis, de ces refus qui constituaient, je crois bien, l’amorce d’une seconde révolution. Celle qui, si les hommes et les femmes politiques de l’opposition parvenaient à constituer un front uni et cohérent, aurait peut-être une chance de triompher des islamistes aux futures élections législatives : elles auront probablement lieu dans un an, au printemps 2013. Mais une faible chance, seulement, car l’autre camp, celui de l’islamisme au pouvoir, est à la fois désorienté et manipulateur.
Désorienté car le gouvernement Ennahda voit bien que d’un côté, tout un pan de la société résiste au discours religieux, mais que de l’autre, l’islamisme au pouvoir est prodigieusement gêné sur sa droite par le salafisme. Manipulateur parce qu’il ne se résoud pas à condamner totalement ces fanatiques.

OSNOWYCZ AUDE/SIPA Les salafistes étaient bel et bien là, pourtant, à la Coupole El Menzah, pour leur grand show en noir sur « La Charia et la Constitution », avec la présence bienveillante du ministre des affaires religieuses, lequel n’est pas si éloigné de ce qu’ils appellent leurs idées et qui ne servent qu’à brûler les idées des autres.
Les salafistes qui se décomposent en plusieurs factions, les unes violentes, les autres « quiétistes », ou pseudo-tranquilles, n’ont fait parler d’eux en tous cas ces derniers temps que par la violence.

Violence contre le symbole national : le drapeau, arraché et remplacé le 7 mars sur le toit de la faculté des lettres de la Manouba, par l’étendart noir salafiste. Violence contre la jeune fille qui s’est opposée à cette profanation : Khaoula Rachidi, étudiante en littérature française, jetée à terre et battue par l’homme qui voilait ainsi avec jouissance l’étendart tunisien.
J’ai déjà évoqué le combat qui se déroule depuis six mois à l’université de la Manouba. Chacun voit aujourd’hui son importance et la fête du 20 mars , avenue Habib Bourguiba, n’aurait sans doute pas été la même si ce combat, malgré la solitude des protagonistes et les dangers affrontés, n’avait pas imposé sa symbolique bien au delà de la faculté des lettres.
Grâce à la ténacité du doyen, l’historien Habib Kazdaghli, de son conseil scientifique, de ses professeurs – rendons hommage notamment à Amal Jaidi, directrice du département d’anglais, qui a subi les menaces au sabre des intégristes, ainsi qu’à Habib Mellakh qui s’est fait le scribe de chaque événement, et à tous leurs collègues- la résistance de la Manouba à la terreur salafiste qui a tenté d’imposer les filles en niqab en classe a fait carrément pencher le président de la République, Moncef Marzouki, du côté des démocrates modernistes.

Moncef Marzouki, allié d’Ennahda, comme on le sait, a été cependant le premier à recevoir la jeune Khaoula Rachidi, celle qui a sauvé l’honneur du drapeau tunisien. Il était évidemment contraint de le faire, tant l’émotion était grande dans tout le pays. Mais le ministre de l’Intérieur a dû suivre, recevoir aussi la jeune fille devenue héroïne nationale, et Hamadi Jebali, le Premier ministre, a juré qu’il la verrait à son retour de l’étranger.

Les propos mêmes que tient aujourd’hui le ministre de l’Intérieur – il a déclaré à notre consoeur du Monde, Isabelle Mandraud, être prêt à l’affrontement avec le salafisme violent- auraient-il été de cette teneur si la Manouba n’avait pas tenu bon, de cette façon, et défié les fanatiques avec tant de constance ?
L’étendart noir, la Tunisie de l’obscurité – qui n’a pas grand chose de tunisien mais s’inspire de l’intégrisme algérien et saoudien wahhabite- a trouvé en effet face à lui des figures exceptionnelles.

Celle du doyen Kazdaghli, menacé de mort, et qui lutte avec des mots très simples. J’ai rencontré à nouveau cet homme calme et déterminé à la veille des vacances universitaires, au lendemain d’un conseil de discipline, ultime épreuve, qui a vu des avocats islamistes tenter d’infléchir la procédure des sanctions contre les agresseurs et les étudiantes en niqab, à l’aide d’un huissier,ce qui est illégal. Le doyen vit dans un modeste appartement et ceux qui l’ont vu si souvent défendre sa faculté à la télévision, s’étonnent , quand ils le rencontrent dans Tunis, de le voir rouler au volant d’une voiture qui ne paie pas de mine. Tant est forte et méchante la rumeur face à un honnête homme…
« Je me bats pour la défense de l’Université, m’explique Habib Kazdaghli, une sphère autonome qui respecte le politique et le religieux mais ne veut être instrumentalisée ni par l’un ni par l’autre. Le religieux peut entrer à l’Université : il ne peut pas s’y imposer. »

Cette attitude rigoureuse a déterminé tout le combat de la Manouba contre l’admission des filles en niqab en cours et durant les examens. C’est parce que les enseignants, au nom de la confiance et des règles pédagogiques, ne pouvaient faire cours à des étudiantes sans visage que les salafistes ont pénétré dans la fac sabre au poing et tenté d’occuper les lieux si longtemps.
La police n’a bougé que faiblement. Le doyen, menacé, demandait l’intervention. La police disait attendre les ordres. Les ordres ne venaient pas.

« La police observe depuis la Révolution, elle refuse de s’impliquer, elle n’a pas bougé quand, devant elle, on arrachait le drapeau tunisien pour le remplacer par le drapeau salafiste et c’était pourtant un flagrant délit ! » résume Zyed Krichen, directeur de la rédaction du quotidien arabophone « Le Maghreb ».
Que fait la police, cet acteur immobile et singulièrement muet ? Rien. Ni aux ordres d’Ennahda, qui a le plus grand mal avec ce corps mal remis, ni aux côtés des démocrates en lutte.
La lutte du doyen et le geste de Khaoula Rachidi ont modifié le cours des choses et influé directement sur un nouvel engagement, une prise de conscience toute neuve dans la jeunesse : les élections aux conseils étudiants ont en effet été remportées par l’UGET, le syndicat étudiant de gauche, alors que les islamistes ont été défaits. Les jeunes, qui n’ont été que 6% à voter aux élections à la Constituante du 23 octobre, ont été cette fois 20% à aller aux urnes.
Parce qu’ils n’en pouvaient plus des violences, des agressions salafistes, parce que le déchainement de la terreur et contre le drapeau les a profondément traumatisés. Cuvant mal la première défaite islamiste, le ministre ( salafiste) de l’enseignement supérieur , Moncef Ben Salem, bégayait : « Tout s’est bien passé mais il n’y a ni vainqueurs, ni vaincus… »

En réalité, il y a eu victoire. Celle qui l’a, sans le vouloir, favorisée, la jolie victorieuse était, le 19 mars, l’invitée de l’Union générale des Travailleurs Tunisiens qui lui rendait hommage. Khaoula Rachidi, grande fille brune, aux cheveux courts, au doux visage intelligent, me sourit :
- « C’est pour Marianne ? Mes camarades m’appellent la Marianne tunisienne ! »
Khaoula connaît la France sur le bout des doigts, sur le bout des cours. Elle porte notre littérature au cœur, ne jure que par Jules Vallès et par Emile Zola. La littérature du refus, de la clarté. Elle n’est absolument pas politisée, ce qui accroit la popularité de la fille au drapeau. Née à Gafsa dans une famille modeste, elle n’a qu’une ambition : devenir maitre de conférences. Ses parents, chaque semaine, voyant ses succès au lycée, allaient chez un bouquiniste lui acheter un livre. « Je lis tout, dit Khaoula, je dévore, je vis avec les livres. Je veux aller loin… » Justement, ce 7 mars, à la Manouba, une fois de plus, elle ne pouvait pas entrer dans la faculté, barrée par les salafistes. « J’allais perdre encore du temps, des cours, des heures… » La scène s’est dramatisée. L’homme barbu en noir est monté avec son drapeau noir sur le toit. « D’un côté, il y avait le silence de mes camarades, de l’autre les Allah Akbar des salafistes, je n’ai pas réfléchi, je me suis précipitée quand il a arraché notre drapeau… »

J’écoutais Khaoula- qui ne porte aucun voile- dans ce siège de l’UGTT, place Mohamed Ali, où, le 6 janvier 2011, la base avait forcé la direction à devenir révolutionnaire. Je me suis souvenue d’une autre jeune fille sans voile qui, ce jour-là, 8 jours avant la fuite de Ben Ali, s’est accrochée aux grilles en criant :
« Réveille-toi ! Le fils du peuple est nu ! »
Et je me suis dit, face à cette seconde jeune fille, surgie en l’an II de la révolution tunisienne, que, dans ce pays minuscule qui a bouleversé l’immense monde arabe, la révolte contre l’islamisme, nouveau tuteur et dictateur en gestation, la révolte viendrait des femmes.