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Entretien de Georges Corm, intellectuel arabe

Jeudi, 31 mars 2011 - 7h54 AM

jeudi 31 mars 2011

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« J’ai toujours pensé que l’avenir était imprévisible dans le monde arabe »

De la Tunisie à l’Egypte en passant par le Yémen et la Jordanie, une onde de choc traverse l’aire arabe, ébranlant l’ordre établi. L’être arabe, en quête de valeurs universelles : dignité, liberté, démocratie, bien-être… se métamorphose.

Georges Corm, intellectuel d’origine libanaise, met en perspective la nouvelle page de l’Histoire des peuples arabes qui s’écrit sous nos yeux.

Entretien.

Vous êtes l’un des intellectuels arabes qui a le plus réfléchi et écrit sur les problématiques (géo)politiques et sociétales des peuples arabes, vous attendiez-vous à l’onde de choc qui traverse l’aire arabe ?
Comment analyser les ressorts de que certains appellent déjà la « révolution arabe » ?

J’ai toujours pensé que l’avenir était imprévisible dans le monde arabe, du fait même de la stagnation apparente des situations politiques et socio-économiques. Et ceci aussi bien sur le plan interne de chacune des sociétés que sur la situation géopolitique de l’ensemble arabe soumis aux occupations, hégémonies et pressions externes. Toutefois, dans Le Proche-Orient éclaté (2007), j’avais analysé la formidable résistance opposée par le Hezbollah libanais à la machine de guerre israélienne, en 2006, mais aussi auparavant puisque cette résistance avait obligé l’armée israélienne, pour la première fois dans son histoire, à se retirer sans conditions d’un territoire occupé depuis 22 ans, le Sud Liban.

J’avais alors estimé que les succès de cette résistance pouvaient marquer un tournant dans la décadence et la stagnation du monde arabe.

En dépit d’un emballage idéologique, inspiré de la révolution religieuse iranienne, que peu d’Arabes partagent dans la doctrine de la résistance islamique libanaise, le discours du secrétaire général du parti a largement renoué avec le discours nationaliste arabe centré sur l’affirmation de la dignité de l’être humain et son refus de toutes les formes d’oppression.

Sans faire de « libano centrisme », je pense que les nombreux discours de Hassan Nasrallah, ainsi que les sacrifices en vie humaines pour libérer le sud du Liban ainsi que les prisonniers libanais en Israël (et des Palestiniens aussi), de même que l’exploit d’empêcher une nouvelle invasion du Liban par Israël en 2006, ont largement contribué à créer de façon silencieuse dans la jeune génération arabe le sentiment qu’il fallait en finir avec les humiliations sociales, politiques, géopolitiques, et les inégalités socio-économiques effarantes.

De plus, le courage des habitants de Gaza qui ont, à leur tour, résisté à la machine de guerre israélienne, a lui aussi été exemplaire ; et l’on doit encore mentionner la résistance en Irak, celle qui a directement visé la présence des troupes américaines occupantes.

Il n’est pas indifférent sur ce plan de remarquer que le déclic est venu de l’immolation par le feu d’un jeune tunisien socialement désespéré.

Exemple qui a été reproduit, ce qui en dit long sur l’état de désespoir de la jeunesse arabe qui rêve souvent d’émigrer, même dans les pires conditions, plutôt que de continuer à se sentir rabaissée.

Après les jeunes libanais qui ont offert leur vie pour se libérer de l’humiliation de l’occupation israélienne est venu le temps où des vies ont été offertes en Tunisie, Algérie, Mauritanie, Egypte pour en finir avec l’oppression et l’humiliation sociale.

Tous les analystes croyaient que le monde arabe était voué à l’immobilisme, au fatalisme et autres archaïsmes. Cela signifie-t-il que la grille de lecture appliquée – et utilisée jusqu’ici – sur les sociétés arabes était fausse ?

Depuis quelques décennies, une anthropologie plutôt débile s’est emparée des études sur le monde arabe, le Moyen-Orient et l’islam. Bernard Lewis et Samuel Huntington ont repris les vieilles thèses de la supériorité de l’esprit aryen sur l’esprit sémite, défini comme lourd, incapable de progrès, féroce et totalitaire. Cette thèse était chère à Ernest Renan qui l’a popularisée, et qui a affirmé que l’esprit sémite était incarné par l’islam qu’il fallait détruire pour que la civilisation européenne puisse enfin être en paix. Ce qui a enfermé la recherche et l’analyse dans un carcan de connaissances superficielles d’anthropologie pseudo-religieuse. Cela confortait la thèse du choc des civilisations qui a succédé à la doctrine de la guerre froide sur la subversion bolchevique, dont la subversion islamique devenait l’héritière aux yeux de la géopolitique occidentale, permettant aux Etats-Unis d’étendre encore plus son déploiement militaire dans le monde.

C’est ainsi que toutes les sociétés pratiquant l’islam, si diverses et éloignées les unes des autres, ont été analysées à travers le même prisme anthropologique de type wébérien : l’islam comme un bloc monolithique et sa pratique comme source de tous les maux et source unique de la nouvelle vague de terrorisme menaçant la paix du monde, justifiant ainsi les déploiements militaires de l’OTAN. L’islam ultra-rigoriste tel que pratiqué par le wahhâbisme saoudien, allié des Etats-Unis, a été érigé en modèle unique de pratique religieuse.

Mais tous les anthropologues-islamologues qui ont succédé aux grands orientalistes qu’étaient Maxime Rodinson ou Jacques Berque, ou d’autres en Europe et aux Etats-Unis, ont écrit en faisant abstraction de tout contexte géopolitique. Notamment l’instrumentalisation des trois monothéismes, juif, chrétien et surtout musulman, en particulier pour endiguer l’extension du communisme dans le Tiers-Monde et former des jihadistes arabes pour se battre en Afghanistan contre l’armée soviétique ; mais aussi, le comportement de l’Etat d’Israël au Proche-Orient avec ses occupations et sa colonisation et ses guerres préventives. J’ai décrit en détail ce « retour » du religieux, comme n’étant qu’un « recours » au religieux dans mon ouvrage La question religieuse au XXIe siècle (2006).

Aussi, comme vous le dites, la grille de lecture était-elle faussée dès le départ. Aujourd’hui, ce qu’on appelle avec mépris dans les médias occidentaux « la rue arabe » révèle sa vraie nature diverse, jeune, ardente, moderne, les éléments Frères musulmans n’étant qu’une composante plutôt minoritaire et hésitante de ce mouvement. Mais derrière la peur de l’islam, que de forfaits ont été commis aussi bien par les pouvoirs locaux en place, se présentant comme le seul rempart contre l’islamisme, que par l’Administration américaine.

On cite l’obéissance du peuple tunisien comme étant une de ses caractéristiques, comment interprétez-vous la force du soulèvement ?

Je ne sais pas s’il faut parler d’obéissance ou de discipline de nature civique dans le cas du peuple tunisien. Il ne faut pas oublier non plus la terreur que les massacres d’Algérie entre 1990-2000 ont pu inspirer aux Tunisiens, peu désireux de vivre un enfer similaire. Tout comme les Syriens ont eu peur de ce que la folie libanaise entre 1975 et 1990 ne les contamine, puis la folie irakienne. Certaines situations dans certains pays arabes ont joué le rôle de repoussoir et, en ce sens, ont facilité l’autoritarisme grandissant des pouvoirs en place qui se présentaient comme le seul recours contre le chaos. Hosni Moubarak continue de dire que s’il s’en va ce sera le chaos et, malheureusement, les décideurs européens et commentateurs de médias ont commencé à jouer de la peur des islamistes pour tempérer leur approbation de révolutions en quête de liberté et de démocratie.

Dans le cas de la Tunisie, la révolte n’est pas partie de la côte et de la capitale, mais de l’intérieur rural. Les ruraux sont, en effet, les plus démunis dans le monde arabe, avec un revenu moyen annuel estimé à 300 $. Ils sont soumis à des aléas climatiques forts.

Par la suite, le mouvement s’est étendu aux classes moyennes urbaines dont la revendication de liberté politique a enfin éclaté au grand jour, de même que la dénonciation de la corruption du pouvoir et de ses proches qui s’est exercée sur le secteur privé et sur les entités bancaires et industrielles du secteur public. Tout le spectre social tunisien a manifesté.

Il en est de même en Egypte. Les jeunes, en particulier, se sont libérés de la peur pour les raisons que je viens d’expliquer. Les réseaux Internet ont brisé l’isolement des uns et des autres, la solidarité des communautés de l’émigration est importante aussi. Tunisie, Egypte…

Demain, peut-être d’autres pays arabes. Considérez-vous que ce processus soit irréversible, et qu’il y a désormais un « avant » et un « après » ?

Oui, je pense qu’il y aura un « avant » et un « après » le 17 décembre 2010. L’effet de ce soulèvement se fait sentir partout dans le monde arabe, les dirigeants prenant l’initiative de changements de gouvernement et de réformes. On sait que le Yémen et la Jordanie bouillonnent avec des manifestations quotidiennes ; demain, vraisemblablement l’Algérie, le Soudan, la Mauritanie. Il ne sera pas facile de faire taire l’appel au changement, à la liberté, à la dignité sociale de tous. Bien sûr, ce qu’il faut éviter, c’est la récupération des vagues de protestation populaires. De nouvelles façades politiques d’apparence plus démocratiques pourraient servir à perpétuer les oligarchies économiques toutes puissantes alliées aux pouvoirs européens et américain et aux firmes multinationales.

Le fer de lance de la « révolution arabe » est la jeunesse. Quels sont les risques de récupération – ou de confiscation – de ce mouvement alors que les régimes arabes ont tout fait pour éliminer des personnalités ou des courants politiques pouvant constituer des alternatives ?

Oui, il y a peu de partis de masse bien organisés, comme en Europe ou aux Etats-Unis, et cela est normal car il faut de gros moyens matériels pour construire de tels partis et avoir une audience auprès des médias. En Egypte, les jeunes ne paraissent pas près de laisser le terrain aux différents partis d’opposition, souvent rivaux. En Tunisie, la relève ne manque pas tant les talents et compétences sont grands, dont beaucoup sont restés sur place au lieu d’émigrer. En fait, il y a tellement à faire dans les pays arabes pour sortir de l’économie de rente et de prédation que si le climat de liberté politique se maintient, et si des élections libres sont organisées, des courants fédérateurs se mettront nécessairement en place. Si l’on en reste à la seule revendication politique, sans développer la vision d’un avenir socio-économique différent pour réaliser la justice et l’équité, alors les risques existent que le pouvoir de l’argent et la surenchère régionaliste et clanique récupèrent le mouvement, et que la libéralisation politique ne porte pas ses fruits. N’oublions jamais pourquoi Bouazizi s’est immolé par le feu et des dizaines d’autres après lui.

Les Etats-Unis, l’Europe et d’autres puissances… découvrent une réalité à laquelle ils ne s’attendaient guère. Chacun tente de préempter cette réalité nouvelle en prenant le train en marche. Selon vous, de quelle manière vont-ils accompagner ce besoin de démocratisation ? Ont-ils les moyens de peser sur l’histoire en marche ?

Ce qu’on appelle les « grandes puissances », qui pèsent tant sur nos destins depuis 200 ans au moins, ont toutes été prises de court, qu’il s’agisse des anciens maîtres coloniaux européens ou de l’impériale Amérique qui domine toute la Méditerranée depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Ils nous ont prêché la démocratie, après avoir voulu nous « civiliser », ont envahi l’Irak - renvoyé à l’âge de pierre - sous prétexte d’y établir la démocratie.

Aujourd’hui, on sent chez eux un vent de panique devant la révolte populaire qui se change en révolution, car leur souci des droits de l’Homme s’arrêtait aux frontières de régimes amis, dits « modérés », qui vacillent aujourd’hui et vont inéluctablement être remplacés, non seulement dans les pays qui bougent déjà mais peut-être dans les autres. Leur premier souci sera la sécurité d’Israël, c’est-à-dire en langage clair la continuation de la dépossession des Palestiniens, d’où les craintes en ce qui concerne l’Egypte. Leur second souci sera économique, notamment pour les firmes multinationales européennes : comment continuer de faire de juteuses affaires si la vie économique des pays arabes est réformée en profondeur et si, après les dragons asiatiques, il faut faire face à des dragons arabes. Au cas où le pouvoir cesse d’être kleptocrate et de fabriquer des milliardaires à sa dévotion, « les affaires » seront plus difficiles en Méditerranée du Sud. Il faut bien voir qu’en dépit de l’intensité des relations économiques, financières et humaines entre les deux rives, les économies du Sud sont restées largement léthargiques et non innovantes. Quel contraste avec ce qui a été accompli en Asie du Sud-Est où le modèle de développement japonais a fait école avec succès en Corée du Sud, à Taiwan, à Singapour, en Malaisie et même en Chine ; et où le Japon a favorisé une complémentarité économique avec ses voisins.

Je ne pense pas qu’on puisse attendre beaucoup des décideurs politiques européens, enfermés dans un néolibéralisme de fer. Mais il faut, ici, souhaiter que les luttes sur la rive nord de la Méditerranée s’intensifient contre le néolibéralisme ambiant qui, partout, a développé l’économie de corruption et de rente, de sorte que les relations entre les deux rives de la Méditerranée soient assainies et équilibrées au bénéfice des groupes sociaux défavorisés européens et arabes, et afin de libérer des énergies productives non exploitées ; mais aussi de sorte que la pression migratoire sur l’Europe se desserre parce qu’enfin les opportunités d’emploi pour tous seront créées sur la rive Sud, grâce à de nouvelles politiques économiques mettant fin à cette économie de corruption et de rente.

Quant aux Etats-Unis, je pense que toute leur attention sera polarisée sur l’Egypte où les nouvelles forces sociales accédant au pouvoir ne pourront pas continuer d’être aussi proches de l’Etat d’Israël que l’a été le régime égyptien depuis les accords de Camp David, au point de participer à l’étouffement économique de la bande de Gaza et de ne pas bouger le petit doigt lorsqu’Israël martyrise le Liban comme elle l’a fait entre 1978 et 2000, puis à nouveau en 2006. Un nouveau régime égyptien, pour être légitime, devra œuvrer pour retrouver la place qui était celle de l’Egypte dans le monde arabe, aussi bien du temps de la monarchie que de celui de Gamal Abdel Nasser. C’est là que se jouera une partie très délicate pour les forces du changement en Egypte, et dans l’ensemble du monde arabe.

Propos recueillis par Hichem Ben Yaïche