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31-ième anniversaire du « Jour de la Terre »,

« Mort aux Arabes ! »

par Uri Avnery

dimanche 30 mars 2008

Demain, ce sera le 31-ième anniversaire du « Jour de la Terre », qui est un des évènements fondateurs de l’histoire d’Israël.

Je me souviens très bien de cette journée. J’étais à l’aéroport Ben Gourion, et je me rendais à une réunion secrète à Londres avec Saïd Hamami, un émissaire de Yasser Arafat, lorsque quelqu’un me dit « Ils ont tué un tas de manifestants Arabes ! »

Cela n’était pas complètement inattendu. Quelques jours auparavant, notre groupe – les membres du Conseil Israélien pour la Paix Israélo-Palestinienne nouvellement formé- avait remis au premier ministre, Yitzhak Rabin, un memorandum urgent l’avertissant que l’intention du gouvernement d’exproprier d’énormes morceaux de terres de villages Arabes provoquerait une explosion. Nous avions inclus une proposition pour une solution alternative, élaborée par Lova Eliav, qui possédait une longue expertise sur les implantations.

Lorsque je revins de l’étranger, le poète Yevi suggéra que je fasse un geste symbolique de chagrin et de regret pour les morts. Trois d’entre nous -Yevi lui-même, le peintre Dan Kedar, et moi -déposâmes des gerbes sur les tombes des victimes. Ce geste fit se lever une vague de haine à notre égard. J’eus le sentiment que quelques chose de profondément significatif venait de se passer, et que la relation entre les Juifs et les Arabes à l’intérieur de l’état, avait changé de manière fondamentale.

Et en vérité l’impact de la Journée de la Terre – comme l’évènement a été appelé- a été plus fort que même le massacre de Kafr Kassem en 1956 ou les massacres d’octobres en 2 000.

Les raisons pour cela remontent aux premiers jours de l’état.

Après la guerre de 1948, il ne restait plus dans l’état qu’une petite communauté Arabe, faible et terrorisée. Non seulement quelque 750 000 Arabes avaient été arrachés du territoire devenu l’Etat d’Israël, mais ceux qui restaient n’avaient pas de chefs. Les élites politiques, intellectuelles et économiques avaient disparues, pour la plupart dès le commencement de la guerre. Le vide avait était en quelque sorte rempli par le Parti Communiste, dont les chefs avaient été autorisés à revenir de l’étranger, surtout pour faire plaisir à Staline, qui à l’époque soutenait Israël.

Après un débat interne, les dirigeants du nouvel état décidèrent d’accorder aux Arabes la citoyenneté dans « l’Etat Juif » [les guillemets sont d’Avnery – ndt] et le droit de vote. Cela n’allait pas de soi. Mais le gouvernement voulait apparaître, aux yeux du monde, comme celui d’un état démocratique. A mon avis, la raison principale était en partie politique : David Ben-Gourion croyait qu’il pouvait contraindre les Arabes à voter pour son propre parti.

Et en fait, la grande majorité des citoyens Arabes votèrent pour le parti Travailliste (appel alors Mapai) et ses deux partis Arabes satellites qui avaient été montés dans ce but. Ils n’avaient pas le choix : ils vivaient dans un état de peur permanente, sous le regard acéré du Service de Sécurité (appelé ensuite le Shin Bet). On disiat a chaque Hamulah (groupe familial) Arabe comment il devait précisément voter, que ce soit pour le Mapai ou pour une de ses annexes. Comme chaque liste électorale avait deux bulletins de vote différents, un en hébreu et un en arabe, il y avait six possibilités pour les Arabes fidèles dans chaque bureau de vote, et il était facile pour le Shin Bet de s’assurer que chaque Hamula avait voté exactement comme on lui avait dit. Plus d’une fois, Ben Gourion ne dut qu’à ces voix captives d’obtenir la majorité à la Knesset.

Pour des raisons de « sécurité » (dans les deux sens) les Arabes furent soumis à un « gouvernement militaire ». Chaque détail de leur vie y était soumis. Il leur fallait un permis pour quitter leur village et aller à la ville ou au village voisin. Sans l’autorisation du gouvernement militaire, ils ne pouvaient pas acheter un tracteur, envoyer leur fille à l’école, trouver un emploi pour leur fils, ou obtenir une licence d’importation. Sous l’autorité du gouvernement militaire et de toute une série de lois, d’énormes morceaux de terre furent expropriés pour les villes Juives et les kibboutzim.

Une histoire est restée gravée dans ma mémoire. Mon ami, aujourd’hui décédé, le poète Rashed Hussein du village de Mousmous, fut un jour convoqué par le gouverneur à Netabya, qui lui déclara : le Jour de l’Indépendance approche, et je veux que vous écriviez un joli poème à cette occasion. Rached, jeun et fier, refusa. Lorsqu’il revint chez lui, il trouva toute sa famille assise sur le sol en train de pleurer. Il pensa d’abord que quelqu’un était mort, mais sa mère lui déclara alors : « Tu nous a détruits ! Nous sommes finis ! »

Toute initiative Arabe indépendante était étranglée à la naissance. Le premier groupe de ce type -le groupe nationaliste Al Ard (la terre en Arabe)- fut rigoureusement supprimé. Il fut déclaré hors la loi, ses dirigeants exilés, son journal interdit – le tout avec la bénédiction de la Cour Suprême. Seul le Parti Communiste fut laissé intact, mais ses dirigeants furent persécutés de temps à autre.

Le gouvernement militaire ne fut démantelé qu’en 1966, après le départ de Ben Gourion du pouvoir et peu de temps après mon élection à la Knesset. Après avoir si souvent manifesté contre lui, j’eus le plaisir de voter son abolition. Mais en pratique très peu de choses changèrent : à la place du gouvernement militaire officiel, un autre, non officiel, resta en place, et avec lui l’essentiel de la discrimination.

« La journée de la terre » changea la situation. Une seconde génération d’Arabes avait grandi en Israël, plus du tout timidement soumise, une génération qui n’avait pas vécu les expulsions de masse et dont la position économique s’était améliorée. L’ordre donné aux soldats et aux policiers d’ouvrir le feu sur eux leur causa un choc. Ainsi un nouveau chapitre s’était ouvert.

Le pourcentage de citoyens Arabes dans l’état n’avait pas changé : depuis les premiers jours jusqu’à maintenant, il tourne autour de 20%. Le taux de croissance beaucoup plus élevé de la communauté Arabe était compensé par l’immigration Juive. Mais les nombres ont très fortement augmenté : de 200 000 au commencement de l’état à presque 1,3 millions, soit deux fois la taille de la communauté Juive qui a fondé l’état.

Le Jour de la Terre a également changé l’attitude du monde Arabe et du peuple Palestinien envers les Arabes d’Israël. Jusqu’alors, ils étaient considérés comme des traîtres, des collaborateurs de l’ « entité sioniste » [Guillemets de l’auteur – ndt]. Je le souviens d’une scène à la réunion organisée à Florence par le maire légendaire Giorgio la Pira, qui essayait de mettre ensemble des personnalités d’Israël et du monde Arabe. A l’époque, une telle démarche était considérée comme une entreprise très hardie.

Au cours de l’une des pauses, je bavardais avec un diplomate égyptien chevronné sur une placette ensoleillée à l’extérieur du bâtiment de la conférence, lorsque deux jeunes Arabes d’Israël, qui avaient entendu parler de la conférence, s’approchèrent de nous. Après les embrassades, je les présentai à l’Egyptien, mais il tourna le dos en s’écriant « Je suis prêt à parler avec vous, mais pas avec ces traîtres ! »

Les évènements sanglants du Jour de la Terre ont ramené les « Arabes Israéleiens » dans le sein de la nation Arabe et du peuple Palestinien, qui les appellent maintenant « les Arabes de 1948 ».

En octobre 2000, des policiers tirèrent à nouveau, et tuèrent à nouveau des citoyens Arabes, lorsque ceux-ci essayaient de manifester leur solidarité avec les Arabes tués au Haram al-Sharif [le noble sanctuaire] (le Mont du Temple) à Jérusalem. Mais entre temps, une troisième génération d’Arabes a grandi en Israël, dont beaucoup, en dépit de tous les obstacles, ont fréquenté les universités et sont devenus hommes d’affaires, professeurs, avocats et médecins. Il est impossible d’ignorer cette communauté – même si l’état essaie de toutes ses forces de faire exactement cela.

De temps à autre, des plaintes s’élèvent au sujet de la discrimination, mais tout le monde évite la question fondamentale : quel est le statut de la minorité Arabe, qui grandit dans un état qui se définit officiellement comme « état Juif et démocratique ? »

Un leader de la communauté Arabe, le défunt membre de la Knesset Abd-al-Aziz Zuabi, a illustré le dilemme de la façon suivante : « mon état est en guerre avec mon peuple ». Les citoyens Arabes appartiennent à la fois à l’Etat d’Israël et au peuple Palestinien.

Leur appartenance au peuple Palestinien est évidente. Les citoyens Arabes d’Israël, qui depuis quelques temps ont tendance à se désigner comme « Palestiniens d’Israël » ne sont qu’une partie du peuple Palestinien recru d’épreuves, qui comporte plusieurs branches : les habitants des territoires occupés (maintenant aux-même divisés entre la Cisjordanie et la Bande de Gaza), les Arabes de Jérusalem-Est (officiellement « résidents », mais pas « citoyens » d’Israël), et les réfugiés qui vivent dans beaucoup de pays différents, chacun avec son régime particulier. Toutes ces branches ont un sentiment très fort d’appartenance commune, mais la conscience de chacun est influencée par sa situation personnelle.

Quelle est la force de la composante Palestinienne dans la conscience des citoyens Arabes d’Israël ? Comment peut-elle être mesurée ? Les Palestiniens dans les territoires occupés se plaignent souvent qu’elle s’exprime surtout en paroles, et pas en actes. Le soutien donné parles citoyens Arabes d’Israël à la lutte de libération Palestinienne est principalement symbolique. Ici et là, un citoyen est arrêté pour avoir aidé un bombardier suicide, mais ce sont de rares exceptions.

Lorsque l’extrême détestateur d’Arabes Avigdor Liberman a proposé qu’une chaîne de villages Arabes touchant à la Ligne Verte (appelée « le Triangle ») soit restituée au futur état Palestinien en contrepartie des blocs d’implantations Juifs en Cisjordanie, pas une seule voix Arabe ne s’est élevée en faveur de ce plan. Ceci est un fait très significatif.

La communauté Arabe est bien plus enracinée en Israël qu’il ne paraît à première vue. Les Arabes jouent un rôle important dans l’économie Israélienne, ils travaillent dans l’état et paient leurs impôts à l’état. Ils jouissent des bienfaits de la sécurité sociale – de plein droit, puisqu’ils paient pour cela. Leur niveau de vie est beaucoup plus élevé que ceux de leurs frères Palestiniens dans les territoires occupés et au-delà. Ils participent à la démocratie Israélienne et n’ont absolument aucun désir de vivre dans des régimes comme ceux de l’Egypte ou de la Jordanie. Ils ont des griefs sérieux et justifiés, mais ils vivent en Israël et veulent continuer à le faire.

Au cours des dernières années, des intellectuels de la troisième génération Arabe en Israël ont publié plusieurs propositions pour la normalisation des relations entre la majorité et la minorité

Il existe, en principe, deux possibilités principales.

La première solution est d’affirmer qu’Israël est un état Juif, mais qu’un second peuple vit aussi ici. Si les Israéliens Juifs ont des droits nationaux bien définis, les Israéliens Arabes doivent aussi avoir des droits nationaux bien définis [ ndt : je souligne : Israéliens Juifs, et non Juifs Israéliens, et de même Israéliens Arabes, non pas Arabes Israéliens]. Par exemple, l’autonomie éducationnelle, culturelle, et religieuse (comme le jeune Vladimir Zeev Jabotinsky demandait pour les Juifs dans la Russie Tsariste). Ils doivent avoir le droit d’avoir des liens libres et ouverts avec le monde Arabe et avec le peuple Palestinien, tout comme les Juifs en ont avec la Diaspora Juive. Tout ceci doit être précisé explicitement dans la future constitution de l’état.

La seconde solution est d’affirmer qu’Israël appartient à tous ses citoyens, et à eux seulement. Chaque citoyen est un israélien, de la même façon qu’un citoyen de la France est un Français [Avnery prend l’exemple des Etats Unis, mais avec la France c’est plus clair – ndt], il n’y a pas de différence entre des citoyens blancs, bruns, ou noirs, qu’ils soient d’origine européenne, africaine ou asiatique, protestants, catholiques, juifs ou musulmans. En jargon israélien, on parle d’ « un état de tous ses citoyens ».

Il va sans dire que je suis en faveur de la seconde solution, mais je suis prêt à accepter la première. L’une ou l’autre sont préférables à la situation actuelle, où l’état prétend qu’il n’y a pas de problème, si ce n’est quelques traces de discrimination qui doivent être dépassées (sans que rien soit fait à ce sujet).

Si le courage de soigner une blessure fait défaut, elle va s’infecter. Dans les matches de football, les voyous crient « Mort aux Arabes ! », et à la Knesset les députés d’extrême droite menacent d’expulser les membres Arabes de la Chambre, et de toute structure étatique.

Au trente et unième anniversaire de la Journée de la Terre, avec l’approche du soixantième anniversaire de l’Indépendance, il est temps de prendre ce taureau par les cornes.