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Intéressante interview - source CCIPPP

« Il y a une guerre des mémoires »

par Esther Benbassa

mercredi 20 février 2008

Esther Benbassa. Historienne

Spécialiste de l’histoire du judaïsme, elle remet en cause la volonté de placer l’Holocauste au-dessus des autres génocides et ce qu’elle nomme « la concurrence des victimes ».

Dans votre récent ouvrage, La souffrance comme identité, on relève la notion de « victimité » liée à l’histoire du judaïsme. Pour vous, elle cultive une exclusivité de la souffrance…

Dans une société pareille, la place de l’individu qui ne réclame pas la « victimité » mais simplement le droit à être là, à vivre comme les autres, celui-là disparaît quelque peu. Je pense que dans les années qui viennent, nous allons être confrontés à cette concurrence des victimes. Il y aura des gagnants et des perdants. Souvenez-vous de cet alinéa de la loi qui disait qu’il fallait enseigner à l’école française les aspects positifs de la colonisation. Les Noirs, surtout issus des Dom-Tom, avec une meilleure connaissance des rouages de la République, ont pu faire admettre une Journée de commémoration de l’esclavage pour le 10 mai, tandis que les citoyens arabo-musulmans, en France, qui ont une moindre expérience politique et « diasporique », n’ont pas pu faire reconnaître une telle journée en souvenir des affres coloniaux. On les a confinés dans un monde qui ne serait que celui de la religion. On a créé le CFCM (Conseil français du culte musulman), mais on ne reconnaît pas les ravages de la colonisation. C’est cela la concurrence des victimes, celui qui a le plus d’expérience prend le dessus pour faire reconnaître sa mémoire blessée.

Vous avez fouillé la sémantique en expliquant, documents à l’appui, comment les mots ont pris leur place : Holocauste, Shoah. Dans cette bataille du langage, vous parlez même de « religion de la Shoah » comme « religion de l’identité » …

Les mots sont compliqués tout de même. Ne croyez pas que la bataille des mots a été gagnée. Lanzmann a imposé avec son film le mot Shoah qui est un mot particulariste et non un mot comme génocide, compréhensible par le plus grand nombre. Chaque génocide a sa particularité. La Shoah peut bien figurer avec les autres génocides pour rappeler la cruauté humaine qui n’appartient pas à telle ou telle nation. Toutes les nations sont capables de choses pareilles. Bien sûr, le mot génocide, créé après le massacre des Juifs, est de moins en moins employé, en lieu et place de Shoah qui est un terme hébraïque qui signifie au départ désastre causé par la colère de Dieu. Donc, ce n’est pas un mot anodin. Il hébraïse et judaïse le génocide en le séparant des autres. Il n’y a cependant pas de guerre des mots, il y a une guerre des mémoires. La mémoire de la Shoah occupe une place trop présente qui a fini par laisser peu de place aux autres mémoires blessées. Aucun génocide ne peut prendre la place d’un autre, on ne va pas jouer ce jeu dangereux. Le devoir de mémoire juif, qui rappelle une catastrophe immense, est naturel. Personne ne mettra en doute le besoin de reconnaissance d’une telle tragédie, mais est-ce que cette mémoire doit masquer d’autres ? C’est cela le problème.

Vous venez d’employer le terme de catastrophe. Cela rappelle celui des Palestiniens, nakba, qui signifie la même chose…
Il est important de voir comment les gens perçoivent leur propre tragédie. Les Palestiniens considèrent cette catastrophe comme l’équivalent de l’Holocauste. On peut ne pas être d’accord mais on ne peut pas leur dire : n’utilisez pas ce mot. Pour les Palestiniens, c’est devenu aussi un enjeu pour la construction de leur identité dans un parallélisme avec la mémoire juive du génocide, très important dans leur revendication juste d’un État. Les préjudices subis, dès 1948, l’expulsion de la terre de leurs aïeux, sont une catastrophe, un marqueur essentiel de leur identité et de leur lutte pour l’indépendance.

Vous dites qu’Israël a intériorisé sa souffrance qui l’empêche de voir celle des autres et, à sa porte, celle du peuple palestinien.

Cette souffrance a pris une telle place dans la mémoire juive et israélienne, et d’ailleurs ceux qui la revendiquent ne sont pas ceux qui en ont souffert mais les descendants qui ont hérité de la transmission de cette souffrance. Bien sûr, on ne peut pas non plus mettre de côté son utilisation à mauvais escient. Tous les groupes ethniques et religieux savent utiliser les catastrophes, on ne va pas leur donner des leçons. Les Israéliens de tous âges sont tellement envahis par cette souffrance qu’ils ont du mal à voir celle de leurs voisins palestiniens. La souffrance de l’autre devient quasiment invisible, et pourtant aucune souffrance ne donne le droit de sous-estimer la souffrance de celui qui est en face de soi.

Qu’est-ce qui vous a amenée à rédiger cet ouvrage complexe ?

Je m’intéresse à ce sujet depuis très longtemps, tout simplement parce que ces dernières années la mémoire joue un rôle important d’élément rassembleur, pas seulement au sein du monde juif, mais aussi par rapport à la colonisation, aux Noirs, pour ce qui concerne l’esclavage, et à d’autres groupes minoritaires. J’ai voulu savoir d’où cela venait, car c’est la mémoire des Juifs qui est prise pour modèle. Pourquoi les Juifs arrivent à revendiquer avec tant de force cette souffrance ? Cette souffrance a-t-elle toujours existé dans la mémoire juive ? Je suis remontée jusqu’aux textes bibliques. On y voit que la souffrance a cimenté le groupe face aux persécutions subies à certaines périodes, pour empêcher les Juifs de quitter le judaïsme. Plus proche de nous, le point principal de mon livre, c’est de savoir comment la Shoah a commencé à devenir un marqueur identitaire pour des gens qui s’éloignaient de plus en plus de la religion. On a abouti quelque part à une sorte de religion civile, facilement compréhensible par ceux qui ne sont pas juifs. Israël occupe une place importante dans cette religion qui se met en place. Si l’Holocauste se trouve en son centre, la rédemption, après cette catastrophe, est représentée par Israël. La Shoah sert aussi les intérêts sécuritaires d’Israël. On va mettre en avant la Shoah pour dire qu’il ne faut pas que cela se répète et que pour cela, Israël a besoin de frontières sûres.

Comment a été accueilli votre livre ?

Il a été très bien reçu par la presse, avec un nombre de comptes rendus importants et ceci malgré le fait que sa lecture ne soit pas facile. Mais, à l’intérieur de la communauté juive, il y a eu des remous, et même une déclaration du président du CRIF (Ndlr : Conseil représentatif des institutions juives de France), et de quelques intellectuels juifs organiques qui ont refusé de parler avec moi à la radio. C’est leur problème. Je dis des choses qui se disent dans le monde académique depuis longtemps. Le livre est traduit en anglais, en espagnol, en italien et dans d’autres langues. Je n’ai jamais omis de déclarer que j’étais femme, juive, française et intellectuelle. Quelqu’un qui est intellectuel organique de sa communauté ne peut pas revendiquer le statut d’intellectuel car nous ne sommes pas au service des intérêts d’une communauté. Bien sûr, défense d’Israël, propos tenus sur l’Holocauste, mise en garde contre le risque d’un nouvel Holocauste, tout cela, même si les peurs qui animent les êtres sont à prendre en considération avec le plus grand respect, tout cela fait partie de la rhétorique des politiciens. Le CRIF et certaines autres institutions juives en diaspora bâtissent leur politique autour de cela. On peut comprendre la position d’Israël sur cette question, puisqu’elle a ses propres intérêts et moi, en tant qu’intellectuelle, je peux regarder avec plus de distanciation cette question, sans entrer dans les méandres de la politique de défense d’Israël dont je soutiens l’existence, ce qui ne m’empêche pas de soutenir l’aspiration palestinienne à un Etat indépendant. Cela n’empêche pas que je sois très mal vue et critiquée à l’intérieur de la communauté institutionnelle. Je le comprends et l’admets. Je suis une voix dissidente, je ne suis pas la première et j’espère que je ne serai pas la dernière

Walid Mebarek
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