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Denis Duclos (Archives du Monde Diplomatique)

Face à l’hégémonie intellectuelle de la droite « Le spectre de l’Occident paralyse la pensée »

Par Denis Duclos

lundi 19 novembre 2007

L’administration américaine, qui fonde sa vision du monde sur le « choc des civilisations », s’en sert aussi comme d’un carcan pour tenir ses alliés. Qu’il s’agisse de la relance du non-alignement au Sud ou des défis planétaires liés à l’environnement, l’épouvantail du terrorisme empêche la gauche de saisir des possibilités de sursaut inédite

Considéré comme un tout, ce qui subsiste d’une politique occidentale peut, qu’on le veuille ou non, être résumé par son expression brutale : la guerre conduite depuis six ans par le président des Etats-Unis George W. Bush contre le « terrorisme international », et ses traductions en termes d’occupations militaires au Proche-Orient. Mais cela demeure également un « tout » dans l’imaginaire desdits Occidentaux. Ne serait-ce qu’en creux, par la fascination paralysante qu’entretient chez eux la thématique du danger « islamo-fasciste », recouvrant de sa chape pratiquement toutes les questions cruciales auxquelles le monde fait face.

Cet effet d’hypnose semble se renforcer en périphérie d’Empire, en Europe notamment. Alors qu’il commence à s’estomper au cœur du système : avec la préparation des primaires avant la présidentielle américaine de novembre 2008, la parole se libère, et apparaissent parmi les candidats démocrates et républicains des positions critiquant radicalement M. Bush, tombé au plus bas des sondages. Nombre de commentateurs n’hésitent plus à appeler au départ sans condition d’Irak et d’Afghanistan, et des rassemblements se forment pour accuser rétrospectivement les barons de l’administration Bush de mensonges éhontés envers le peuple américain. Entre-temps, dans les provinces impériales, on n’a jamais été plus feutré, prudent, prêt à toutes les compréhensions et à tous les compromis.

Au lieu de s’en tenir à la réprobation qui avait, en février 2003, fait honneur à la position française, défendue aux Nations unies par M. Dominique de Villepin, la plupart des formations politiques occidentales semblent avoir été travaillées par de secrètes interrogations : « Et si nous étions réellement entrés dans une guerre de civilisation ? » ; « Et si notre devoir était de focaliser toutes nos politiques contre la volonté étrangère à nos valeurs communes ? » ; « Et si, de la répression de la turbulence des jeunes descendants d’immigrés à la muraille à dresser contre les clandestins, de la sécurisation des transports publics au ciblage de nos dispositifs militaires, il ne devait exister au fond qu’une seule préoccupation unifiant nos efforts : celle de l’Autre menaçant ? » Bien que les meilleurs intellectuels américains aient compris, il y a cinquante ans déjà, que ce type d’idée appartenait « au passé, au même titre que le chauvinisme et le téléphone mural (1) », une sorte de grégarisme hagard continue d’obtenir automatiquement des ralliements en mémoire d’un magnétisme disparu.

Une telle obnubilation a eu pour effet de rendre beaucoup de gens plus ou moins indifférents aux dégâts humains de la politique des Etats-Unis. Mais, en refermant chaque arène citoyenne nationale sur cette étroite bande de communication, elle a eu aussi pour conséquence de bloquer la capacité de penser et d’imaginer. Elle a interdit au jeu politique de se déployer à propos de la plupart des grands enjeux actuels.
L’un des symptômes les plus flagrants de ce blocage est l’affaissement de la pluralité réelle des représentations politiques. Stupeur passive des sénateurs démocrates américains face au « bushisme », déclin du Parti libéral canadien, effondrement du Parti québécois, usure sans alternative du blairisme au Royaume-Uni, défaite à l’élection présidentielle française d’un Parti socialiste aussi sécuritaire que ses adversaires, recul des mouvements « verts » ou altermondialistes, fusion en Italie de la droite chrétienne et de la gauche socialiste, union sacrée allemande, etc.

Comment, en effet, comprendre la confusion ou la régression des positions spécifiques, sinon par le fait que les thèmes défensifs – empruntés par lassitude à la politique présidentielle américaine – ont vidé de son contenu toute autre perspective ? Comment comprendre la séduction du refrain patriotique parmi les droites « libérales » ? Et, à gauche, l’abandon des foules en situation précaire pour la préférence donnée aux thèmes sécuritaires ? Comment expliquer que le retour de démagogues charismatiques (rappelant une néfaste tendance du XXe siècle) survient alors que les programmes des formations politiques sont « à côté de la plaque », verbeux, occupés – au mieux – au tâtonnement gestionnaire ? Comment, sinon par la reproduction acritique d’un principe unificateur qui aurait depuis longtemps disparu sans la répétition indéfinie de la même croisade (anticommuniste, antiterroriste, anti, anti...) ?

Mais cette cause première de fibrillation politique n’est pas la seule. Elle est confortée par la difficulté même des trois ou quatre grands problèmes, que ce suivisme de noctambules sert à éviter de percevoir. En premier lieu se repère un phénomène au fond positif mais qui irrite l’épiderme du « monde riche » : le nouvel élan de non-alignement autour du Brésil du président Luiz Inácio Lula da Silva, et du Venezuela du président Hugo Chávez. L’Amérique latine se payant le luxe d’attribuer une valeur de destinée historique à la vieille révolution cubaine. Quelle que soit en effet l’image négative que les intellectuels européens ont du « dictateur malade » Fidel Castro, ils ne semblent pas prendre la mesure de l’hommage que lui rendent les puissances sud-américaines coalisées, pour avoir su être la pierre d’attente d’un allégement durable de la domination nord-américaine. La leçon est pourtant claire : alors que les soldats américains meurent chaque jour en Irak, il devient difficile pour les services de M. Bush de fomenter un énième putsch en Amérique latine. Quelque chose de nouveau est en marche, qui signifie aussi pour les pays européens une « nouvelle donne Nord-Sud » d’organisations non gouvernementales qui ne soit pas seulement l’effet de la bonne volonté philanthropique des militants. Notre inconscient collectif de « riches du Nord » nous empêcherait-il d’aller plus vite dans la reconnaissance de cette émergence autant politique qu’économique ?

Plus largement, pourquoi ne souhaitons-nous guère reconnaître, sous cette volonté de rediriger des ressources jusque-là drainées ailleurs, une pluralité de démarches où « équitable » rime avec « éducation sur place » et « résistance à la métropole », et donc, au moins tendanciellement, avec l’apparition d’un respect de la société locale ? N’oublions pas que celle-ci est la victime de l’avalanche techno-économique continuant d’emporter le grand nombre vers le malheur des conurbations géantes. Ni que seul un soutien financier maîtrisé depuis le Sud (et non l’actuelle régression programmée du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale aux rôles d’appendices idéologiques des fonds de pension) peut s’opposer à la migration subie, cause des plus terribles déséquilibres en cours.

En deuxième lieu, lorsque le G8 – ce spectacle offert par les Etats-Unis et quelques amis suffisamment intimes – s’aligne immédiatement sur l’interprétation la plus minimaliste du réchauffement climatique, cette solidarité indique combien nous sommes en pratique peu prêts à admettre des changements qui nous éloigneraient de notre ancien idéal de vie ostentatoire, pour ne pas dire insultant pour le reste du monde.
Pourtant, la reconnaissance sérieuse de cette menace-là impliquerait dans l’immédiat un effort tout spécial des Etats-Unis pour réduire une consommation énergétique effrénée, associée à un mode de vie absurdement pollueur, et entraînant dans la surchauffe – dans tous les sens du terme – les nouveaux « bassins de main-d’œuvre ». Il suffirait d’ailleurs d’infléchir la politique pétrolière aux Etats-Unis (en remontant un peu, par la taxe, le prix dérisoire de l’essence payée par les Américains) pour régler une bonne partie du problème du CO2 pour des décennies, et accélérer des ajustements modernisateurs en matière de trains, de tramways, de nouvelles sources d’énergie. L’impulsion donnée par la Maison Blanche à la grotesque « solution » des agrocarburants (qui a pour effet de renchérir à court terme le prix... des aliments de base, concurrencés désormais par la production d’éthanol !) devrait inciter à construire d’urgence un centre de suggestions alternatif au dispositif encore focalisé par les Etats-Unis. Or seuls plusieurs pays résolus à donner l’exemple ensemble, indépendamment des machines internationales verrouillées et à l’abri de l’attractivité inconsciente de la vieille proposition « occidentale », auraient la possibilité de constituer ici une force crédible.

Mais, là encore, tout se passe comme si l’ensemble des « provinces impériales » venaient – gauches et droites recombinées – à la rescousse d’une toute petite élite américaine (de plus en plus immensément riche), pour interdire à l’Etat américain de changer de cap, et pour empêcher les Américains – toujours inventifs et dynamiques lorsque libres d’entraves – de se déchaîner enfin sur la frontière du défi écologique. C’est encore et toujours le spectre d’un Occident fusionnel qui interdit jusqu’à la pensée de former des alliances spécifiques entre pays riches décidant de faire acte de liberté adulte en avançant plus vite sur une route menant à la révolution écologique. Or, si le Brésil de « Lula » ose se lancer dans une politique de solidarisation de pays émergents, qu’est-ce qui empêche le Canada, la Suède, l’Irlande, la Finlande, etc., de prendre la tête d’une avancée écologique résolue, quand bien même le Japon et la Norvège des baleines, la Russie du gaz, l’Amérique de la débauche consumériste ou la France du nucléaire traîneraient la jambe ?

C’est enfin cette même image increvable de bloc occidental, devenue pudiquement subliminale, qui empêche les logiques d’« identité nationale » ou de national security de laisser place à une visée d’épanouissement de la conversation des cultures qui ne se réduise pas au versant pédagogique de la méfiance répressive, et qui ne cantonne pas l’imagination scientifique aux seuls défis militaro-policiers, allant du contrôle biométrique de la population humaine à l’inépuisable « gag » de la « guerre des étoiles », étendue ou non à l’« allié russe ».
A quand, là encore, la lancée d’initiatives mondiales de la part de quelques pays courageux – on attend la France – pour prendre à contre-pied la vieille tentation d’inféoder la recherche aux désignations d’objectifs par quelques manipulateurs, et pour lancer les chercheurs, au contraire, à l’assaut des nouvelles questions vitales : telles, en sciences humaines, les formes de légitimité anthropologique, politique et démocratique qui conviendraient à une société-monde en formation ; telle, en sciences technologiques, la rupture nécessaire avec les grands systèmes énergivores, laquelle permettrait demain aux sociétés – locales, urbaines, régionales – d’assurer leur autonomie alimentaire et énergétique sans se désengager de la conversation mondiale autorisée par la circulation instantanée des données ?

Bref, le pire des réflexes de solidarité défensive ne parvient plus à occulter les questions désormais immédiatement planétaires :

– celle qu’on ne tergiversera plus à nommer simplement la « nature », ce support de la vie terrestre devenu poste de résistance principal à la passion pour le mirage de la valeur argent ;

– celle de la « culture », aussi bien identitaire et artistique que scientifique, et qui constitue – au moins à l’égal de la production matérielle désormais technologisée – un vaste univers d’activités essentielles, dont la logique ouverte ne peut être inféodée au rendement de type industriel ou financier sans péril mortel pour l’humanité civilisée, et pour sa pluralité démocratique ;

– et enfin la question cruciale des sociétés plus autonomes par rapport au « tourbillon techno-chrématistique (2) », et qui seront dans l’avenir autant de sources d’emplois plus stables, d’activités moins gaspilleuses d’énergie et moins polluantes, et aussi de « conversations » politiques plus proches des citoyens.

Nature, culture, sociétés : bien que leur contenu vital échappe aux jeux nombrilistes des partis sociaux-étatiques ou étatico-libéraux, ces trois piliers d’une politique planétaire réclament leur dû. Les trois grandes logiques écologique, culturelle et sociétale, seules capables d’assurer une pluralité humaine équilibrée, voient grandir leur capacité d’intervention... et n’attendent plus que leurs champions.

Si l’irruption de ces enjeux n’a pas encore bouleversé la scène mondiale, c’est à cause du scintillement qu’exerce sur notre vision politique – pour combien de temps ? – cet astre mourant qu’est devenu l’Occident, blotti sur sa dernière force de frappe : ses gigantesques fonds financiers spéculatifs, représentant à eux seuls vingt fois la somme des produits intérieurs bruts nationaux. Et qui devront bien, un soir ou l’autre, se déposer non plus là où l’on fait trimer le monde, mais bien plutôt là où vivent les gens.

(1) Daniel J. Boorstin, L’Image ou ce qu’il advint du rêve américain, Julliard, Paris, 1963.
(2) La chrématistique est, selon Aristote, la pratique du commerce profitable, qui finit par oublier son objet : l’échange de biens pour autant qu’ils sont utiles.

Denis Duclos.
(Sociologue, directeur d’études au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Paris. A dirigé Pourquoi tardons-nous tant à devenir écologistes ?, L’Harmattan, Paris, 2007.)
http://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/DUCLOS/15052