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Par Ariella Azoulay

NOUS SOMMES TOUS DES PALESTINIENS !

Jeudi, 13 février 2014 - 10h43 AM

jeudi 13 février 2014

Ce texte est paru en 2009 sur le blog d’Ariella Azoulay. Cinq ans plus tard, il n’a pas pris une ride.

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Appel à tous ceux qui autrefois, en Afrique du Sud, n’eussent pas abandonné les Noirs dans leur lutte.

Si naguère, en Afrique du Sud, nous avions été des blancs,

Les tueries de citoyens noirs, et la violence avec laquelle on détruisait leurs maisons, nous auraient indignés.

Beaucoup de citoyens juifs auraient sans doute dénoncé le régime d’apartheid et appelé à le renverser,

Certains auraient rejoint les Noirs pour créer un front uni contre le pouvoir en place.

Nous aurions crié : « Nous sommes tous des Noirs » !

Il est temps de dire aujourd’hui : « Nous sommes tous des Palestiniens » !

Si naguère, en Afrique du Sud, nous avions été des blancs,

Nous nous serions battus contre l’apartheid qui hérissait le pays de barrières et construisait des ghettos pour les autres races.

Sans doute serions-nous montés en première ligne, nous aurions appelé au boycott,

Nous aurions risqué nos vies pour empêcher que soit versé le sang de ceux qu’on a le droit de tuer impunément en prétextant de leurs origines ethniques.

Nous aurions rejoint la lutte contre un régime qui met ses propres sujets au ban de la société.

Pourquoi rien de tel n’arrive-t-il en Israël ?

Parce que les citoyens que nous sommes y sont les victimes d’une autre campagne Appelée propagande.

Quel drôle d’idée démodée ! On dirait un cliché d’autrefois,

Comme dans les vieux films, sur des régimes pervers qui n’existent plus aujourd’hui à l’époque d’internet et du multimédia

Qui prendrait cela au sérieux, « la propagande » ?

Or malgré l’anachronisme apparent, il n’y a pas de doute, le régime sous lequel nous vivons investit d’énormes ressources dans la propagande,

Pour nous amener à collaborer avec les crimes d’Etat qu’il commet :

« Comment de telles choses sont-elles possibles ? » aurions-nous crié, stupéfaits, si nous avions appris qu’elles se commettaient chez d’autres, en d’autres temps.

Le régime en place ici conduit ses opérations sur deux fronts :

Avec des armes modernes sophistiquées il tire sur les Arabes,

simultanément il nous prend aussi pour cibles, ses citoyens privilégiés, avec un très vieil armement dont nous sommes bien étonnés.

Cette arme désuète mais tout aussi sophistiquée, c’est la propagande.

Pour la plupart, nous savons.

D’autres aussi savent.

Pourtant nous ne cessons de répéter la même erreur, nous croyons

Qu’il suffit de savoir pour être immunisés contre la propagande,

Pour qu’elle ne nous atteigne pas.

Mais la propagande est partout.

Chacun y prête la main, on envoie des sous-vêtements chauds aux soldats, on propose des discounts aux pilotes dans les magasins.

Il ne suffit pas de se fortifier sans relâche contre la propagande.

Il ne suffit pas de démonter sans cesse à nouveau les procédés d’une information qui va toujours plus vite que nous.

Il faudrait pouvoir partir loin des lieux où l’information est fabriquée.

Nulle part autour de nous cette distanciation n’est possible.

Ainsi fonctionne la propagande :

Nulle part on n’est à l’abri.

Le pilote qui a bombardé Gaza, il habite en face,

Le journaliste qui a remis dans son tiroir le récit des horreurs, ignoré les protestations, il vit au bout de la rue,

Le fils du voisin est employé au montage des clips sur l’invasion terrestre,

Tournez le coin et vous trouverez la jeune soldate

Spécialiste du dernier système de canons automatiques sans tireurs.

Il faudrait bien plus que des efforts soutenus pour tenir tête à la propagande.

Nous, citoyens de l’Etat d’Israël, c’est de plein gré que nous sommes ses otages.

En temps normal, a fortiori quand le gouvernement dit que nous sommes en « guerre », bien peu nombreux sont ceux qui se soucient d’aller sur les sites étrangers,

Ou de trouver les images, transmises par l’agence palestinienne Ramatan du cœur des ténèbres, qui sont pourtant visibles sur les media du monde entier (mais pas en Israël).

Mais les images non-conformes sont rares, car l’armée interdit les reportages à l’intérieur de Gaza.

Parfois une rencontre dans la rue, le temps d’un éclair nous rappelle que quelques-uns ont vu ces images, lu ces reportages

(Mais si peu, hors la poignée d’amis à qui nous faisons suivre nos trouvailles sur internet ; de toutes façons ils étaient hier à la manif’, et nous les retrouverons demain au rassemblement contre la guerre).

Tous les autres, d’un bout à l’autre de l’éventail politique, vont lisant et répétant un autre discours.

Ils dénoncent « le Hamas assassin », en murmurant parfois qu’Israël fait un usage disproportionné de la force.

Ce pilote (par ailleurs étudiant en droit à l’Université), dont les mains sont désormais couvertes du sang des civils, a dit à un journaliste de Haaretz : « vous savez, ça ne me plaît pas qu’on atteigne aussi les gens »,

Mais il a ajouté : « Ma petite idée, c’est que le Hamas utilise la population civile ».

Ainsi même dans l’armée il y a des critiques, mais le pilote, le porte-parole de l’armée, la jeune spécialiste des systèmes de tir automatique, et tous les otages de l’information qu’ils diffusent sont d’accord pour dire que dans cette campagne « on n’avait pas le choix ».

Et voilà pourquoi, maintenant que la guerre est finie, On essaie de nous mobiliser à nouveau et de nous réduire au silence, pas de noms, ne laissons pas mettre en cause « nos officiers », qui se sont battus pour nous.

Le procureur général Mazuz, le procureur militaire Mandelblut et le chef d’Etat-major Ashkenazi ne doivent-ils pas couvrir leurs subordonnés ?

Le censeur suivra donc les instructions et les journaux obéiront et nous oublierons que nous avons acquiescé à la rétention d’informations
dont nos dirigeants viennent d’avouer eux-mêmes qu’elles incriminent ceux qu’ils ont envoyés à la guerre.

Et même si nous n’avons pas donné notre accord, le régime agit comme si nous l’avions fait, Et ainsi nous finissons par collaborer aux crimes d’Etat contre nos voisins palestiniens, soumis au même régime.

Tout cela, désormais, va de soi.

Voilà soixante ans maintenant qu’on autorise les expulsions, les destructions, les assassinats ; rt voilà soixante ans que tous répètent comme des perroquets les mots du régime en place qui fait des Palestiniens les responsables de leurs propres souffrances :

« Ils l’ont bien cherché, ce sont eux qui ont élu le Hamas et qui lancent des roquettes, ce sont eux les meurtriers ». A preuve les souterrains par où s’infiltrent les armes, les cargaisons de munitions arrivant par la mer jusqu’à la « bande » :

Tout cela ne vous suffit pas ?

N’est-ce pas la preuve cent fois administrée qu’il n’y a pas d’interlocuteur ? Qui donc oserait contester qu’Israël a remué ciel et terre pour arriver à la paix ? Comme si ce n’était pas Israël qui avait torpillé tous les plans ! Comme si ce n’était pas Israël qui s’accroche à l’occupation, d’autant plus obstinément qu’elle ne sert à rien ; sans proposer d’autre solution que de retarder les solutions et de maintenir les Palestiniens sous la botte comme des sujets dont toute velléité de se révolter nous force de leur faire voir un peu qui est le maître dans cette région.

Elle est perdue d’avance la dispute entre ceux qui cherchent à s’informer et ceux qui se satisfont de ce que diffusent la presse et la télévision israéliennes et se plient à l’injonction de l’Etat : que les journalistes, israéliens ou étrangers, couvrent uniquement les souffrances des habitants de Sderot et des localités alentour.

Car ils ne lisent pas les mêmes dépêches, Ils ne voient pas les mêmes images, ou ne les comprennent pas de la même façon.

Si vous ne faites pas l’effort de vous libérer de cette campagne (De la belle ouvrage, soit dit en passant) organisée par les autorités politiques, médiatiques et militaires d’Israël, si vous ne vous rendez pas sans conditions à la propagande patriotique qui vous enrôle dans sa campagne publicitaire pour déguiser le mal en victoire, si vous ne vous obstinez pas à rechercher des informations alternatives, vous pourriez croire qu’il n’y a dans Gaza que des terroristes ou un peuple de fanatiques, embrigadé par ses chefs.

Nous ne nous prenons pas pour des généraux, nous ne parlons pas leur langage stratégique et sécuritaire (Hégémonique depuis 1948, mais pas le seul possible quand même), nous ne pensons pas davantage qu’une information partagée ferait l’unanimité des lecteurs contre l’attaque de Gaza, mais nous nous demandons : au vingt-et-unième siècle, comment des citoyens peuvent-ils bien croire encore qu’ils vivent dans un Etat démocratique alors qu’ils ne disposent d’aucune information crédible, libre, vérifiable sur les 1300 morts de Gaza et les milliers de blessés supplémentaires ?

Et pourquoi, dans d’autres pays, quand le contrat entre les citoyens et leur Etat a été ainsi rompu et qu’il leur a fallu accepter aveuglément les abominations qu’on perpétrait en leur nom, pourquoi beaucoup d’entre eux ont-ils considéré comme allant de soi — et avec eux le monde entier — que leur régime politique était devenu mauvais, tandis que chez nous toutes les abominations que le régime a perpétrées de 1948 jusqu’à aujourd’hui sont vues comme des accidents sans portée ?

Ce régime n’est-il pas ténébreux ? N’est-il pas la source du mal, dont il faudrait que, comme citoyens, nous nous libérions ?

Le reconnaître nous hérisse, mais le fait est que nous n’avons aucune information précise sur ce qui se commet aujourd’hui en notre nom, ni sur ce qui a été commis en notre nom par le passé, d’ailleurs nous ne réclamons pas cette information.

Car si nous pouvions voir tout le tableau, de honte nous refermerions la porte entrouverte.

On dira que ce n’est là qu’un bout du tableau, qu’en Israël il y a la liberté de parole, que la presse jouit de la « liberté d’opinion » : Amira Hass et Gideon Levy ne sont pas bâillonnés, que l’on sache, ils sont même publiés.

Mais qu’est-ce que la liberté d’opinion sans la liberté d’information ?

D’autres insisteront en rappelant encore que sur Ynet il a été question des refuzniks, que sur d’autres sites on a diffusé l’effroyable récit des bombardements d’enfants innocents, les médias ne sont pas aussi monolithiques que vous le dites, tout est disponible.

Peut-être. Mais pas l’essentiel —

Car quelle chaîne de TV, quel journal nous a montré la destruction des vies des Palestiniens ? Qui a entendu leurs voix ? Qui a entendu les voix des réfugiés dont la vie aura été détruite une fois, puis une autre, et encore une fois ? Qui les a entendus raconter que cette fois-ci, autrement qu’en 1948, Il n’y avait plus pour eux aucun endroit où se réfugier quand les bombes ont commencé à leur pleuvoir dessus ?

Si même le journal n’a pas accès à l’information et qu’il lui faut censurer ses nouvelles, ne rapportant jamais que sur les petites zones où l’armée laisse entrer les journalistes, s’il est défendu de publier les images qui proviennent de Ramatan, l’agence de presse palestinienne, S’il est impossible d’ouvrir une enquête sur ce qui, on n’en peut raisonnablement douter, constitue un crime de guerre —

Pourquoi le journal ne suspend-il pas sa publication ? Pourquoi ne paraît-il pas avec une page blanche et cette simple déclaration à la « une » : nous ne pouvons plus faire notre métier ? Peut-être cela aiderait-il ses lecteurs à ne pas oublier Que chaque ligne ou presque dans ce qu’ils lisent procède d’une information contrôlée par l’armée, les correspondants étant cantonnés sur ce qu’on baptise dérisoirement « la colline de presse », d’où l’on ne voit que les tourbillons de fumée et où des Israéliens vont en famille pour montrer aux enfants "Le bombardement de Gaza."

En Afrique du Sud, au moins, l’apartheid s’exhibait au grand jour, mais ici il se cache dans des camps de rétention qui sont non seulement hors de notre champ de vision mais soustraits au corps de la loi (Comme les règlements des plantations et le Code Noir étaient soustrait au corps de la loi dans les Etats esclavagistes).

Les Palestiniens qu’on maintient dans la sujétion à côté de nous sont soumis à toutes sortes de règles perverses imposées de façon discrétionnaire à la population des Territoires par des officiers, des sous-officiers et des soldats.

Pour tous elles sont hors d’atteinte : ceux qu’on gouverne par leur moyen, évidemment, mais aussi nous, les citoyens de la démocratie, de sorte que nous n’avons pas idée de leur injustice - C’est à nous surtout qu’il faut les cacher, Citoyens d’un Etat démocratique, pour que nous ne puissions pas voir la profanation du corps sacré de « notre » loi.

Peu à peu les Palestiniens ont disparu de notre vie (à coup de murs, bouclages, travailleurs recrutés jusqu’en Thaïlande pour occuper leurs emplois, discrets déplacements de populations hors des villes judéo-arabes). L’exploitation, les violences et l’oppression qu’ils subissent, nous les voyons de moins en moins.

A la fin de la journée de travail, si des citoyens rentrant chez eux ont encore envie de se renseigner sur ce qu’est la vie à Gaza, Ils peuvent toujours regarder sur leur télé, par « Video On Demand », des extraits bien choisis par le porte-parole militaire, ou aller voir le programme de l’armée sur You Tube : « Des paras donnent l’assaut à une mosquée », « opération aéronavale et terrestre combinée », missile détourné en vol « pour ne pas frapper des populations non impliquées ». Etc.

Ces citoyens ne verront jamais la destruction de Gaza, une ville où habitent des êtres vivants comme eux.

Ils verront « l’élimination de l’infrastructure du terrorisme » dont leur fait cadeau le porte-parole de l’armée.

Jamais la presse ne fait place aux objecteurs de conscience qui ont refusé d’aller attaquer Gaza. Les médias font silence sur les arrestations de manifestants juifs non-violents ; mais ils rapportent les arrestations de manifestants arabes, de façon à recadrer l’Arabe comme un « fauteur de trouble », toujours « en infraction », soulignant une fois de plus à quel point « le conflit est insoluble », car il oppose deux peuples.

Ils imposent un blackout sur les manifestations communes de Juifs et d’Arabes, de peur de fissurer le mur de séparation entre Juifs et Arabes qu’il s’agit de consolider, de peur qu’on comprenne que la haine des deux populations n’est pas « fatale ».

Des fissures dans le mur feraient soudain voir un tout autre tableau. Ceux qui lui sont assujettis pourraient ensemble se dresser contre le régime politique qui a rendu leurs vies impossibles.

Telle est pourtant la seule menace que nous faisions planer sur sa tête : Des Juifs qui refuseraient de se déclarer contre les Arabes (en deçà de la « ligne verte » aussi bien qu’au-delà).

Des Juifs qui verraient les Arabes (en deçà de la « ligne verte » aussi bien qu’au-delà) Comme leurs concitoyens.

Si nous étions en Afrique du Sud, certains d’entre nous seraient allés à la rencontre des Noirs. Mais ici comment faire pour aller à la rencontre des Arabes dont le régime nous isole En construisant des murs de béton, en dressant entre eux et nous la télévision et les « Video On Demand », Par la rétention de l’information et l’embrigadement massif des mass-médias ?

On croit que ce régime de ségrégation ne concerne que les Arabes, qu’il sert à maintenir l’isolement des Arabes. Mais comment un régime de ségrégation pourrait-il n’isoler que les Arabes ? Toute barrière a deux côtés, un régime de ségrégation isole les uns des autres et inversement, ainsi notre régime de ségrégation nous isole nous aussi.

Reste à se poser la question : de quoi nous isole-t-il ?

Il nous sépare de cette possibilité à laquelle ont accédé même les nations ou les peuples les plus cruels, celle de tourner une page de notre propre histoire, celle de changer de morale, de langage et d’avenir, celle d’en finir avec la persécution des Arabes, celle d’en finir avec l’idée que nous avons tous les droits et eux aucun, celle de choisir une vie qui soit vivable et de la partager avec le peuple chez qui nos parents nous ont conduits pour y vivre.

Ce régime fait de nous les collaborateurs de crimes auxquels nous ne voulons pas participer et dont nous refusons qu’ils soient commis en notre nom. Il nous isole par force de ceux avec qui notre destinée est de vivre.

En attendant que nous ayons réuni assez de mains, assez de haches pour abattre le mur, et protester avec les Arabes contre ce régime, nous pouvons toujours identifier notre corps au leur. Nous pouvons nous mettre des keffiehs autour du cou. On verra ainsi que nous nous désolidarisons de ce régime, nous lui ferons savoir qu’il ne peut compter sur nous pour ne pas fournir sans hésitation, à qui voudrait l’avoir, toute information compromettante en notre possession sur les actions de l’armée à Gaza.

Et nous n’aurons de cesse qu’il comprenne enfin qu’il ne peut compter sur nous comme collaborateurs.

Nous refusons d’être ses missiles téléguidés, porteurs de ses mensonges.

Pour avoir le droit de nous gouverner et d’agir en notre nom, le pouvoir devrait obtenir notre consentement à tous, le consentement des Juifs mélangés aux Arabes, des Arabes mélangés aux Juifs. Mais en attendant nous souhaitons être tenus en dehors des actions de ce pouvoir.

En attendant, devant Gaza, nous souvenant de Gaza, nous sommes tous des Palestiniens.

Traduit de l’anglais par Etienne et Françoise Balibar

Ariella Azoulay a publié entre autres : Death Showcase. The Power of Image in Contemporary Democracy (M.I.T. Press 2001) et The Civil Contract of Photography (M.I.T. Press 2008). Elle a organisé en 2008 à Tel Aviv et à Ferrare l’exposition « Palestina-Israele, 1967-2007. Storia fotografica di un’occupazione ».

Voir en ligne : http://blogs.mediapart.fr/blog/arie...