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Source : Le Monde

Nous avons perdu la « guerre » . Par Jean-Luc Nancy

Dimanche 13 octobre 2013 - 18 h 30

dimanche 13 octobre 2013

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La Syrie - ce que résume aujourd’hui ce nom, c’est-à-dire beaucoup d’années, de pays, de morts, d’interventions - nous impose un constat qu’on peut lui aussi ramener à peu de mots : la guerre est partout. Deux perspectives se révèlent également intenables : celle, d’une part, selon laquelle il convient de laisser les peuples faire leur propre histoire, et celle, d’autre part, selon laquelle les interventions occidentales s’imposeraient au nom de la démocratie. Chacune de ces perspectives a pour elle des raisons. Chacune rencontre aussi ses limites.

La symétrie est loin d’être totale tant pour les raisons que pour les limites. Mais désormais nous sommes au-delà de ce registre de discussion. Certains ont pu, ce fut mon cas, penser parfois qu’une intervention se justifiait, parfois au contraire devait être exclue. A présent, outre le fait qu’on parlait d’intervenir après 150 000 morts et l’épuisement du peuple en question, il est manifeste - et même criant - que l’intervention est une monnaie d’échange ou de chantage entre puissances qui toutes cachent leurs intérêts conflictuels sous des noms propres de nations, d’idéaux ou de confessions.

Le triste avantage du cas syrien est d’être plus qu’un cas, un paradigme : les faits ont vite démontré la légèreté des escarmouches verbales ("ligne rouge", « punition ») en face de lourdes manoeuvres dont l’allure diplomatique ("contrôle") ne révèle que mieux la nature de violent combat géopolitique et donc économique. Ce qui arrive à la Syrie (et à bien d’autres) s’avère plus clairement que jamais « traçable », comme on dit, en termes de ressources énergétiques, d’aires d’influence, de dettes et de fonds souverains, enfin de puissance à l’échelle d’un monde dont les axes et les repères sont en pleine métamorphose.

LES POPULATIONS VEULENT DEVENIR DES PEUPLES

Il est clair que les peuples qui devraient pouvoir se frayer des histoires neuves sont le plus souvent empêchés de le faire par leurs Etats avec leurs alliances, les intérêts qu’ils servent, les jeux qu’ils pratiquent. Les populations veulent devenir des peuples mais une formidable machine s’ingénie à les en contrarier. La pensée même d’un « peuple » n’est plus possible sans remettre en jeu toutes les notions reçues (identité, autodétermination, indépendance, etc.), mais il n’y a pas de doute sur l’existence d’un énorme peuplement de pauvres, de réfugiés, de massacrés, mutilés, égarés, désespérés, haineux ou accablés.

Il est clair aussi que les intérêts néocolonialistes (le « néo » est en fait de trop et les « colonies » sont un peu partout) se trouvent eux-mêmes intriqués dans des compétitions mondiales de domination économique et géostratégique d’où ne sont pas absentes des puissances - aux sens aussi bien politique qu’économique, énergétique et technique - qui n’ont aucun souci même d’un paravent démocratique.

Il est inutile de rappeler ici le panorama des rapports de force en jeu entre les membres du « Conseil de sécurité » (sic) ainsi qu’entre les membres de la « Ligue des Etats arabes » (y compris les pays « observateurs »), ainsi que la manière dont les réalités culturelles, ethniques, religieuses, symboliques sont instrumentalisées : ce panorama est chaque jour à nouveau étalé dans tous les journaux et sur tous les écrans du monde.

IL N’Y A QUE LA GUERRE, ET TANGENTIELLEMENT UNE SEULE GUERRE

Il est même devenu dérisoire d’ironiser sur l’inconsistance de l’ONU ou d’employer le terme « instrumentalisation », tant il est vrai qu’il n’y a là plus rien à dénoncer et qu’il ne s’agit même pas de sales apparences derrière lesquelles on pourrait espérer retrouver des réalités authentiques. Non pas que le droit ou la spiritualité n’existent pas : mais ils sont décidément hors champ. Il n’est d’ailleurs pas très pertinent non plus de parler d’"Occident" pour un ensemble désormais à la fois mondialisé (voire universalisé) et en pleine implosion tant géostratégique qu’économique.

Il semble raisonnable d’affirmer ceci : il n’y a que la guerre, et tangentiellement une seule guerre. La guerre que se fait à elle-même une civilisation déchue de ses propres titres de civilité, c’est une guerre qui moins que toute autre répond aux définitions de la guerre classique (entre Etats souverains) et ne répond pas non plus à celles de la guerre de libération ou de la guerre dite par Schmitt « de partisans » (guerre révolutionnaire). En fait, le mot « guerre » bascule ici sur sa limite : au lieu de désigner un conflit en quelque façon susceptible d’une forme de légitimité, il concentre son sens sur le combat, la bataille, l’accrochage, l’empoignade, l’embuscade, l’attentat, le piratage, le racket et le braquage - toutes les façons de se permettre tous les coups.

Nous avons perdu la « guerre » après avoir perdu la « guerre à la guerre » d’un pacifisme aujourd’hui bien désuet. Nous avons trouvé le carnage indissolublement armé, économique, financier, social, religieux, idéologique, informatique, toxique (il y a des intoxications militaires, terroristes, par stupéfiants, par produits financiers, par maniement de l’information...).

Pourquoi d’ailleurs la toxicité devient-elle une sorte d’épouvantail ? Les armes non chimiques ne tuent pas si mal : fragmentation, uranium appauvri, même les armes économiques, les produits financiers savent aussi ruiner les uns et n’enrichir que les autres, et l’information la plus ordinaire n’a plus besoin pour se vendre d’inventer des scandales ou des atrocités de Grand-Guignol. La guerre perdue ressurgit en infiltrations nucléaires, en secrets d’initiés, en détournements de fonds, en fabrication de drogues bon marché (crack, sisa, opiums du peuple), en vertueuses protestations répétées ad nauseam. La politique est devenue - avec les marchés - le prolongement de la guerre par les mêmes moyens.

Il y a toujours eu des guerres et toujours elles ont empoisonné la vie des peuples tout en faisant la fortune des chefs et des fournisseurs (le Code d’Hammourabi ou L’Art de la guerre de Sun Zi sont plus sincères à cet égard que ne le sont aujourd’hui les arcanes de l’industrie des armes avec toutes ses ramifications). Mais il pouvait y avoir des recours symboliques et des limites pratiques.
Désormais le carnage et le conflit sont partout et sous mille formes, sans recours ni limites sinon d’une grande précarité. On prie pour la paix, et même en place publique - on va jusqu’à demander de « faire violence au ciel », renouvelant ainsi le thème d’une légitime ou sainte violence -, mais il est clair que la paix n’est qu’objet de prière, et non fait de civilisation. D’ailleurs, la distinction entre « civils » et « militaires » (ou bien « milices » et parfois « militants ») n’a souvent plus beaucoup de consistance, qu’il s’agisse des hommes ou des énergies.

La guerre devient civile en un sens hyperbolique. La civilisation devient incivile en proportion - c’est-à-dire tangentiellement sans limites. Ni la pitié ni la piété, ni le droit ni la sagesse n’y feront rien. C’est à la civilisation de faire sa révolution.