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Une nuit « ordinaire » à Gaza

Pendant que nous nous plaignons de la grisaille et que les « présidentiables » se traitent de noms d’oiseaux

Pouvons-nous continuer à dormir paisiblement et à laisser nos « politiques » détourner la tête ? Est-ce pour celà que nous les avons élus ? Sommes-nous dignes du titre de « citoyens » ?

samedi 2 septembre 2006

Malek Shubair, Palestinien, est de Gaza. Il travaille comme interprète dans une ONG locale

Mon épouse me tape sur l’épaule me disant « Réveille-toi et prend Mohammad. Je l’ai nourri et j’ai changé ses couches, mais il ne dormira pas. Je suis trop fatiguée pour le tenir.

Je ne sais comment, j’enregistre tout cela malgré mes trois heures de sommeil, à peine. J’ouvre lentement les yeux. La lampe est de l’autre côté du lit, près de mon épouse. La lumière est baissée mais éclaire assez pour me gêner. Cependant nous avons la chance d’avoir du courant, une commodité rare depuis le bombardement par Israël de la centrale électrique de Gaza, 10 jours plus tôt.

Mon fils, âgé de trois semaines, est dans son lit, commençant à pleurer. Couché sur son ventre, il soulève sa tête et la tourne de gauche à droite. Ses poings serrent sa serviette sous sa tête. Il commence à gigoter avec ses petites jambes. Son visage se crispe avec un regard larmoyant, ses lèvres s’entrouvrent et il se laisse aller.

Comme la vie a changé depuis l’arrivée de Mohammad ! Finies les nuits d’un long sommeil reposant. De nouvelles émotions et réactions se sont libérées. Je suis père après quelques années d’un mariage béni avec une femme merveilleuse. Elle est une jeune maman essayant toujours de surmonter le stress de son travail, avec ses ciseaux et ses points de suture sans anesthésie. Bien que réputée pour sa volonté de fer et sa détermination, ce que j’adore, elle est devenue plus anxieuse maintenant. Chaque fois que Mohammad pleure, elle se précipite auprès de lui pour l’alimenter.

Ainsi, elle devait être très fatiguée pour me réveiller et pour que je prenne Mohammad. Je ne me plains pas.

Je jette un coup d’œil à l’horloge sur la commode dans la chambre. Il est 2 h 30 à Gaza. Exceptionnellement, tout est calme. Il n’y a pas d’obus à passer au-dessus de la maison, filant sur les prétendues aires de lancement de roquettes, dans le nord ou à l’est de la Bande de Gaza. Les canonnières israéliennes tirent depuis la Méditerranée sur l’est et le nord de la Bande. Du moins, c’est ce que je crois. Il y a d’habitude le bang du coup de canon, puis le vrombissement de l’obus passant au-dessus nos têtes. Et de temps à autre, nous entendons l’explosion de l’obus. Si on entend l’explosion, c’est que les Israéliens frappent plus près de nos maisons que d’habitude.

Je me lève et je retire Mohammad de son lit. Je mets sa tête sur mon épaule et je commence à tapoter derrière sa tête. Puis je retourne dans mon lit, de mon côté, et je me recouche. J’essaye de me rendormir, j’installe mon fils pour qu’il dorme aussi. Cela a marché déjà. Comme cela, je ne perdrai peut-être pas tout mon temps de sommeil, après tout.

Mohammad cesse de pleurer comme je le mets à plat ventre sur ma poitrine. Je récite quelques versets du Coran d’une voix douce et je le tapote tendrement dans son dos. Il se calme et pose doucement sa tête sur ma poitrine. Son visage est serein. Ainsi, il a une chance de se rendormir. Mon épouse s’est retournée vers nous et s’est endormie, sans éteindre la lampe.

Soudain, la chambre se met à bouger violemment et j’entends un bruit assourdissant, je pense aussitôt à un bang sonique. Les rideaux se mettent à voleter comme si une tempête éclatait dehors. Mon premier réflexe est de regarder Mohammad. Ses yeux sont grands ouverts ; mais Dieu merci, il ne sursaute pas et ne pleure pas. Mon épouse s’est levée d’un bond dès la première secousse ; sa main se tend pour couvrir les oreilles de Mohammad. Alors, une seconde fois, il y a le même bruit ; et la chambre bouge encore une fois. Mon épouse tremble toujours mais ses mains ne quittent pas les oreilles de Mohammad. Les yeux de mon fils sont tout ouverts. Il ne pleure pas et ne tremble pas.

« Que se passe-t-il ? » demande mon épouse. Je lui réponds : « Des bangs soniques au-dessus de la maison. » Les Jet israéliens dans ce cas passent à basse altitude au-dessus de Gaza, franchissent le mur du son en provoquant des bangs soniques extrêmement forts et violents. Le bruit est pire qu’un vrai bombardement ! J’entends une voix dans la rue qui dit « Ils ont touché l’école ! »

Alors je réalise que ce n’est pas un bang sonique, mais un bombardement.

Je reste dans le lit, tapotant Mohammad dans son dos, avec mon épouse toujours tremblante. Après quelques minutes, je m’assieds avec Mohammad toujours contre ma poitrine. Les voix dans la rue commencent à se faire plus fortes. Je tends Mohammad à mon épouse et vais à la fenêtre. Je vois des gens marchant dans la rue vers les maisons qui sont à l’est de la mienne. Leur nombre augmente, même des voitures commencent à arriver sur les lieux.

Je mets ma « Jalabeya » (genre de robe de chambre - ndt), j’attrape mon portable et sors voir de moi-même. Je me dirige dans la même direction que les autres. Les gens disent : « Ils ont détruit la maison de Abuy Selmeia... ils ont rasé la maison. » Mais je n’imagine pas ce qu’ils disent. C’est ma première expérience où je vais constater les dommages d’un bombardement. Dans l’air, ça sent la poudre. C’est une odeur bizarre.

J’arrive alors à l’endroit, c’est à une longueur de terrain de foot de ma maison. Je vois une maison d’un étage gravement endommagée, avec des murs arrachés, des piliers de ciment tordus, sans fenêtres ni portes. Des débris et des décombres couvrent la rue de l’autre côté de la maison. C’est seulement plus tard que j’apprendrai que ce que je vois a été une maison à trois étages avant le bombardement. Deux étages sont rasés, les plafonds sont à plat les uns sur les autres et les piliers du rez-de-chaussée ont disparu.

Il y a beaucoup de monde autour de la maison. Et il y en a encore plus dans les ruines de la maison elles-mêmes, cherchant à dégager les décombres. Plus tard, j’apprendrai que ces personnes ont sauvé des vies et retiré des victimes de sous les décombres.

Je décide de rester éloigné de la maison et je marche alentour. Il y a un terrain vague derrière la maison et je me dirige par là. Il y a très peu de personnes dans la clairière. Aussi, je reste là et j’observe la destruction. Quelque part sur le chemin, j’entends des voix disant qu’il y avait toute une famille dans la maison.

Mes yeux se remplissent de larmes, je pense : « Qui peut vouloir écraser une famille entière sous une telle démolition ? Qui peut laisser tomber des bombes sur une maison sachant parfaitement que des enfants et des femmes peuvent être tués ? ». Je n’arrive pas à mettre des réponses sur ces questions.

J’empoigne l’une des personnes dans cette pagaille : « A qui était cette maison ? ». Elle me regarde avant de me répondre brièvement, « C’est la maison d’Abu Selmeia. Nabil Abu Selmeia. » Abu Selmeia était un voisin. Mais je ne me souviens pas de son visage. J’essaye de me le rappeler.

Mais je suis tiré de mes pensées par une voix très forte : « Allah est grand... il y a la moitié d’un corps sous l’arbre. » Je jette un coup d’œil dans la direction de la voix. Je vois la moitié basse d’un corps d’homme, avec une seule jambe, habillé, et couvert de poussière grisâtre. C’est la première fois que mes yeux tombent sur un spectacle aussi épouvantable.

« Allah est grand, il y a un pied sous l’arbre. » Mes yeux suivent mes oreilles et je vois un jeune homme se courber pour prendre un pied arraché, dans sa chaussure.

« Allah est grand, il y a un enfant sans tête sous cet arbre. » La voix vient de derrière moi. Je me retourne pour voir un autre jeune homme se pencher sur un petit corps.

Je n’attends pas pour voir s’il est sans tête ou non.

Je n’attends pas pour savoir si le corps est entier. « Je ne veux pas marcher sur des restes humains », je pense à moi.

Alors, je regarde le sol sous mes pieds et je reprends le chemin en sens inverse pour quitter la clairière.

Il y a des centaines de personnes rassemblées maintenant. Des ambulances et des camions de pompier commencent à arriver. Il y a déjà trop de monde à aider.

Je marche doucement vers ma maison, les yeux remplis de larmes. « Qui peut vouloir écraser une famille entière sous une telle démolition ? Qui peut laisser tomber des bombes sur une maison sachant parfaitement que des enfants et des femmes peuvent être tués ? » Les questions me rongent encore plus après avoir vu ces corps déchirés : mais elles restent toujours sans réponse.

Le lendemain, j’apprendrai que le père, la mère, cinq filles et deux fils ont été tués. Les garçons étaient à l’école maternelle.

A la maison, je retourne dans la chambre à coucher. Mon épouse est assise dans le lit allaitant Mohammad. Elle me dit que ses jambes sont toujours tremblantes. Elle est inquiète parce qu’avec son état de choc, aucun lait ne peut sortir pour Mohammad. Je tapote son épaule et je la rassure faussement, il n’y a aucun rapport entre son état de choc et le lait pour Mohammad.

Je regarde Mohammad et mes yeux se remplissent encore de larmes.

Malek Shubair
Gaza occupée - Live from Palestine - Juillet 2006