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Tunisie

« Le vice-président d’Ennahda accuse son président ! »

Samedi, 16 février 2013 - 8h59 AM

samedi 16 février 2013

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MARTINE GOZLAN - MARIANNE

« Rached Ghannouchi doit quitter Ennahda ! il mène le parti et le pays au désastre ! »

La crise islamo-islamiste bat son plein au sommet de l’État tunisien. Alors que le premier ministre Hamadi Jebali fait face aux ultras de son parti, le vice-président d’Ennahda, Abdelfattah Mourou, accuse Rached Ghannouchi, le chef du parti islamiste, de mener par son extrémisme le pays à l’abîme. Rencontre et interview.


Avec sa djellaba bleu ciel et sa chéchia pourpre, sa culture autant arabe qu’européenne, ses collections de poèmes, de livres rares et de violoncelles, Abdelfattah Mourou détonne parmi les personnages du sinistre théâtre de l’islamisme. C’est pourtant cet avocat de 65 ans, fils d’une couturière et d’un cafetier, né dans un quartier populaire de la capitale, qui a fondé l’islamisme tunisien dans les années 1970. « Bien avant Rached Ghannouchi qui m’a rejoint ensuite ! » tient-il à rappeler, étayant ainsi sa remise en cause totale du gourou d’Ennahda. Ghannouchi, président du parti islamiste, est en effet entré avec l’appareil dans une lutte fratricide contre le premier ministre Hamadi Jebali. Ce dernier veut former un nouveau gouvernement apolitique depuis le meurtre de l’opposant laïque Chokri Belaid.

La crise politique se dénouera ou s’aggravera demain samedi avec la victoire ou la démission de Jebali. Abdelfattah Mourou, vice-président d’Ennahda, a reçu Marianne le 14 février dans sa villa de la Marsa. Cet islamiste emprisonné sous Bourguiba et qui avait condamné en 1991 la violence prônée alors par Jebali et Ghannouchi, vit dans un décor baroque qui tient à la fois d’un magasin d’antiquités et d’un rêve de Pierre Loti. Des dizaines de théières s’entassent sur des guéridons qui côtoient des vitrines surchargées de verroteries turques scintillantes. D’énormes coffres cloutés s’entr’ouvrent sur des amoncellements de manuscrits. Des violons, des flûtes, des photos par centaines de Habib Bourguiba qui fut pourtant son ennemi. Des divans gracieux, art déco ou à l’ottomane, et des tableaux figuratifs de peintres tunisiens ou orientalistes.

Point d’odalisques visibles, mais le maitre des lieux n’a jamais caché sa sympathie pour elles. Souriant au milieu du déluge d’accusations qu’il profère contre Ennahda, pourtant son « enfant », le « cheikh » Mourou, salué avec chaleur aux quatre coins de Tunis, illustre donc l’étrange révolte de l’islamisme contre l’islamisme. Entretien avec cette figure hors du commun, plusieurs fois agressée par les salafistes.

Marianne : Comment un homme qui aime l’art et la vie peut-il justifier le compagnonnage avec le wahhabisme saoudien, qui veut tuer l’art et rendre la vie impossible ? Comment pouvez-vous cohabiter avec Rached Ghannouchi, produit de cette idéologie, et assurer la vice-présidence du parti Ennahda ?

Abdelfattah Mourou : Je suis le fondateur de ce parti ! Bien avant Rached Ghannouchi qui m’a rejoint ensuite. J’ai tenté de le tirer vers la modernité… je l’ai quitté et puis je l’ai rejoint à nouveau après le dernier congrès de juillet 2012. Les jours passés au pouvoir par Ennahda sont une leçon : ils prouvent qu’il ne suffit pas d’être musulman pour guider les gens. Il faut pouvoir s’en faire aimer et connaitre leurs besoins. Il y a quelques jours, j’ai demandé à Rached Ghannouchi s’il pouvait circuler sans peur en Tunisie. Il m’a répondu que non, qu’il avait peur des gens (NDLR : à la suite du meurtre de Chokri Belaid, la foule des opposants a régulièrement conspué Ghannouchi, accusé par la rumeur d’avoir placé des polices parallèles au ministère de l’Intérieur).

Je lui ai demandé : comment expliques-tu que le peuple tunisien veuille te chasser ? Il n’a pas répondu. Je lui ai dit que moi, je circulais à pied, partout, et que chacun me saluait en souriant. En conséquence, je demande à ce que soit convoqué un congrès extraordinaire d’Ennahda pour en changer la direction qui mène le parti et la Tunisie au désastre. Rached Ghannouchi et sa direction sont en train de faire de notre parti une affaire familiale. Qu’il soit contrôlé par des gens qui ne s’ouvrent pas à la réalité et à la modernité est une catastrophe. Je dénonce Habib Ellouz ( NDLR : un député Ennahda ultra) qui, pendant la manifestation devant l’ambassade de France, criait que les laïcs tunisiens devaient dégager. Mais la Tunisie leur appartient à eux aussi ! Si vous êtes au pouvoir, vous devez vous comporter en père de famille !

En tant que vice-président d’Ennahda, vous demandez au président du parti de se retirer ? Et soutenez-vous Hamadi Jebali, le premier ministre, contre l’appareil de votre parti ?

Abdelfattah Mourou : Bien sûr ! C’est moi qui ai soufflé à Jebali l’idée d’un gouvernement de technocrates, apolitique ! D’ailleurs il m’a pris dans son comité des sages. Rached Ghannouchi doit se retirer pour que d’autres puissent instaurer la paix sociale en Tunisie. Nous avons besoin de dix années de paix pour faire de notre petit pays un nouveau Singapour. Rien ne nous manquera pourvu que nous ayons la liberté entre nos mains. On n’a pas fait la révolution pour donner les clés du pays aux salafistes et aux ultras de la gauche…

À regarder les faits, ce sont les salafistes qui agressent, vous aussi du reste, et pas les gens de l’opposition de gauche. C’est Chokri Belaid, un homme de gauche qu’on a assassiné.

Abdelfattah Mourou : Les salafistes m’ont agressé et Ennahda ne m’a pas défendu. Je dénonce le laxisme qui a permis toutes ces violences. Je dénonce ce qu’on est en train de faire de la mouvance islamiste. Elle est mon œuvre ! Ce que je demande, depuis le début, c’est l’islam dans son essence. L’islam sans développement civilisationnel et sans croissance, ce n’est pas l’islam. La culture de Rached Ghannouchi et de ses partisans est une monoculture. Or nous sommes multiculturels en Tunisie, nous sommes le produit de 25 civilisations. Quand un prédicateur saoudien est venu avec des petites filles voilées, je lui ai dit : ce que vous faites en Tunisie n’est pas acceptable pour les Tunisiens. Je lui ai dit cela à la télévision.

Votre pays traverse une crise tragique. Comment voyez-vous l’avenir ?

Abdelfattah Mourou : Ils vont quitter le pouvoir dans quelques mois.

Ennahda va quitter le pouvoir ?

Abdelfattah Mourou : Oui. La place d’Ennahda est dans l’opposition et elle y restera pendant 20 ans. C’est ce que je prédis, moi son fondateur et son vice-président. Le peuple tunisien ne veut plus d’Ennahda. Il faut que le temps passe et qu’on oublie ses fautes. Il faut qu’une nouvelle génération apprenne à concilier l’islamité et la modernité. Parce que le problème de la Tunisie ne se situe pas entre les islamistes et les laïques. La clé, c’est la modernité. Sommes-nous capables d’une alliance entre l’islam et la démocratie ? Beaucoup de gens viennent me voir pour travailler là-dessus. Ennahda doit apprendre. Voulez-vous encore un verre de thé ? C’est le plus parfumé de Tunis.