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Inventaire contrasté (ndlr)

Yémen, Jordanie, Bahreïn : où en sont les mouvements révolutionnaires ?

Dimanche, 2 septembre 2012 - 20h39

dimanche 2 septembre 2012

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PAR PIERRE PUCHOT

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Début 2011, le printemps arabe n’avait pas épargné ces trois dictatures. Dix-huit mois plus tard, comment les régimes du Yémen, de la Jordanie et de Bahreïn ont-ils fait face aux mouvements révolutionnaires qui continuent de remodeler le paysage politique du Moyen-Orient ?

Analyse de la situation de trois pays, qui ont connu des évolutions très distinctes.

En Jordanie, une monarchie privée du soutien des tribus

En cette fin d’été 2012, la crise syrienne déborde de toutes parts, à mesure que plusieurs centaines de milliers de Syriens sont contraints à l’exil au Liban, en Turquie et en Jordanie. Mercredi 29 août, le premier ministre jordanien, Fayez Tarawneh, a annoncé que l’État s’apprêtait à expulser bon nombre de réfugiés syriens, au lendemain de confrontations avec la police anti-émeute dans l’unique camp de réfugiés syriens installé en Jordanie (pays de 6,1 millions d’habitants, dont près de 70 % d’origine palestinienne). Au cours de l’émeute, une vingtaine de policiers et plusieurs Syriens ont été blessés. Selon les statistiques officielles, le nombre de Syriens qui ont fui leur pays a atteint les 180 000. La plupart vivent dans des conditions très précaires, regroupés dans un camp sans eau, électricité, ni moyen de communiquer avec l’extérieur. Cette semaine, plusieurs d’entre eux ont même entamé une grève de la faim pour protester contre « leurs conditions de détention ».

« Dans ces camps, la police est à chaque fois intervenue durement pour réprimer toute contestation, raconte Jallel Al Husseini, spécialiste de la Jordanie à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO). C’est un message adressé par la monarchie : il n’est pas question que ces réfugiés demeurent très longtemps en territoire jordanien, qui compte déjà près de 500 000 réfugiés irakiens, sans compter les Palestiniens. »

La nervosité de la monarchie hachémite ne s’explique-t-elle pas également par sa crainte d’une extension de la contestation sur son sol ? De tous les pays de la région, la monarchie est sans doute le régime qui s’est le mieux sorti du mouvement révolutionnaire. Les manifestations du printemps 2011 ont vite été contenues par les services de sécurité, dont la mainmise sur le pays n’a fait que s’accroître au cours de la décennie 2000. « La Jordanie occupe une place centrale au Moyen-Orient : c’est un carrefour, voire un “dépotoir” – c’est du moins ce que l’on dit là-bas – entouré des pays et de populations en crise, explique Jallel Al Husseini. On s’étonne régulièrement dans ces conditions qu’un si petit pays ait pu survivre jusqu’ici. Ce sentiment, très fort en Jordanie, est un facteur important pour expliquer le maintien de la monarchie ces derniers mois. »

Comme la plupart des dirigeants de la région, la monarchie hachémite a tenté de s’engager dans un processus de réformes. Mais le centre de la vie politique continue d’être incarné par le roi (au pouvoir depuis 1999), qui détient le pouvoir exécutif et finance lui-même les politiques qu’il décide à l’aide de sa « cassette » personnelle. C’est aussi le premier opposant à critiquer le gouvernement, qui n’a pourtant qu’une marge de manœuvre très limitée, et une durée de vie rarement supérieure à douze mois. « Le roi a senti le vent tourner au printemps 2011, explique le chercheur Jallel Al Husseini. Il a tenté de mettre en avant un ensemble de mesures pour lutter contre la corruption, et de se donner l’air d’accepter peu à peu l’idée d’une monarchie constitutionnelle réelle. De fait, il y a aujourd’hui plus de séparation entre le législatif, l’exécutif et le pouvoir judiciaire. Ce sont des mesurettes, mais qui ont leur importance. Ce qui est grave pour le régime, c’est la perte de confiance de la population censée être le principal soutien de la monarchie. Le plus problématique pour le roi, c’est la défiance des tribus du gouvernorat du sud, les Transjordaniens d’origine, qui sont pourtant “favorisés” par le régime. »

À cette contestation tribale s’ajoute celle, moins spectaculaire mais tenace, de manifestants en quête d’une réforme de la constitution, du régime … et de la liberté de la presse. Vendredi 3 août à Amman, ils étaient encore un demi-millier à braver ainsi la répression policière, pour partie membres des Frères musulmans. La question de la liberté de la presse en Jordanie a d’ailleurs suscité une mobilisation au-delà des frontières jordaniennes. En août, l’ONG américaine pour la défense des droits d’accès des citoyens à Internet, Electronic frontier foundation, s’est adressée au roi pour lui demander de ne pas censurer l’accès aux sites. Mi-2012, derrière le calme apparent, la pression populaire continue de s’exercer sur la monarchie jordanienne.

Au Yémen, la démocratisation se poursuit, malgré la menace de sécession

Depuis le début de la crise syrienne, revient à intervalles réguliers l’idée d’une sortie de crise « à la yéménite ». Mais qu’est-ce donc que ce scénario yéménite ?

« C’est un système qui permet à l’ensemble des acteurs de sortir la tête haute », explique Laurent Bonnefoy, spécialiste du Yémen à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), co-directeur de l’ouvrage Yémen, le tournant révolutionnaire, publié cet été chez Karthala.

Petit retour en arrière : dès le mois de janvier 2011, plusieurs centaines de milliers de Yéménites (le pays compte 25 millions d’habitants) manifestent dans la capitale, Sanaa, et plusieurs autres villes du Yémen, réclament un régime démocratique, la fin de la corruption, de la mainmise sur le pays du congrès général du peuple (CGP) et le départ du président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis trente-deux ans. Au terme d’une répression féroce et de la médiation du conseil de coopération du Golfe, le président quitte finalement ses fonctions en échange de l’immunité. Seul candidat en lice, l’ancien vice-président Hadi est élu pour un mandat intérimaire de deux ans.

« Ce scénario a été négocié par l’intermédiaire d’acteurs régionaux, mieux perçu qu’une intervention occidentale, juge Laurent Bonnefoy. Il a permis de lancer un nouveau processus politique et institutionnel au Yémen qui, contre toute attente, fonctionne plutôt pas mal, qui avance en tout cas. » Peu d’acteurs misaient pourtant sur une réussite de l’accord signé en novembre 2011. Le calendrier, qui devait aboutir à une élection du nouveau président au mois de février, paraissait intenable. Mais l’ensemble des acteurs a finalement joué le jeu, y compris les révolutionnaires, qui ont préféré ce scénario à la menace d’une guerre civile.

Cet équilibre institutionnel demeure cependant très fragile. Au Yémen, une partie du « camp révolutionnaire » correspond certes à l’image d’une jeunesse mobilisée en faveur d’un processus démocratique. Mais contrairement à la situation tunisienne, l’essentiel de la mobilisation, et de son succès, est venu du soutien des composantes islamistes et tribales. Au Sud-Yémen, ces composantes sont majoritairement favorables à la sécession du pays, et demeurent très critiques vis-à-vis du processus en cours à Sanaa. Un regard également partagé par la rébellion au nord du pays.

Malgré ces contestations, à la fin de l’été 2012, le Yémen est géré par un gouvernement d’union nationale, qui regroupe les principales forces politiques. Comme en Égypte, le salafisme s’est extrait de la clandestinité pour s’insérer dans le jeu politique et concurrencer les Frères musulmans, sans que cela ne parasite toutefois l’effort de réconciliation. Un processus pour le dialogue national a été lancé, sous la forme de pourparlers entre des représentants de la société civile et le gouvernement. L’objectif principal est d’organiser, d’ici 2013, les préparatifs de la nouvelle constitution, et le déroulement des élections générales en 2014.

Reste une inconnue : comment réagiront les derniers alliés de l’ancien président Saleh, quand le gouvernement remettra en cause leurs postes et privilèges ? Dans le cadre de la réforme de l’appareil de sécurité, plusieurs neveux de l’ancien président ont déjà accepté d’être débarqués sans faire de vague. La question majeure entoure le sort du fils aîné d’Abdallah Saleh, Ahmed. Mi-août, des soldats de la garde républicaine qu’il commande ont attaqué à l’arme automatique et aux roquettes antichars le siège du ministère de la défense à Sanaa. Le président Abd Rabbo Mansour Hadi avait décidé le 7 août de réduire le nombre d’unités sous le commandement du fils aîné de l’ex-président et de celui de son rival, le général dissident Ali Mohsen al-Ahmar, dans le cadre d’une restructuration de l’armée. Le président Hadi a soustrait plusieurs brigades de la garde républicaine du général Ahmed et de la 1re division blindée du général Ahmar, pour les affecter à la garde présidentielle et aux régions militaires centre et sud.

Le processus de réconciliation se heurte également à une crise économique qui ne permet pas au gouvernement de lutter efficacement contre le chômage de masse (35 % de la population) et l’accroissement des inégalités. Un secteur économique également agité par une « révolution parallèle », comme on la nomme au Yémen, qui a pris la forme d’une série de grèves lancées dans les entreprises publiques dans le but de pousser à la démission des cadres proches de l’ancien régime, avec un certain succès, à l’image du renouvellement de la direction de l’entreprise d’aviation civile Yemenia, acquise avec le soutien du nouvel exécutif. « Le nouveau président parvient à donner des gages de sa volonté de faire le ménage et de changer le régime en profondeur, analyse Laurent Bonnefoy, de l’IFPO. Il y a des éléments structurels qui jouent contre lui, mais ce qu’il s’est passé en août devant le ministère de la défense montre que la collusion, c’est bel et bien fini. »

La question de la crise sécuritaire, liée aux attaques des militants d’Al Qaida implantés sur son territoire, participe d’une superposition des conflits qui mine la recomposition politique au Yémen, dans un contexte international très défavorable. « Les partenaires du Yémen, en premier lieu États-Unis et Arabie saoudite, n’ont pas forcément en tête un ordre de priorité en faveur des droits des Yéménites, juge Laurent Bonnefoy. L’obsession de la lutte contre Al Qaida induit quantité d’effets pervers, comme la criminalisation de tout un pan de l’expression politique. La canalisation de l’ensemble de l’aide vers les questions de sécurité maintient le Yémen dans une spirale de violence. Cette lutte, qui se fait au nom de la sécurité de l’Occident, génère très clairement de l’insécurité pour les Yéménites. Un seul chiffre : en dix ans, de 1999 à 2009, moins de 70 personnes ont été tuées dans des attaques liées au mouvement islamiste armé. Depuis 2009, c’est pratiquement le nombre de mort que l’on déplore chaque semaine. Cet état de guerre produit de la frustration et une volonté de revanche qui mine le processus de démocratisation du pays. »

A Bahreïn, une jeunesse déterminée à changer le paysage politique

Au cœur de l’été, la nouvelle est passée complètement inaperçue. Elle dit beaucoup cependant de l’État clos et répressif qu’est devenu Bahreïn après une année et demie de contestation populaire. Jeudi 16 août, un tribunal de Bahreïn a condamné le défenseur des droits de l’homme, Nabil Rajab, à trois ans de prison ferme pour participation à des manifestations non autorisées. Nabil Rajab, qui purge déjà une peine de trois ans de prison pour insulte aux sunnites, était présent à l’énoncé du verdict mais un représentant du Centre des droits de l’homme qu’il préside (lire sous l’onglet « Prolonger » de cet article) a été empêché d’assister à l’audience. La monarchie sunnite semble désormais prête à tout pour contenir une contestation sociale qui a pris une tournure inattendue dans ce petit archipel du Golfe (1,2 million d’habitants), où les partis politiques n’existent pas (on parle à Bahreïn de « sociétés politiques »).

« Au début de l’année 2011, les révolutions arabes ont pris par surprise toutes les monarchies du Golfe, se souvient Marc Valeri, chercheur à l’université d’Exeter et l’un des rares à avoir effectué plusieurs séjours à Bahreïn en 2011 et 2012. À Bahreïn, la réforme mise en place par le roi après 1999 a vraiment fait long feu, et déçu une large partie de la population, chiites comme sunnites. Lors de sa prise de pouvoir, plusieurs membres de l’opposition, qui n’avaient jamais été proches du roi, étaient prêts à lui faire confiance. Mais les promesses d’ouverture politique ne se sont pas concrétisées. »

En 2006, à la faveur des élections législatives, l’opposition politique légale chiite entre au Parlement. Mais très vite, elle démontre son incapacité à peser sur la scène politique. En 2009, puis 2010, de nombreuses arrestations d’opposants en faveur du boycott des élections répondent aux manifestations contre le blocage du régime. La révolte de 2011 à Bahreïn s’explique dont avant tout par des dynamiques internes. « Dans les premières semaines, comme toutes les monarchies du Golfe, le pouvoir a essayé de calmer la population en distribuant de l’argent, en créant des postes dans le service public, mais cela n’a pas fonctionné du tout, raconte Marc Valeri. Toutes les monarchies sunnites ont eu peur d’un effet de contagion. La répression a donc été très brutale, et l’on ne sait toujours pas d’ailleurs si le roi de Bahreïn a appelé à l’aide celui d’Arabie saoudite, ou si celui-ci a tout simplement imposé ses troupes. Toujours est-il que 1 500 soldats saoudiens et 1 000 émiriens sont entrés à Bahreïn dans la nuit du 13 au 14 mars 2011 pour “nettoyer” le “Rond-point”, fief des manifestants. D’après beaucoup d’opposants bahreïniens, ce sont cependant les forces de l’ordre bahreïniennes qui ont fait le sale boulot, en première ligne. »

Du 15 mars au 1er juin 2011, l’état d’urgence est instauré. C’est l’une des périodes les plus dures, le régime fermant les villages pour faire en sorte que les manifestants ne puissent pas se regrouper. À l’été 2011, un dialogue national est mis en place par le roi, et regroupe tous les acteurs politiques du pays, à l’exclusion des opposants extra-parlementaires. Très vite cependant, l’opposition parlementaire, largement sous-représentée, sort du processus. À l’automne, la répression est à son comble. De novembre à février, entre 30 et 40 manifestants périssent sous les balles des forces de l’ordre. Le roi convoque une commission indépendante composée de cinq juristes internationaux. « Ce qui était intéressant dans leur rapport final, explique Marc Valeri, c’était le fait de mettre le régime devant le fait accompli, en explicitant dans le rapport l’existence de pratiques systématiques assimilables à de la torture, et que ces pratiques n’avaient pu se dérouler sans une organisation par le haut de la hiérarchie de l’État, le ministère de l’intérieur étant explicitement cité. Cela corroborait les affirmations d’Amnesty International, de Human Rights Watch et des organisations de droits de l’homme indépendantes bahreïniennes. De ces ONG, il n’y en a malheureusement plus beaucoup aujourd’hui. »

Aujourd’hui, le site de l’ONG de Nabil Rajab est désormais inaccessible à Bahreïn. Depuis février 2011, 80 personnes ont péri sous la répression des autorités. Dans le même temps, le triptyque qui régnait sur le pays – le roi, sorte de modérateur entre le prince héritier, désireux de libéraliser l’économie et qui discutait à l’occasion avec des membres de l’opposition, et le premier ministre (en place depuis 1971), oncle du roi et partisan d’une ligne dure et haïe par le population – a explosé. En 2012, l’influence du prince héritier a été réduite à néant, rompant ainsi l’ancien équilibre. La fable d’une révolution chiite fomentée par l’Iran au printemps 2011, et à laquelle Bahreïn aurait échappé grâce à l’intervention saoudienne, est désormais très en vogue. « Toutes les réformes, comme celle du marché du travail, sont aujourd’hui arrêtées, explique Marc Valeri. Dans le même temps, le régime est parvenu, par une sorte de prophétie auto-réalisatrice, à diviser le mouvement entre chiites et sunnites, ce qui n’était pas le cas au début du printemps bahreïnien. Il est désormais très difficile pour un sunnite de se rendre dans un village chiite, et vice-versa. Il y a des check-points entre les deux, c’est physiquement et mentalement difficile. Le pays est devenu très fracturé. Dans le même temps, il me semble que nous sommes rentrés dans une nouvelle phase de la conscience politique des jeunes. Beaucoup de jeunes m’ont confié avoir respiré un air nouveau au “rond-point”. Ils ont pris conscience du carcan dans lequel Bahrëin était enfermé depuis dix ans. Eux sont plus radicaux que leurs aînés, et ils demeurent décidés à changer radicalement le paysage politique de leur pays. »