Accueil > Sociétés Civiles à Parlement Européen > De la résistance volontaire. La Boétie et le corps politique du (...)

A lire, à méditer, à....en tirer les conclusions (ndlr)

De la résistance volontaire. La Boétie et le corps politique du pouvoir

Mardi, 28 août 2012 - 8h12 AM

mardi 28 août 2012

Les mois d’été étant propices à la réflexion, il nous a semblé opportun, au risque de déplaire à certains, de relayer , avant la « rentrée » qui s’annonce tumultueuse, ce morceau choisi rédigé par un orfèvre en la matière.

Sa lecture réveillera certainement, peu ou prou, un certain instinct de conservation qui, propre au monde animal, ne saurait évidemment être absent de celui de l’homme, suprême prédateur.

Le Comité de rédaction

============================================

class="twitter-follow-button" data-show-count="false"
data-lang="fr">Follow @PalestinePlus

Par Serge MARGEL
Maître assistant des archives Husserl de Louvain.
Chargé de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales, France

[ Traduction :es ]Pour Yanik Allisson

La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe, l’anéantit.
Montaigne, Essais, III, XIII

L’autorité du pouvoir et le corps politique du tyran

§1 – Il est une question qui n’a cessé de hanter le discours politique de la modernité. D’où provient l’autorité du pouvoir ? En quoi consiste le fondement de son autorité, de sa légitimité, de sa crédibilité ? On l’aura souvent répété, pour La Boétie, la question primordiale ne porte pas sur les différentes formes du pouvoir, ou des gouvernements, du meilleur au moins bon, mais sur la dimension humaine ou anthropologique du pouvoir (Palayret 1994)[1]. Autrement dit, pour définir l’essence, la nature ou l’origine du pouvoir, il faut comprendre comment l’action des hommes, leur comportement psychologique et social, a pu produire son existence ou sa réalité. Or, affirmer la détermination humaine du pouvoir, et ne plus en attribuer l’autorité à un prétendu droit divin inaliénable, non seulement produit une véritable crise des institutions, mais de plus ouvre un double champ d’analyse pour la critique du pouvoir : l’un portant sur les causes, c’est la complicité entre les dominés et le régime des dominants, l’autre sur les conséquences, c’est l’appropriation du corps des dominés par la stratégie des dominants. Finalement, c’est toute l’histoire du « corps politique » de l’Etat moderne, qui se joue ici, dans le texte de La Boétie. C’est la constitution d’un nouveau corps politique du pouvoir, qui s’érige sur le corps propre de l’individu, mais sur un corps dorénavant mutilé, démembré, privé de ses forces vives. Une constitution du pouvoir par appropriation et assujettissement du corps, dont le sujet ou l’individu est maintenant le complice. Autrement dit, en modernité, l’individu sera lui-même la cause des conséquences malheureuses de son propre asservissement. D’où, justement, l’idée d’une servitude volontaire.

Pour ce coup je ne voudrais sinon entendre comme il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon tant qu’ils ont vouloir de l’endurer » (La Boétie 2002, p. 26)[2].

La puissance du tyran est un pouvoir que l’homme lui donne. Cette puissance n’est donc pas naturelle, propre et spécifique à son essence. Le tyran ne possède pas cette puissance par nature, comme une propriété intrinsèque. Le tyran n’est pas puissant, comme l’homme est un être parlant ou le corps est pesant. Le pouvoir du tyran se réduit totalement au vouloir de l’homme, à sa volonté, son désir d’asservissement ou de soumission. Or, en lui attribuant cette puissance, certes l’homme donne au tyran le pouvoir de l’assujettissement, mais il fournit surtout un pouvoir qui lui est propre. Il offre au tyran la puissance que lui, l’homme, possède par nature. Il lui donne sa nature en quelque sorte. L’homme offre au tyran ce que la nature aura donné de plus propre à l’humanité toute entière : l’autonomie, la liberté, la vie. C’est le malheur absolu, le tragique « accident » (Ibid., p. 26), le « malencontre » qui dénature l’homme (Ibid., p. 33)[3].

« Doncques quel monstre de vice est ceci, qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve de nom assez vilain, que la nature désavoue avoir fait, et la langue refuse de nommer » (Ibid., p. 27). Ce désir d’asservissement, qui donne au tyran sa puissance de domination, est quelque chose de monstrueux, une catastrophe, un accident tel, que non seulement la nature ne peut pas en être la cause, mais que la langue elle-même ne peut en fournir une description. Cet accident extrême, cet accident des accidents, n’est pas naturel, au sens d’une évolution brutale de l’humanité, mais en même temps cet accident n’est pas un simple phénomène culturel, le fait d’une évolution sociale. Il est innommable, indicible, indescriptible, voire même inintelligible. Ni naturel, ni culturel, à proprement parler, cet accident est par contre un événement qui concerne la distinction entre nature et culture, ou « coutume », comme l’écrit La Boétie. « [...] il y a en notre âme quelque naturelle semence de raison, laquelle entretenue par bon conseil et coutume fleurit en vertu, et au contraire souvent ne pouvant durer contre les vices survenus, étouffée, s’avorte » (Ibid., p. 31)[4].

Or, la coutume ici comporte une double fonction. D’un côté, elle consiste à développer la nature, à faire pousser la plante ou fleurir la semence de raison. Mais d’un autre côté, elle devient une seconde nature, elle dénature l’homme en devenant elle-même sa nouvelle et seule nature. La Boétie souligne alors un point important, qui révèle toute l’ambiguïté du concept de coutume. Au bout d’un certain temps, « ne pouvant plus durer contre les vices survenus », les germes de raison, que la nature aura semés dans l’âme humaine, vont comme se refouler, s’étouffer, s’avorter ou se détruire. Dans ce rapport de forces entre vices et vertus, la coutume ne parvient plus à développer la nature, ou à fleurir ses semences. Et c’est là, à force de temps, qu’elle devient une seconde nature, ou une nature de substitution. Mais c’est ça surtout, l’accident tragique ou le vice monstrueux de la coutume. Être à la fois la cause et la conséquence de la dénaturation de l’homme. Alors que l’homme est libre par nature, la coutume a non seulement rendu l’homme servile, esclave de naissance, mais de plus, et par là-même, elle a confondu son être et sa naissance. « C’est, cela, que les hommes naissant sous le joug et puis nourris et élevés dans le servage, sans regarder plus avant se contentent de vivre comme ils sont nés ; et ne pensant point avoir autre bien ni autre droit que ce qu’ils ont trouvé, ils prennent pour leur naturel l’état de leur naissance » (Ibid., p. 35).

§2 - En ce sens, on peut dire que « la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume » (Ibid., p. 38)[5]. Mais alors en quoi consiste la coutume, et comment parvient-elle à produire dans l’âme et dans le corps le désir de servitude ? À vrai dire, la coutume comporte une certaine force de détermination, qui fonctionne ici comme un déplacement des puissances ou un transfert des pouvoirs. Là où elle aurait pu faire fleurir en vertu les semences naturelles de raison, pour un pouvoir de liberté, d’autonomie et de libre pensée, la coutume transforme l’âme humaine de telle sorte « qu’il semble maintenant que l’amour même de la liberté ne soit pas si naturel » (Ibid., p. 31). Pire encore, s’il en est, la coutume aura dénaturé le peuple à ce point « qu’on dirait à le voir qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude » (Ibid., p. 35). Et c’est ça, le transfert des pouvoirs, ou du pouvoir. C’est transformer le désir, de l’intérieur. Ce n’est plus seulement faire peur, par l’usage d’une force violente ou de lois contraignantes, mais c’est d’abord et avant tout faire désirer. Etre formé par la coutume, c’est finalement désirer se soumettre au pouvoir que l’on prête au tyran. Mais sans voir, ni savoir, que désirer et donner ce pouvoir, cela revient au même. Désirer se soumettre au pouvoir, c’est donner le pouvoir.

Toute la force de la coutume est là, dans ce transfert voilé du pouvoir. Non seulement la coutume nous enseigne à servir : « la coutume, qui a en toute chose grand pouvoir sur nous, n’a en aucun endroit si grand’vertu qu’en ceci, de nous enseigner à servir » (Ibid.). Mais de plus et surtout, elle dissimule en désir l’amertume de la servitude. Elle nous inculque « à boire le poison, pour nous apprendre à avaler et ne trouver point amer le venin de la servitude » (Ibid.). La coutume ne peut rien enseigner sans dissimuler les propres stratégies de son enseignement. Et comment cacher l’amertume du venin, sinon en faisant désirer le goût du poison ? Mais évidemment, la question se pose. Comment peut-on désirer « boire le poison » ? Or, cette question repose finalement sur un problème de nourriture ; c’est-à-dire à la fois d’alimentation, pour le corps, et d’éducation, pour l’âme. La coutume est une nourriture de l’âme et du corps : « la nourriture nous fait toujours de sa façon, comment que ce soit, malgré la nature » (Ibid.). Elle nous fait, nous forme, nous façonne. Elle détermine entièrement les capacités de l’être humain, c’est-à-dire qu’elle structure les affects, les désirs, les pensées, donc le champ d’action possible que la nature a donné aux hommes. Et en ce sens, cette nourriture représente autant de contrôles des germes, ou de régulations des semences et des flux qui traversent aussi bien l’âme que le corps : « les semences de bien que la nature met en nous sont si menues et glissantes, qu’elles ne peuvent endurer le moindre heurt de la nourriture contraire » (Ibid.).

C’est d’ailleurs une des conclusions de La Boétie, qu’il reprend directement de Lycurgue, le grand législateur de Sparte : « les hommes sont tels que la nourriture les faits » (Ibid., p. 36)[6]. Et c’est là justement qu’intervient le pouvoir du tyran, cette sorte d’expert en nourriture de l’âme. Comme on l’a vu, le fondement de l’autorité du pouvoir ne provient ni de la force ni de la loi, mais d’un désir, d’une servitude volontaire. Or, cet asservissement est le fruit de la coutume ou les effets d’une nutrition, qui contrôle et structure le flux des semences naturelles, pour en transformer la puissance et produire un véritable désir d’asservissement. Bien que le tyran n’en soit pas la cause - la cause, c’est la coutume - il va néanmoins s’emparer de cette transformation. Il va s’approprier ce déplacement interne du désir. Il va s’identifier, ou plus encore il va incorporer littéralement, ou incarner, le désir aliéné du peuple :

Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de vos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. D’où a-il pris tant d’yeux dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? comment a-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? les pieds dont il foule vos cités, d’où les a-il s’ils ne sont des vôtres ? comment a-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? comment vous oserait-il courir sus, s’il n’avait intelligence avec vous ? que vous pourrait-il faire, si vous n’étiez receleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue, et traîtres à vous-mêmes ? (Ibid., p. 30).

Le corps du tyran, le corps du pouvoir, on peut dire aussi le corps politique de l’État, est non seulement un corps d’emprunt, mais c’est de plus un corps d’appropriation. C’est une incorporation. Comme tout citoyen, le tyran possède un et un seul corps, deux mains, deux yeux, une bouche... Mais en tant qu’il détient le pouvoir, le tyran en possède un nombre indéfini. Il jouit d’autant de corps, de mains, d’yeux et de bouches, qu’il y a d’individus qui lui en prêtent. Mais cette multiplicité de corps, le tyran ne les possède pas comme il possède son propre corps. En somme, on ne peut même pas dire qu’il les possède. Ce n’est pas lui qui s’approprie ces corps. Il ne veut pas faire de ces corps des biens propres, comme dans la logique du maître et de l’esclave. Il s’agit là d’une autre tragédie. Ce n’est pas le tyran qui incorpore de lui-même les forces vives du peuple, mais c’est le tyran lui-même qui s’incorpore, ou qui s’incarne dans le corps propre de chaque individu. Devant cette masse de corps serviles, le tyran n’use pas de bouches pour parler à sa place, de mains pour travailler, d’oreilles pour espionner. Tous ces membres ne représentent pas autant de forces d’action au service du tyran. Mais c’est l’inverse qui est vrai. C’est la bouche de l’homme qui devient la bouche du tyran, la main sa main, l’oreille son oreille. C’est l’homme qui se trahit et « se trompe lui-même »[7]. C’est le corps de l’homme qui tyrannise son propre corps. C’est le désir du corps qui contrôle de lui-même ses propres flux et ses mouvements de trajectoire. L’extrême tyrannie du tyran, c’est de produire le désir d’auto-tyrannisation des corps. C’est ce que La Boétie appelle justement être « complices du meurtrier qui vous tue ».

Des impostures du pouvoir au désir d’être libre

§1 - Démasquer le vrai visage du tyran, du pouvoir donc, c’est là un des grands projets de la modernité. D’où provient l’autorité du pouvoir, quel en est le fondement ou la légitimité ? Quel est « le ressort et le secret de la domination » (Ibid., p. 47). Pour La Boétie, le pouvoir du tyran ne s’exerce ni par la seule force physique, ni par la contrainte des lois. Autrement dit, le tyran tyrannise sans force ni loi. C’est donc une nouvelle conception du pouvoir, qui se joue ici. Un pouvoir qui ne dépend ni d’une autorité militaire ni d’un ordre judiciaire. Une nouvelle conception, pour un nouveau lieu du pouvoir, donc pour une nouvelle constitution du corps politique de l’Etat. Et en ce sens, je dirais qu’il s’agit là d’un nouveau rapport d’inscription entre l’institution politique du pouvoir et le désir du corps propre. Or, ce qui s’inscrit du pouvoir sur le corps, dans le corps, désormais, n’est plus imposé de l’extérieur par une force contraignante. Mais c’est le désir lui-même, de l’intérieur, qui marque le corps de sa loi, ou qui transforme le corps pour l’asservir à sa loi. Et dorénavant, c’est le corps, en lui-même, qui transforme chacun de ses membres, ses fonctions, ses puissances, en autant de lieux d’inscription pour l’autorité du pouvoir. Complice de son propre meurtrier, le corps non seulement s’auto-tyrannise : ses yeux surveillent ses yeux, ses mains ses mains, ses oreilles ses oreilles, mais de plus il s’auto-mutile. Il devient lui-même son propre bourreau : « c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge » (Ibid., p. 28).

Son corps est un corps livré « devant le boucher », dit la Boétie. Un appât, une bête de somme, un corps engraissé pour faire envie au tyran : « et ils se viennent présenter comme devant le boucher, pour s’y offrir ainsi pleins et refaits, et lui en faire envie » (Ibid., p. 49). Pour transférer les puissances, pour donner le pouvoir au tyran, ou, ce qui revient au même, pour fonder l’autorité du pouvoir, il faut offrir son corps engraissé à la jouissance du boucher. Or, ce corps gras, de quoi est-il « plein et refait » ? De quoi est fait ce corps pour plaire ainsi au boucher, sinon de cette « nourriture » de l’âme, qui nous façonne à sa manière : « et la nourriture nous fait toujours de sa façon ». Le tyran-bourreau-boucher veut s’offrir en somme un corps de culture, fait et refait de moeurs, d’habitudes, de coutumes, un corps surfait comme un plat prêt à servir, un vrai corps de servitude volontaire, qui désire le pouvoir du tyran. C’est un désir qui donne au tyran son pouvoir, en désirant en lieu et place du tyran. « [...] il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il dit, mais qu’ils pensent ce qu’il veut, et surtout pour lui satisfaire, qu’ils préviennent encore ses pensées ; ce n’est pas tout, à eux, de lui obéir, il faut encore lui complaire, il faut qu’ils se rompent, qu’ils se tourmentent, qu’ils se tuent à travailler en ses affaires ; et puis, qu’ils se plaisent de son plaisir, qu’ils laissent leur goût pour le sien, qui forcent leur complexion, qu’ils dépouillent leur naturel, il faut qu’ils prennent garde à ses paroles, à sa voix, à ses signes et à ses yeux ; qu’ils n’aient œil ni pied ni main que tout ne soit au guet pour épier ses volontés, et pour découvrir ses pensées » (Ibid.).

Il y a dans ce texte terrifiant non seulement la description d’un accroissement de servitude, mais encore une véritable logique de l’incorporation, qui rend l’imposture indiscernable. Plus le tyran est puissant, ou gagne en puissance, et plus le tyran est absent, insaisissable, voire invisible (Audegean 2002, p. 98). Comme on l’a vu plus haut, en donnant au tyran son pouvoir, le peuple lui prête son corps, ses yeux, ses mains, ses oreilles. Maintenant, il lui offre sa pensée, ses sentiments, son goût, son plaisir. Ou plus exactement, il s’offre lui-même au jeu spéculaire d’un désir de puissance, qu’il prête au tyran. On pourrait ainsi définir la figure du tyran comme un lieu de frontières ou un tiers absent, entre le corps et la puissance. Mais un lieu dont l’absence se marque dans le corps comme un désir de puissance. D’où l’idée d’une auto-tyrannisation du corps par un désir de servitude volontaire. Et d’où enfin la nécessité, pour la figure du tyran, d’identifier ses volontés aux pensées mêmes du peuple. Non seulement le peuple doit savoir ce que veut le tyran, mais il doit encore « prévenir » ses pensées. D’un côté, il doit anticiper ses pensées avant que le tyran ne les exprime. Mais d’un autre côté, il doit encore prévoir ses pensées, les voir venir avant même que le tyran n’en ait l’idée. En somme, le peuple doit penser à la place du tyran, au double sens du terme : c’est-à-dire, au lieu de laisser parler le tyran et depuis le lieu d’où parle le tyran. Prévenir les pensées du tyran, c’est être soi-même le lieu d’où vient sa puissance, donc le lieu d’où provient l’autorité du pouvoir. Mais un pouvoir voilé justement, détourné, usurpée par un complot d’imposteurs, de petits lâches, d’efféminés[8], d’impuissants, de « mange-peuples » (Ibid., p. 53) - des faibles, diraient Nietzsche, qui ne vivent que sur le dos des forts, qui ne survivent qu’à boire leur sang, qu’à manger leur nourriture, qu’à s’emparer de leur puissance.

§2 - En somme, on peut dire que le tyran représente un nom, le nom unique, « le nom seul d’un »[9], dit La Boétie, qui décrit tout à la fois l’objet d’un désir de puissance et la figure d’un abus de pouvoir[10]. Et en ce sens, ce sens nouveau, cette conception nouvelle du corps politique, il n’y a pas de désir de pouvoir qui ne soit en même temps un abus de pouvoir. Il n’y a pas de désir de pouvoir, donc de pouvoir tout court, qui n’abuse de l’homme et le divise : non seulement qui le sépare de lui-même, qui le mutile, le démembre ou le désapproprie de ses membres et des forces vives qui le constituent, mais de plus qui sépare l’homme de l’homme : « ainsi le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres, et est gardé par ceux desquels, s’ils valaient rien, il se devrait garder ; et, comme on dit, pour fendre du bois, il fait les coins du bois même » (Ibid., p. 48). Les hommes mutilés, « perdus et abandonnés de Dieu » (Ibid.), divisés dans leur corps par leur propre désir de puissance, font subir leur malheur, leur souffrance de serf, « non pas à celui qui leur en fait, mais à ceux qui endurent comme eux » (Ibid.). Chaque homme devenant par là même, par la souffrance même de leur mutilation, le gardien, le garant, le surveillant silencieux d’une division collective, d’une aliénation sociale de l’homme par l’homme lui-même.

Or, ces hommes abandonnés par Dieu, ces dénaturés de la nature, victimes de la grande catastrophe, ou de l’accident monstrueux de la culture, de la coutume, peuvent eux aussi finalement faire « les coins du bois même ». L’homme peut toujours agir sur son désir, revenir ou se retourner sur « son premier être », étouffé, refoulé par les charmes meurtriers d’une nourriture de l’âme. En reconnaissant justement l’état actuel de son désir, sa servitude et son aliénation, ou plus exactement en reconnaissant son désir comme un lieu de servitude, comme le lieu où s’exerce le pouvoir d’asservissement, donc comme le lieu même du pouvoir, l’homme peut alors se résoudre à délivrer son désir du pouvoir. C’est toujours possible, mais c’est aussi l’ultime possible de l’homme : se résoudre à ne plus céder sur son propre désir. De la servitude, « vous pouvez vous en délivrer si vous l’essayez, non pas de vous en délivrez, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ; je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez comme un grand colosse à qui on a dérobé la base, de son poids même fondre en bas et rompre » (Ibid., p. 30)[11].

Cette résolution du désir, cette véritable résistance, qui désire ne plus désirer servir, qui passe donc d’une servitude volontaire à une résistance volontaire, c’est la dernière chance de la liberté. Une liberté de résistance, une « défense » de la liberté (Ibid., p. 32), qui agit sur le désir par le désir, comme on fait les coins du bois même. Une action, une pratique du désir, qui inverse ou renverse tout le système du pouvoir. Une opération quasi révolutionnaire, qui ruine le pouvoir par la stratégie même du pouvoir. La construction d’un sabot dans la machine, l’installation d’un virus dans le programme, qui dérobe la base et détruit les fondements du grand colosse, pour le voir « de son poids même fondre en bas et se rompre ». Ne pas céder sur son désir, y résister, pour ne pas s’en laisser abuser, ou pour ne plus abuser de son pouvoir, c’est en somme le réagencer, le réorganiser, en reconfigurer l’objet autant que la visée. C’est à la fois un travail de médecin, qui soigne le mal par le mal (Ibid., p. 30-31), et l’œuvre d’un nouveau stratège, qui retourne le mal contre le mal – mais sans faire de mal, sans ébranlement ni violence. Un médecin stratège, un guérisseur résistant, un défenseur désarmé de la dernière chance, qui produit au coeur du mal, du pouvoir, du désir de servitude, un processus d’autodestruction, ou d’autoconsommation, dit La Boétie : « n’ayant plus que consommer, il se consomme soi-même et vient sans force aucune » (Ibid., p. 29)[12]. C’est maintenant le tyran, qui se mange lui-même, qui s’offre en appât, qui perd ses forces et se ruine.

Et c’est peut-être ça, finalement, la grande découverte de La Boétie. Dès lors que le pouvoir vient de l’homme, de son désir de puissance, et non plus d’un droit divin inaliénable, il n’y a de liberté qu’en résistance, donc qu’en résistant au pouvoir de son propre désir. Et en ce sens, il ne peut y avoir de liberté que politique. Découverte à la fois paradoxale et tragique, qui d’un coté confond indiscernablement la liberté elle-même et le désir de liberté, et d’un autre côté fonde l’autorité du pouvoir sur la seule instance du désir. Ce qui rend finalement la liberté, pourrait-on dire, indésirable : « la seule liberté, les hommes ne la désire point, non pour autre raison, ce semble, sinon que s’ils la désiraient ils l’auraient » (Ibid., p. 29-30). L’homme n’a pas sa liberté, toute naturelle, devenue inaccessible par le pouvoir déterminant de la culture. Il ne la possède pas, comme seule liberté, celle « de son premier être », avant la catastrophe. Il ne l’a plus et ne l’aura plus. A vrai dire, il ne peut même plus la désirer comme telle, s’en remémorer les forces vives[13]. Mais il peut lutter, combattre, s’organiser politiquement, pour résister contre la loi dominante du désir. Il peut faire de son désir un nouveau lieu de combat, le nouveau champ de bataille pour miner ou piéger les formes du pouvoir. C’est son ultime tâche et dernière chance. Il doit faire de son désir le seul et unique lieu du pouvoir, pour le ruiner, le consommer, le laisser se consumer, se mettre à nu ou se défaire. Il doit faire de son corps, un corps de résistance, qui lutte contre la mutilation et la division des corps les uns par le moyen des autres. Devant l’institution d’un corps politique du pouvoir, il faut organiser une politique du corps résistant. C’est la liberté des Modernes, des saboteurs, des rebelles. Une liberté de pauvres, de ceux qui portent sur leur corps les traces d’un pouvoir en crise, de ceux qui font de leur propre corps le lieu où s’effondrent et se ruinent les fondements de l’autorité du pouvoir.

Bibliographie

- Audegean, Philippe, 2002, « Morale et politique de la servitude volontaire : le thème classique de la servitude volontaire des maîtres dans le Discours d’Etienne de La Boétie », in La Boétie, Étienne (de), Discours de la servitude volontaire. Texte établi et annoté par A. et L. Tournon, Paris, Vrin, pp. 87-113
- Clastres, Pierre, 1978, « Liberté, malencontre, innommable », in La Boétie, Étienne (de), Le Discours de servitude volontaire. Texte établi par Léonard, Pierre, Paris, Payot
- Gerbier, Laurent, 2002, « Les paradoxes de la nature dans le Discours de la servitude volontaire de La Boétie », in La Boétie, Étienne (de), Discours de la servitude volontaire. Texte établi et annoté par Tournon, André et Tournon, Luc, Paris, Vrin, pp. 115-130
- Lefort, Claude, 1978, « Le non d’Un », in La Boétie, Étienne (de), Le Discours de servitude volontaire. Texte établi par Léonard, Pierre, Paris, Payot
- Palayret, Guy, 1994, « L’énigme et le détour. Le pouvoir dans le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie », in Le Pouvoir, sous la direction de Goddard, Jean-Christophe et Mabille, Bernard, Paris, Vrin, pp. 89-108
- Remaud, Olivier, « Une idée vraie de la servitude volontaire est-elle pensable ? Le débat Marat-La Boétie », in La Boétie, Étienne (de), 2002, Discours de la servitude volontaire. Texte établi et annoté par A. et L. Tournon, Paris, Vrin, pp. 131-146

Notes

[1] Voir spécialement p. 94.

[2] Je souligne. Toutes les citations du Discours renvoient à cette édition.

[3] « Malencontre, c’est-à-dire, écrit P. Clastres, événement fortuit qui n’avait aucune raison de se produire et qui s’est cependant produit » (Clastres 1978, p. 235).

[4]Voir Gerbier 2002, p. 127.

[5] Voir Remaud 2002, p. 235.

[6]Voir aussi : « La nature de l’homme est bien d’être franc et de la vouloir être ; mais aussi sa nature est telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui donne » (Ibid., p. 38).

[7]« […] par tromperie perdent-ils souvent la liberté, et en ce ils ne sont pas si souvent séduits par autrui, comme ils sont trompés par eux-mêmes » (Ibid., p. 34). Le peuple croit au mensonge qu’il se forge lui-même : « toujours aussi le peuple sot fait lui-même les mensonges pour puis après les croire » (Ibid., p. 44).

[8] La tyrannie ne vient jamais « d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et femelin de la nation », (La Boétie 2002, p. 27). Voir aussi p. 40.

[9]Ce million d’hommes « enchantés et charmés par le nom seul d’un » (Ibid., p. 26).

[10] « Avec la servitude, écrit Cl. Lefort, le charme du nom d’Un a détruit l’articulation du langage politique. Le peuple se veut nommé : mais le nom dans lequel s’abolissent la différence d’un à un, l’énigme de la division sociale, l’épreuve de la reconnaissance indéfiniment reportée est le nom d’un tyran. Son nom aimé devient celui auquel tous restent suspendus sous peine de n’être rien. Le nom détaché, comme venant de nulle part, comme résumant tout en soi, devient le nom de l’Autre, de celui qui seul a pouvoir de parler, à distance de ceux qui ne font qu’entendre » (Lefort 1978, p. 274).

[11] Je souligne. Voir Lefort 1978, p. 259-262.

[12] « Encore ce seul tyran, il n’est pas besoin de la combattre, il n’est pas besoin de la défaire : il est de soi-même défait » (Ibid., p. 28). Je souligne.

[13]« […] quel malencontre a été cela qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son être premier, et le désir de le reprendre ? » (Ibid., p. 33).

Pour citer cet article : Serge MARGEL, "De la résistance volontaire. La Boétie et le corps politique du pouvoir ", Erytheis, 4, mars 2009, http://idt.uab.es/erytheis/numero4/margel