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La politique d’asservissement appliquée par des gamins-soldats ayant tous pouvoirs

Il y a deux jours, au check-point de Beit Iba

par Abdul-Latif Khaleb

mercredi 3 mai 2006

Publié le mercredi 3 mai 2006.

" Je suis désolé de vous faire partager les histoires douloureuses que nous vivons, mais je dois vous dire comment les choses se passent maintenant ici. Vous savez que cette histoire n’est qu’une parmi des centaines d’histoires tragiques que nous vivons quotidiennement aux check-points.
Abdul-Latif "

La route pour Naplouse est un cauchemar pour toute personne qui s’y rend. Depuis le début de la seconde Intifada, je vais à Naplouse trois ou quatre fois par semaine. Durant les trois premières années, j’ai dû emprunter toutes les routes boueuses, passer par des montagnes pour atteindre mon travail. Sur la route de Naplouse, j’ai vu des personnes mortes, ou tuées, des femmes qui donnaient naissance à leur bébé, des enfants qui criaient et des gosses apeurés par les soldats. Ces routes sont effrayantes et peu sûres, si ce ne sont pas les soldats qui tirent, alors c’est la conduite risquée sur ces routes escarpées et cahoteuses. A chaque fois qu’ils rencontrent de telles routes, les bulldozers arrivent et les ferment, et nous devons trouver d’autres chemins.
C’est la même chose pour des milliers de personnes qui doivent se rendre quotidiennement à Naplouse, soit pour leur travail comme moi, soit pour aller étudier à l’université Al-Najah, soit pour aller à l’hôpital ou faire des courses. A chaque fois, nous devons courir, nous échapper, ou rentrer avant d’avoir atteint Naplouse.
Depuis quelques années, les soldats ont changé le système et créé trois check-points principaux vers Naplouse, l’un d’eux est à Beit Iba. Trois années à passer ce check-point signifient un gaspillage énorme de temps et une riche expérience d’humiliations et de souffrances. Je suis sûr que tous ceux qui passent ce check-point ont des centaines d’histoires à raconter sur les mauvais traitements et l’oppression sévère. Durant ces trois premières années, nous avons souffert physiquement à cause de longues marches, sur des routes où on a peur, qui sont risquées, mais je pense qu’ils ont créé ces check-points pour détruire psychologiquement le peuple palestinien. Chaque jour, nous devons affronter au moins deux check-points mobiles et attendre, ensuite vient Beit Iba, le check-point fixe. Le temps d’arriver à Naplouse de Jayyous est d’environ 30 minutes, normalement, mais maintenant il nous faut en moyenne deux heures et demie.
Je pourrais vous en dire plus, mais laissez-moi revenir à mon sujet.
Il y a deux jours donc, j’ai quitté mon travail à Naplouse, il était 3 h de l’après-midi, je suis arrivé à Beit Iba à 3 h 20. Comme la plupart du temps, il y avait deux colonnes : l’une pour les hommes jeunes et l’autre pour les femmes et les personnes âgées (« âgé » a un sens très variable : un jour c’est un docteur, un invalide ou quelqu’un qui a plus de 40 ou 50 ans, et le jour suivant, c’est selon la méthode du soldat, sans respect de l’âge, de la profession ou de l’état de la personne). Je me suis trouvé à attendre dans une longue colonne de femmes et de personnes âgées ! Il m’a fallu environ une heure et demie pour arriver aux deux soldats qui contrôlent la colonne !(l’un contrôle et l’autre fait passer, sèchement).
A ce moment, je remarque une femme enceinte, apparemment dans son dernier mois et qui portait un autre gosse de 2, 3 ans dormant dans ses bras. Elle est allée directement voir les soldats, à un petit passage réservé au gens qui entrent à Naplouse. Elle était très fatiguée, épuisée, elle demande au soldat :
« S’il vous plaît, laissez-moi passer, j’attends depuis un long moment dans la colonne et je me sens si fatiguée ; voici mon identité ». Le soldat lui crie de retourner.
Puis un vieil homme vient à son tour demander la même chose. Le soldat commence par discuter avec le vieil homme, et moi je demande à la femme :
« Venez à côté de moi, je vais lui parler ».
Le soldat en avait fini avec le vieil homme et l’avait repoussé dans la colonne. Il se remet à crier sur la femme :
« Je vous ai dit de repartir ».
Je m’adresse au soldat :
« Regardez, je lui ai dit de venir à côté de moi, ne voyez-vous pas qu’elle est peut-être enceinte de neuf mois et qu’elle porte déjà un gosse ? Regardez, elle va tomber d’un moment à l’autre, comme l’autre dame il y a quelques minutes ».
« Donnez-moi votre identité », répond le soldat.
J’ai cru qu’il voulait me contrôler, mais c’est qu’il veut m’apprendre comment il faut écouter et obéir aux ordres, aux décisions. Il me dit :
« C’est moi qui commande ici et il n’y en a qu’un, pas vous »
« Okay - je lui dis - je vous demande de l’aider ».
« Vous aussi, retournez à la colonne des jeunes, vous avez 45, non 50 ans". (Je vois qu’il n’est pas bon pour les mathématiques, car j’en ai 40).
« Mais, aujourd’hui, les 45 ans vous les laissez passer aussi, je crois que vous cherchez à me punir », je lui réponds.
Le soldat - ou le commandant - parle bien l’anglais :
« Je suis le commandant, et je décide (j’estime qu’il doit avoir environ 22, 23 ans), reprenez votre carte d’identité ou je la garde. »
Je prends la carte :
« Je ne sais toujours pas quelle faute j’ai commise (je pensais à la femme près de moi), je vais y aller mais essayer d’aider cette femme ».
« Elle s’en retourne aussi ».
Je fais un pas pour repartir :
« Rappelez-vous qu’un jour, vous avez été dans l’utérus de votre mère ou que vous avez dormi dans ses bras, aidez votre mère ».
Et je suis retourné vers la fin de la colonne ; mais quand je me suis retourné, la femme me suivait, elle pleurait, épuisée et désespérée.
Je ne connaissais pas la dame, et je ne pouvais rien faire pour elle. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est maman et enceinte, et je la vois comme n’importe quelle maman au monde. Je me sens désolé pour la femme et pour la maman aussi. Puis, j’ai dû retenter ma chance dans la colonne des jeunes, passer les portes tournantes.
En fin de compte, je suis arrivé à Jayyous à 7 h 30 du soir, revenu à la maison, rempli de tristesse et dans l’attente du lendemain, pour recommencer un autre parcours de tourments.

Abdul-Latif Khaleb

Ingénieur, il a été représentant du gouvernorat de Qalqilya pour Jayyous.
Son message nous a été adressé par l’association "Les Amis de Jayyous". Traduction de l’anglais : JPP