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Crimes d’Etat au quotidien

Affamés et bombardés

par Amira Hass

jeudi 27 avril 2006

http://www.protection-palestine.org/

publié le mercredi 26 avril 2006.

" Il n’a jamais été simple d’être Gazaoui. Actuellement, c’est cauchemardesque."
Où atterrira le prochain coup ? La question est là. Pas de savoir s’il atterrira, mais quand, comment, sur qui et de quelle nature.

Louis, cinq ans, pense que la solution, c’est de dormir chaque nuit dans le lit des parents, que c’est ce qui le protègera des obus. Mais même comme ça, il est difficile de s’endormir. Au jardin d’enfants, dans la cour qui est devant la maison, les enfants parlent tout le temps des boums. Boums venant de la mer, boums venant de l’intérieur des terres. De jour comme de nuit. Parfois trois à la minute. Parfois trois en une heure. Boum ! L’air tremble, une bande d’oiseaux s’envole de frayeur, un silence inquiet règne un instant. Y a-t-il des blessés ? Qui ? Combien ? Où ? Si les parents parviennent à cacher à leurs enfants les photos des autres enfants, ceux qui ont été tués ou blessés par les obus, les enfants plus grands du quartier comblent les lacunes par leurs descriptions de ce qu’ils ont vu à la télévision ou lu à la une des journaux.

Dans un quartier agricole, à la frontière, dans le nord de la Bande de Gaza, au nord de Beit Lahiyeh, les peurs se matérialisent dans les innombrables éclats d’obus qui ont déjà touché les toits en asbeste. Les parents ont envoyé les enfants chez des proches qui habitent à Gaza. Qu’ils aillent de là à l’école, loin des obus. « Chez nous, dans notre quartier, personne n’a encore été tué », relève Zyad avec cynisme. Mais les obus ont prélevé leur part : deux ânes, plusieurs moutons, quelques poules.

Dans le nord de la Bande de Gaza, des milliers de familles d’agriculteurs attendent de pouvoir retourner travailler leurs terres que les bulldozers de l’armée israélienne ont tenues et ravagées ces cinq dernières années. Tout de suite après que l’armée a évacué la Bande de Gaza, des organes gouvernementaux et non gouvernementaux se sont mobilisés pour la réhabilitation de cette terre dévastée. Ils ont ratissé, labouré, distribué des semences et des plants. Mais les gens n’osent pas se rendre sur leur terre.

Zyad a passé beaucoup d’années en prison, son frère également. Un autre de ses frères était recherché et a été tué au cours d’un attentat qui le visait. Zyad dit avoir quelques fois empêché des groupes armés de tirer des roquettes depuis leur secteur, ses antécédents familiaux lui permettant de se planter devant eux et de leur dire : « il y en a marre des destructions et des morts, et les roquettes fabrication maison que vous lancez ne sont d’aucun bénéfice dans le combat contre l’occupation ».

Dans les endroits où habitent de grandes et puissantes familles - comme à Beit Hanoun - les gens ont plus d’une fois réussi à chasser les lanceurs de roquettes. Ceux-ci vont alors en terrains ouverts ou dans des secteurs où les familles sont tenues pour moins puissantes, comme à Beit Lahiyeh. « Qu’ils tirent des roquettes depuis chez eux, depuis (le camp de réfugiés de) Cheikh Radouane », ont dit des voix pleines de colère, il y a deux semaines, lors d’un rassemblement d’étudiantes à Gaza. Mais les gens ne laissent pas libre cours en public à leur colère contre les lanceurs de roquettes. « De toute façon, avec ou sans roquettes, les Israéliens tirent des obus », telle est à Gaza la conclusion sans équivoque.

« Il y a une loi en Israël qui dit que tout soldat doit tirer un obus toutes les heures », dit Bader. Il habite dans un des nouveaux quartiers d’habitation du nord de la Bande de Gaza où résident essentiellement des policiers palestiniens. Trois obus ont déjà atterri dans le quartier ; par miracle, personne n’a été tué : une fois, un obus est tombé sur un parapet métallique, une autre fois dans une cour et une fois, il n’a pas explosé. Ils sont tellement proches d’Erez, de la frontière, qu’ils entendent les obus au moment où ils sont tirés, quand ils sifflent pendant leur vol et quand ils atterrissent et explosent. Le matin de mercredi était étrange, dit-il : à neuf heure du matin, on avait encore entendu aucun obus.

L’épouse de Bader a accouché il y a deux semaines et elle se trouve chez ses parents, à Gaza. Mais elle est censée revenir aujourd’hui. « Où irons-nous ? Nous sommes comme tous les Gazaouis. Si ce n’est pas un obus tiré de la terre ferme ou de la mer, c’est un missile lancé d’un hélicoptère ou d’un drone qui atterrira sur nous ou autour de nous. Moi, comme policier, j’ai ordre d’empêcher les tirs. Mais moi aussi, je suis devenu une cible pour les obus. Avec ou sans roquettes, vous nous bombardez. Tout le monde circule comme des somnambules, manquant de sommeil, à cause de la peur, à cause des détonations. On reste assis chez soi et on attend de voir qui mourra avant l’autre ».

Le fléau des obus explosant dans le voisinage de sa maison adoucit, pour Bader, le fléau économique. Il n’a pas reçu son salaire de policier - tout comme les autres employés de l’Autorité palestinienne (dans le secteur public et les services de sécurité). Israël ne transfère pas à l’Autorité Palestinienne les recettes qui lui reviennent et qui sont perçues comme taxes et droits de douane sur les marchandises importées via les ports israéliens. Les Etats-Unis et l’Europe ont supprimé leur aide à l’Autorité Palestinienne. Il y a déjà un retard de trois semaines dans le versement des salaires de quelque 140.000 familles de Cisjordanie et de Gaza qui dépendent de ces 1000 ou 2000 shekels par mois. « Ma situation est bonne », dit Bader, « Le salaire n’est pas arrivé à la banque mais je peux acheter à crédit au magasin. Que vont faire les chômeurs ? A eux, on ne vend même pas à crédit ».

Le père de Louis est maintenant chômeur. Comme ingénieur indépendant, on lui avait promis un nouveau travail dans un des projets d’infrastructures financés par le fonds d’aide américain USAID. Mais actuellement, le fonds a annulé ses contributions aux projets qui étaient censés être réalisés dans le cadre de l’Autorité Palestinienne et ses ministères. Il connaît des entrepreneurs qui ne répondent même pas aux appels d’offre publiés dans la presse. « A quoi bon », explique l’un d’eux, « je ne peux m’engager à rien : ni sur les matières premières dont on ne sait ni si ni quand elles entreront via les points de passage qu’Israël ferme, ni sur le terme présumé des travaux, ni sur le fait que je pourrai payer les ouvriers, ni non plus sur le fait que celui qui commande les travaux pourra me payer ».

Le supermarché dans le quartier des enseignants à Tel el-Hawa, à Gaza, a été fermé pendant deux jours et ses employés ont été renvoyés chez eux en congé forcé. Il n’y avait, mercredi après-midi, pas le moindre client parmi les rayons à moitié vides du supermarché el-Kishawi, dans le quartier de Rimal. Des parents s’inquiètent : ils ne pourront pas payer les droits d’inscription dans les universités, le mois prochain.

Les rues aussi sont vides : le centre de Gaza n’est pas, comme d’habitude, encombré de voitures. Le vide est particulièrement sensible passé deux heures et demie, quand les élèves des écoles et les employés sont rentrés chez eux. Les gens économisent. Les marchés sont vides bien que les légumes soient très bon marché : impossible de les mettre sur les marchés de Cisjordanie, alors ils inondent Gaza et Rafah. La proposition a même été avancée de les distribuer gratuitement par le biais de diverses organisations non gouvernementales. Mais les rues sont vides aussi du fait de la peur : peur de l’explosion d’un missile ou d’un obus.

« Je ne suis pas surpris qu’Israël bombarde comme ça », dit Hisham, un militant du Hamas. « C’est dans sa nature, c’est ce qu’il a toujours fait. Ce qui me surprend, ce sont ceux parmi nous qui font tout pour faire échouer le gouvernement ». Dans les rues, les gens ne pointent pas un doigt accusateur vers les lanceurs de roquettes palestiniennes, « car tout le monde est occupé par l’absence de salaires, par le calcul de l’épargne, par la peur des obus qu’Israël tire qu’il y ait ou non des roquettes, et par l’appréhension de l’avenir », dit Marouane, qui est opposé aux tirs de roquettes. Au Hamas, des voix se sont fait entendre pour accuser, déclarer que derrière les tirs de roquettes il y a des responsables du Fatah qui envoient les tireurs dans le but de rendre les choses encore plus difficiles pour le nouveau gouvernement et de créer un chaos sécuritaire et politique qui l’entraîne à la démission. Les uns accusent, les autres démentent.

Un acteur de terrain d’une organisation non gouvernementale, qui n’est proche ni de ceux-ci ne ceux-là, juge l’accusation contestable. « Le Fatah officiel est opposé aux roquettes. Les groupuscules qui continuent à tirer sont précisément ceux qui sont proches des groupes islamistes armés », lui disent ses propres sources autorisées. Mais, confirme-t-il, des responsables du Fatah sont derrière la campagne d’incitation à l’encontre du gouvernement : plaintes parce qu’il ne paie pas les salaires - comme si c’était la première fois qu’un gouvernement palestinien était en retard de paiement de salaires ; plaintes parce que ses ministres nomment des conseillers et des hauts fonctionnaires connus pour être des gens du Hamas et cela alors que la majorité des employés du secteur public ont été nommés dans le passé du fait de leur proximité au Fatah ; plaintes parce que les ministres du Hamas ne sont pas aussi professionnels ni aussi qualifiés que promis.

La rue est partagée en deux : il y a ceux qui se plaignent en disant que le mouvement Hamas aurait dû tenir compte de la réaction israélienne et mondiale, et prendre des décisions adaptées à ses possibilités politiques : ne pas former un gouvernement ou alors accepter les conditions d’Abou Mazen, rédiger un programme qui ne permettait pas le boycott du peuple palestinien, et ceci afin d’empêcher un nouveau coup politique et économique. Chaque jour on apprend qu’un autre état annule son soutien, un soutien qui était devenu, ces cinq dernières années, l’oxygène de tout un peuple. Le dernier en date est le Japon. Les banques israéliennes ne transfèrent pas d’argent vers les banques palestiniennes, la Banque Arabe n’est pas disposée à prêter de l’argent au gouvernement. Même si l’Iran et le Qatar offre leur contribution à l’Autorité Palestinienne, comment l’argent lui parviendra-t-il ? Il devrait transiter par la Banque Centrale israélienne et celle-ci refusera évidemment. Et puis il y a des gens, comme Zyad qui ne soutient pas le Hamas, qui sont convaincus que les pressions ne feront que renforcer l’appui de la population à son gouvernement.

Mais tous redoutent qu’en plus du coup porté à la sécurité et du coup économique, un troisième coup ne leur tombe dessus : quand la tension entre le Hamas et le Fatah atteindra un certain point et qu’alors ce sera l’explosion. Il y a une dizaine de jours, des gens du Fatah ont barré le chemin du premier ministre, Ismail Haniyeh. Il n’en a pas fait une histoire. Mardi passé, il se racontait à Gaza que des membres de « Az a-Din al-Qassam » avaient ouvert le feu sur celui qu’ils tiennent pour responsable d’avoir barré le chemin à « leur » premier ministre : l’officier de la sécurité préventive à Jabaliyeh. Plus les gens du Fatah et leurs hommes armés se plaignent de l’échec du tout nouveau gouvernement, plus les membres armés du Hamas se sentent obligés de défendre l’honneur de celui-ci.

Les doubles messages circulent, semant la confusion : le Fatah officiel est opposé à l’escalade militaire, Abou Mazen condamne en termes vigoureux l’attentat de Tel Aviv. Mais les « Martyrs d’al-Aqsa » qu’Abou Mazen et ses services de sécurité n’ont pas réussi et ne réussissent pas à freiner, ont stigmatisé sa condamnation. Le Hamas continue d’adhérer officiellement au principe que c’est le droit du peuple palestinien de « se défendre ». Lors d’une vidéoconférence avec les fonctionnaires du Ministère palestinien des Affaires étrangères, le Ministre des Affaires étrangères, Mahmoud A-Zahar, a dit que le programme du gouvernement restait attaché au droit à la résistance armée. Un des fonctionnaires de Ramallah lui a demandé si cela voulait dire qu’il devait maintenant partir avec une ceinture d’explosifs. D’un autre côté, le Ministre de l’Intérieur, Saïd a-Seyam, a réuni secrètement les moukhtars des grandes familles respectées de Gaza. Des sources, tant au Fatah qu’au Hamas, rapportent qu’il leur aurait proposé de signer une pétition appelant à l’arrêt des tirs de roquettes. « Signez vous-même », lui auraient dit les moukhtars, « c’est vous le Ministre ». Mais au Hamas, on craint de rendre publique une position qui se démarque de la lutte armée, de peur qu’au Fatah, on n’en tire profit pour la propagande contre le Hamas.

De toute façon, au Hamas, on s’occupe aussi de parer aux fausses rumeurs qui se répandent dans les rues : par exemple, que les salaires ont été payés mais seulement à ceux qui sont identifiés avec le Hamas ; ou que le chef du gouvernement, Ismail Haniyeh, a participé à un plantureux festin tout de suite après le discours sur « l’huile et l’hysope » qu’il a donné il y a une semaine, et dans lequel il avait dit que le peuple palestinien pouvait survivre grâce à ces deux produits, l’huile et l’hysope, et ne pas se soumettre.

Zyad est d’accord avec Ismail Haniyeh : « Je suis né dans une tente de réfugiés, j’ai étudié à la lumière d’une lampe à huile, nous mangions de l’huile et de l’hysope, nous recevions des vêtements de l’UNRWA. Mes enfants aussi peuvent vivre comme ça ». « Quelle huile ? », dit Sami avec un rire chargé d’amertume, « et quelle hysope ? Vingt shekels le litre d’huile, sept shekels pour un demi kilo d’hysope. Les gens ont cessé de parler d’huile et d’hysope, ils mangent du ‘duka’ (un substitut à l’hysope, à base d’épice de sumac) ».

Haaretz, 21 avril 2006 - Gaza. http://www.haaretz.co.il/hasite/pag...
Version anglaise :http://www.haaretz.com/hasen/spages...
Traduction de l’hébreu : Michel Ghys