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Lobby et gouvernance

Qui est le chien ? Qui est la queue ?

par Uri Avnery

lundi 24 avril 2006

publié le dimanche 23 avril 2006

Est-ce le chien qui remue la queue, ou la queue qui remue le chien ?

D’HABITUDE, je ne raconte pas ces histoires car elles pourraient laisser croire que je suis paranoïaque.

Par exemple : il y a 27 ans, j’avais été invité à faire une tournée de conférences dans 30 universités américaines, dont les plus prestigieuses - Harvard, Yale, Princeton, MIT, Berkeley, etc. J’étais invité par la Fellowship of Reconciliation, une organisation non juive respectée, mais les conférences elles-mêmes avaient été organisées sous les auspices des aumôniers juifs de la Bet-Hillel.

A mon arrivée à l’aéroport de New York, j’ai été contacté par un des organisateurs. « Il y a un petit problème », m’a-t-il dit, « 29 des rabbins ont annulé votre conférence. »

En fin de compte, toutes les conférences ont eu lieu, sous les auspices d’aumôniers chrétiens. Quand nous en sommes arrivés au seul rabbin qui n’avait pas annulé ma conférence, il m’a confié le secret : les conférences avaient été interdites par une lettre confidentielle venant de la Ligue Anti-diffamation, la « police de la pensée » de l’establishment juif. Voilà la phrase qui m’est restée en mémoire : « On ne peut pas dire que le membre de la Knesset, Avnery, est un traître, cependant... »

ET UNE AUTRE histoire vécue : un an plus tard, je suis allé à Washington DC pour « vendre » la solution des deux Etats qui, à l’époque, était considérée comme une idée saugrenue, pour ne pas dire folle. Au cours de la visite, les Quakers ont eu l’amabilité d’organiser une conférence de presse pour moi.

Quand je suis arrivé, j’ai été surpris. La salle était bondée ; pratiquement tous les médias américains importants étaient représentés. Beaucoup venaient directement d’une conférence de presse tenue par Golda Meir qui était aussi à Washington à ce moment-là. L’événement devait durer une heure, comme d’habitude, mais les journalistes ne voulaient pas partir. Ils m’ont bombardé de questions pendant deux heures de plus. Il était clair que tout ce que j’avais à dire était tout à fait nouveau pour eux et les intéressait.

J’étais curieux de la façon dont cela serait rapporté dans les médias. Et vraiment, la réaction a été stupéfiante : pas un seul mot dans aucun journal, ni à la radio, ni à la télévision. Pas un seul mot.

A ce propos, il y a trois ans, j’ai de nouveau donné une conférence de presse, cette fois au Capitol Hill à Washington. C’était la réplique exacte de la fois précédente : la foule de journalistes, leur intérêt évident, la durée de la conférence bien au-delà du temps prévu - et pas un seul mot dans les médias.

JE POURRAIS raconter beaucoup d’histoires semblables, mais restons-en à celles-là. Je les rappelle seulement par rapport au scandale récent causé par deux professeurs américains, Stephen Walt, de Harvard, et John Mearsheimer, de l’université de Chicago. Ils ont publié un article sur l’influence du lobby pro-Israël aux Etats-Unis.

En 80 pages, dont 40 de notes et de citation des sources, les deux chercheurs montrent comment le lobby pro-Israël exerce un pouvoir sans limites dans la capitale américaine, comment ils terrorisent les membres du Sénat et de la Chambre des représentants, comment la Maison Blanche danse à leur rythme (si toutefois une maison peut danser), comment les médias importants obéissent à ses ordres et comment les universités, elles aussi, en ont peur.

L’article a déclenché une tempête. Et je ne veux pas parler des sauvages attaques qui étaient prévisibles de la part des « amis d’Israël » - c’est-à-dire presque tous les hommes politiques, les journalistes et les professeurs. Ceux-ci ont bombardé les auteurs de toutes les accusations habituelles : qu’ils étaient antisémites, qu’ils ressuscitaient les Protocoles des sages de Sion, et ainsi de suite. Il y avait quelque chose de paradoxal dans ces attaques car elles se limitaient aux auteurs eux-mêmes.

Mais le débat qui me fascine est de nature différente. Il a jailli entre les intellectuels chevronnés, du légendaire Noam Chomsky, le gourou de la gauche du monde entier (y compris Israël), jusqu’aux sites internet progressistes de partout. La pomme de discorde : la conclusion de l’article selon laquelle le lobby juif israélien domine la politique étrangère des Etats-Unis et la soumet aux intérêts israéliens - en contradiction flagrante avec l’intérêt national des Etats-Unis même. Exemple typique : l’attaque américaine contre l’Irak.

Chomsky et les autres se sont élevés contre cette assertion. Ils ne nient pas les faits présentés par les deux professeurs, mais ils en contestent les conclusions. De leur point de vue, ce n’est pas le lobby pro-Israël qui dirige la politique américaine, mais ce sont les intérêts des grandes compagnies qui dominent l’empire américain et utilisent Israël à leurs propres fins.

Autrement dit : est-ce le chien qui remue la queue, ou la queue qui remue le chien ?

J’APPRÉHENDE de me mêler à un débat entre des intellectuels aussi illustres, mais néanmoins je me sens obligé d’exprimer mon point de vue.

Je vais partir de l’histoire du Juif qui s’est rendu chez le rabbin pour se plaindre de son voisin. « Vous avez raison », a déclaré le rabbin. Puis le voisin est arrivé et a mis en cause le plaignant. « Vous avez raison », a dit le rabbin. « Mais cela ne va pas », s’est exclamée l’épouse du rabbin, « seul un des deux peut avoir raison ! ». « Vous avez raison, vous aussi », a dit le rabbin.

Je me trouve dans une situation semblable. Je pense que les deux côtés ont raison (et j’espère avoir raison moi aussi).

Les découvertes des deux professeurs sont justes, au détail près. Tout sénateur ou membre du Congrès sait que critiquer le gouvernement israélien équivaut à un suicide politique. Deux d’entre eux, un sénateur et un membre du Congrès, ont essayé - et ils ont été politiquement exécutés. Le lobby juif s’était totalement mobilisé contre eux et les a chassés de leurs postes. Cela a été fait ouvertement, pour servir d’exemple. Si le gouvernement israélien désirait une loi demain annulant les dix commandements, il y aurait immédiatement 95 sénateurs (au moins) pour signer.

Le Président Bush, par exemple, a renoncé à toutes les positions américaines établies concernant notre conflit. Il accepte automatiquement les positions de notre gouvernement, quelles qu’elles soient. Presque tous les médias américains sont fermés aux militants pacifistes palestiniens et israéliens. Quant aux professeurs, presque tous savent de quel côté est leur intérêt. Si, malgré cela, quelqu’un ose ouvrir la bouche contre la politique israélienne - comme cela arrive une fois toutes les quelques années - ils croulent aussitôt sous les accusations : antisémite, négationniste, néonazi.

A propos, les visiteurs américains en Israël, qui savent que chez eux il est interdit de mentionner l’influence du lobby juif israélien, sont sidérés de voir qu’ici le lobby ne cache pas son pouvoir à Washington mais en fait ouvertement état.

Donc la question n’est pas de savoir si les deux professeurs ont raison dans leurs affirmations. La question est de savoir quelles conclusions peuvent en être tirées.

PRENONS l’affaire irakienne. Qui est le chien, qui est la queue ?

Le gouvernement israélien a prié pour cette attaque, qui a éliminé la menace stratégique que constituait l’Irak. L’Amérique a été poussée dans la guerre par un groupe de néo-conservateurs, presque tous juifs, qui avaient une énorme influence sur la Maison Blanche. Dans le passé, certains d’entre eux avaient été conseillers de Benyamin Netanyahou.

Ainsi, c’est clair. Le lobby pro-israélien a poussé à la guerre ; Israël en est le principal bénéficiaire. Si la guerre se termine en désastre pour l’Amérique, Israël sera sans doute mis en cause.

Vraiment ? Et qu’en est-il de l’objectif américain de s’emparer des principales ressources pétrolières du monde afin de dominer l’économie mondiale ? Qu’en est-il de l’intention de placer une garnison américaine au centre de la principale zone de production pétrolière, à la tête du pétrole irakien, entre le pétrole de l’Arabie saoudite, de l’Iran et de la mer Caspienne ? Qu’en est-il de l’immense influence sur la famille Bush des grandes compagnies pétrolières ? Qu’en est-il des énormes multinationales, dont le représentant le plus notable est Dick Cheney, qui espéraient ramasser des centaines de milliards avec la « reconstruction de l’Irak » ?

La leçon de l’affaire irakienne est que le lien américano-israélien est plus fort quand il apparaît que les intérêts américains et les intérêts israéliens ne font qu’un (quoi qu’il en soit réellement à longue échéance). Les Etats-Unis utilisent Israël pour dominer le Moyen-Orient, Israël utilise les Etats-Unis pour dominer la Palestine.

Mais si quelque chose d’exceptionnel se produit, comme l’affaire d’espionnage Jonathan Pollard ou la vente d’un avion espion israélien à la Chine, et si un fossé se creuse entre les intérêts des deux parties, l’Amérique est tout à fait capable de donner une gifle à Israël.

LES RELATIONS américano-israéliennes sont vraiment uniques. Elles semblent n’avoir aucun précédent dans l’histoire. C’est comme si le roi Hérode avait donné des ordres à César et nommé les membres du Sénat romain.

Je ne pense pas que ce phénomène puisse être entièrement expliqué par des intérêts économiques. Même le marxiste le plus orthodoxe doit reconnaître qu’il a également une dimension spirituelle. Ce n’est pas un hasard si les fondamentalistes chrétiens américains (et britanniques) ont inventé l’idée sioniste bien avant Théodore Herzl. Le lobby évangélique n’est pas moins important dans le Washington d’aujourd’hui que le lobby sioniste. Selon son idéologie, les juifs doivent prendre possession de toute la Terre sainte pour rendre possible la seconde venue du Christ (et alors - ce dont ils ne parlent pas - certains juifs deviendront chrétiens et le reste sera annihilé à Armaggedon, le Meggido d’aujourd’hui dans le nord d’Israël).

A la base du phénomène se trouve l’étrange ressemblance entre les deux histoires nationales religieuses, le mythe américain et le mythe israélien. Dans les deux, des pionniers persécutés à cause de leur religion ont rejoint les rives de la Terre Promise. Ils ont été contraints de se défendre contre les indigènes « sauvages », qui étaient prêts à les détruire. Ils ont racheté la terre, fait fleurir le désert, créé, avec l’aide de Dieu, une société démocratique et morale florissante.

Les deux sociétés vivent dans un état de déni et avec un sentiment de culpabilité inconscient - là à cause du génocide commis contre les indigènes américains et l’horrible esclavage des Noirs, ici à cause du déracinement de la moitié du peuple palestinien et l’oppression de l’autre moitié. Ici et là, le peuple croit en une guerre éternelle entre les Fils de la Lumière et les Fils des Ténèbres.

QUOI QU’IL EN SOIT, la symbiose américano-israélienne est unique et beaucoup trop complexe comme phénomène pour être présentée comme une simple conspiration. Je suis sûr que ce n’est pas ce que voulaient dire les deux professeurs.

Le chien remue la queue et la queue remue le chien. Ils se remuent l’un l’autre.

Article publié en hébreu et en anglais sur le site de Gush Shalom le 23 avril 2006 - Traduit de l’anglais « Who’s the Dog ? Who’s the Tail ? » : RM/SW

Article imprimé à partir du site de
l’Association France Palestine Solidarité