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2011 : CHRONIQUE D’UN DÉSASTRE ANNONCÉ

Lundi, 16 janvier 2012- 7h31 AM

lundi 16 janvier 2012

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15 janvier 2012 par Paul Jorion |

Karim Bitar m’a demandé un bilan de l’année dernière pour L’ENA hors-les-murs, la revue qu’il dirige avec talent.

Voici ce bilan (N° 417 : 32-33).

Plaignons parmi les politiques, les fonctionnaires et les financiers, ceux qui sont convaincus de s’être donnés sans mesure, d’avoir consacré le meilleur d’eux-mêmes à changer la face du monde en 2011 : leurs efforts n’ont abouti à rien. Pire encore : c’est comme s’ils n’avaient jamais été consentis.

Le délitement de la finance s’est en effet poursuivi de manière inexorable pendant l’année écoulée, suivant la pente d’une longue et pénible détérioration telle qu’elle était déjà prévisible en 2010, voire même en 2008 au lendemain de la déconfiture de la banque d’investissement américaine Lehman Brothers, dont l’hémorragie qu’elle suscita coûta plus d’un « trillion » de dollars à arrêter. Chacun des combattants a si bien traîné les pieds – espérant follement pour certains que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes – que chacune des batailles financières et économiques en 2011 a eu lieu en retard d’une guerre.

La présence d’authentiques hommes ou femmes d’État sur la scène de l’histoire – tel un Franklin D. Roosevelt dans les années 1930 – aurait-elle pu faire la différence ? Il est difficile de se prononcer avec certitude : on ne peut exclure que la personnalité falote de la plupart des hommes et des femmes à la tête des affaires en 2011 n’était pas en soi pertinente : peut-être était-il trop tard de toute manière, peut-être n’était-il plus dans le pouvoir de quiconque de renverser le cours des événements. Ce sera là a posteriori notre seule consolation.

Le système de partage de la richesse créée dans nos sociétés est biaisé : il est dans sa logique que le capitaliste, le détenteur du capital, soit servi en premier, le dirigeant d’une grande entreprise venant en second et l’invention des stock-options ayant permis de faire de celui-ci pratiquement un premier ex-aequo, les salariés devant se satisfaire eux de ce qui reste.

Comme ces derniers étaient les parents pauvres dans la redistribution, le pouvoir d’achat stagna, alors qu’en face, les dividendes attribués aux actionnaires et la rémunération (salaires, bonus et stock options) des dirigeants des grandes entreprises croissaient eux à la mesure – et davantage – des gains de productivité dus à l’informatisation et à l’automation. On comptait aux États-Unis en 2011 que 80 % de la richesse créée durant les trois années précédentes s‘étaient retrouvés aux mains du 1 % le plus riche de la nation, détenteur déjà en début de période de près d’un tiers du patrimoine. « Nous sommes les 99 % ! », scandaient à l’automne 2011 les manifestants du mouvement « Occupy Wall Street », à l’exemple de celui de la place Tahrir au Caire ou celui des Indignados de la Puerta del Sol à Madrid, qui l’avaient précédé dans l’année.

Si le crédit s’était développé autant qu’il l’avait fait, c’était précisément pour masquer le fait que le pouvoir d’achat stagnait alors que le volume des marchandises à vendre ne cessait lui de grossir. Des chaînes de créances de plus en plus longues et de plus en plus ramifiées s’étaient ainsi créées, entraînant une fragilisation grandissante de nos appareils financier et économique.

Le manque de ressources là où elles sont normalement requises donne lieu au versement d’intérêts, encourageant encore la concentration des richesses. Laquelle a atteint des sommets aux Etats-Unis une première fois en 1929 et une seconde, en 2007. La machine économique s’est grippée dans les deux cas parce que la mobilisation de toute somme pour la production ou la consommation donnant lieu à versement d’intérêts, le nombre de mains dans lesquelles la richesse se retrouve, n’en finit pas de se restreindre.

Du fait de la baisse du pouvoir d’achat, une grande part des capitaux disponibles n’arrivaient plus à s’investir dans la production, puisque celle-ci aurait alors excédé la demande, et n’avaient d’autre exutoire que les activités spéculatives, facteur de déséquilibre des marchés puisque celles-ci encouragent les variations de prix, soit à la hausse, soit à la baisse, selon la direction dans laquelle se développe ponctuellement une tendance.

Quoi qu’il puisse arriver désormais, le risque systémique gangrénait toujours davantage l’appareil financier dans son ensemble.

Marx avait donc raison, aux yeux de qui les faiblesses du capitalisme étaient patentes, et conduiraient inéluctablement à sa fin. Même si l’effondrement ne devait pas prendre la forme exacte qu’il avait prévue, d’une baisse tendancielle du taux de profit.

Pourquoi la chute de la zone euro sembla-t-elle suivre en 2011 un cours aussi inexorable ? D’une part parce qu’elle avait été inscrite dans sa construction-même, le fédéralisme fiscal nécessaire au fonctionnement d’une monnaie associée à une zone économique ayant été considéré comme quantité négligeable par ses fondateurs. D’autre part parce que les quelques mesures qui furent prises à partir de 2008 n’endiguèrent pas la décomposition mais la précipitèrent au contraire, pour la raison très simple qu’elles n’étaient pas véritablement destinées à être correctives mais visaient en réalité à achever à marche forcée la mise en place du programme ultralibéral qui avait été initié dans les années 1970, alors que son présupposé fondateur, l’autorégulation (justifiant la dérégulation et les privatisations), avait vu son existence démentie par les faits dès les tout premiers jours de la crise en 2007.

Au départ de l’expédition, la cordée euro se composait de dix-sept nations. Quand l’année 2011 débuta, deux de ses membres, la Grèce et l’Irlande, pendaient déjà dans le vide. Le Portugal rejoignit rapidement leurs rangs. Il en restait quatorze à s’arc-bouter pour soutenir le poids des trois autres. Au fil des mois, les agences de notation firent patiemment le décompte des forces déclinantes de ceux qui n’avaient pas encore perdu pied. À la fin de l’année, ce furent l’Italie et l’Espagne dont les taux réclamés par des prêteurs éventuels pour des obligations de maturité dix ans, dépassèrent le niveau insoutenable des 6,5 %. Si ces deux-là devaient tomber c’en serait fini de la zone euro, la force conjuguée des membres restants de la cordée étant bien insuffisante à soutenir ceux qui avaient déjà chu.

Dégradation lente et inexorable de la zone euro d’une part, dette publique américaine de l’autre, dont le plafond dut être rehaussé, ayant atteint son seuil légal, le débat sur la question soulignant une polarisation inédite du monde politique, et débouchant sur un ralliement inattendu de Barack Obama à certaines thèses les plus extrêmes du parti républicain : celles défendues par son courant Tea Party, ralliement qui devait démoraliser une part substantielle de l’électorat du président américain. L’accord passé de justesse avant l’échéance initiale du 2 août consistait essentiellement à reporter la solution des problèmes à la fin du mois de novembre, époque où une solution ne put davantage être trouvée, ce qui déclencha la mise en application mécanique d’un certain nombre de mesures prévues par défaut en août et qui impacteront essentiellement à partir de 2013 l’industrie de l’armement, les compagnies pharmaceutiques et le secteur hospitalier privé.

Les remèdes connus à la concentration des richesses sont peu nombreux. Le plus raisonnable : celui d’une redistribution pacifique du patrimoine trop concentré, est certainement le moins pratiqué à l’échelle de l’histoire. La révolution confisque et exproprie pour redistribuer ; pourtant, faute de s’en prendre aux véritables causes de la concentration des richesses, elle tend à remplacer rapidement l’ancienne aristocratie par une autre, fondée sur un nouveau principe : l’argent au lieu de la terre, pour prendre un exemple. Enfin, la guerre qui détruit tout, redistribue provisoirement le patrimoine par un grand nivellement par le bas. C’est elle qui offre la solution la plus commode puisqu’elle n’exige d’autocritique de la part de personne et permet au contraire à chacun de s’exonérer de ses propres fautes en désignant un coupable se trouvant de manière très pratique dans un autre endroit. Syrie, Iran, Pakistan ? Les candidats pour 2012 ne manquent pas à l’appel.

L’homme de l’année fut sans conteste le premier ministre grec Georges Papandréou qui, après avoir obtenu de ses partenaires au sein de la zone euro un accord relatif à la restructuration de la dette de son pays à l’issue d’un interminable marathon, leur rappelait les principes démocratiques en décidant cinq jours plus tard que le peuple grec entérinerait cet accord par voie de référendum. Tant de nouvelles contradictoires jetaient le désarroi au sein des capitales européennes. Papandréou dut cependant faire rapidement machine-arrière. Le marché des capitaux dirigeait désormais le monde et les velléités de courage politique ne firent pas long feu en 2011 devant son cruel réalisme.