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Source : Info-Palestine

« Voyage au bout de l’absurde »

Jeudi, 5 janvier 2012 - 9h51 AM

jeudi 5 janvier 2012

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G.C - Récit d’un séjour en Palestine :

Hébron - Mur érigé par l’armée israélienne d’occupation en plein coeur de la ville palestinienne pour isoler les quartiers occupés exclusivement par quelques centaines de colons juifs - Photo : GCPréambule

Il est des endroits sur terre que l’homme un peu curieux, concerné, désire visiter afin de confronter l’idée que les médias lui en ont façonnée et la réalité des choses... Surtout que, depuis la floraison des sites alternatifs sur le web, on se rend compte petit à petit qu’on vous a déformé, voire caché la vérité depuis toujours... Alors on commence à en vouloir aux médias institutionnels, pour leur manque d’objectivité et leur prise de parti, puis on remet tout en cause, jusqu’à se dire que la meilleure façon de savoir, un peu mieux, c’est de se rendre sur place... Voila pourquoi je pars ce soir pour Israël et les territoires occupés... Il est grand temps que je vois de mes propres yeux comment cohabitent les hommes en Palestine... Si le processus de paix avec lequel on nous bassine les oreilles depuis toujours peut être remis sur les rails... Les agissements plus ou moins récents de l’armée israélienne à Gaza m’en font douter ; j’en saurai un peu plus dans une semaine...

JOUR 1

L’avion atterrit à l’aéroport Ben Gourion en pleine nuit. On fait la queue quelques minutes au service de l’immigration, puis vient mon tour. Interrogatoire mécanique, moins poussé que je m’attendais. Que venez-vous faire en Israël ? Pourquoi voyagez-vous seul ? Où allez-vous ? Chez qui ? Etc. Je n’ai pas réponse à tout mais la préposée n’insiste pas, et m’épargne le « allez vous en Palestine ? » qui m’angoissait un peu. Je pense que le fait qu’il soit quatre heures du matin a joué en ma faveur...

Je vais finir ma nuit dans un recoin de l’aéroport en attendant que le soleil se lève. Puis, vers 8 heures, je grimpe dans un taxi direction Tel-Aviv. Il fonce sur une route déserte en ce jour de shabbat, puis me largue au Banana Beach. Face à une Méditerranée bleue pétrole, je m’avale un petit-déj roboratif, à base d’houmous, fruits frais et pita, arrosé d’un bon café pour faire passer le tout... Une plantation de parasols multicolores couvre la plage, déjà pleine de monde. Au son des différents langages entremêlés, les touristes français et russes se disputent les meilleurs transats...

Je me mets en route pour mon hôtel situé Allenby Road. Le bord de mer est bondé. Les claquements des balles contre des centaines de raquettes en bois résonnent jusqu’au port. Beaucoup de vendeurs à la sauvette africains. L’un d’eux, qui vient d’Erythrée, me propose un beignet peu ragoutant. Je décline. Il me dit que la vie est dure ici en me faisant les yeux doux. J’achète finalement son beignet et le mâchouille en jetant un regard panoramique sur la jetée. Les gens ne brillent pas particulièrement par leur élégance... Ambiance vacances cheap en bord de mer. Je croise une centenaire en maillot de bain, découvrant une peau plus froissée qu’un vieux journal. On a envie de la repasser... Je bifurque sur une grande rue bordée d’immeubles plus ou moins délabrés. Il y a une sorte de laisser-aller confit par la chaleur propre aux villes orientales. Celle-ci, à l’architecture parfois anarchique, semble inachevée, construite à la va-vite... le temps d’un planter de drapeau...

17 heures ; j’ai rendez-vous dans un bar de Rothschild Street avec une amie rencontrée dans une université américaine quelques années plus tôt. Terrasse animée de jeunes plutôt stylés. Shahar a été élevée dans un kibboutz créé dans les années trente par des immigrés allemands. On parle d’Israël, un peu. De la Palestine. Je lui demande ce qu’elle pense du Mur de séparation. Elle me dit qu’elle n’était pas convaincue, au début, mais que depuis sa construction, les attentats ont cessé à Tel-Aviv ; alors elle est pour, au final. Elle semble ne rien savoir de ce qui ce passe derrière. Aller en Cisjordanie ? Pourquoi faire ? Y a rien à voir là-bas... Il s’agit pour elle d’un territoire inconnu et malsain où, de toute façon, elle n’a pas le droit de se rendre. Au mieux, elle s’en fout... Elle vit dans sa bulle de Tel-Aviv, déconnecté de la réalité, avec les problèmes des jeunes qui débutent dans la vie, comme les loyers extravagants et l’envie de voir ailleurs... Je sens qu’elle étouffe un peu, et ne rêve que de retour aux Etats-Unis. On s’embrasse et je rentre à pied à mon hôtel. En chemin, je croise un chien endormi sur le toit d’une voiture puis un homme, apparemment saoul, qui déambule au pas militaire en vociférant contre les étoiles...

JOUR 2

Je pars à pied pour Jaffa, ville millénaire rattachée comme banlieue à Tel-Aviv. Sorte d’inversion urbaine... J’arrive par le port où la vie semble s’être retirée des pierres qui le constituent. Puis je pénètre la vielle ville arabe. Les boutiques, tenues par des bijoutiers, décorateurs israéliens, ne font pas du tout raccord avec les édifices... On ressent comme une appropriation illégitime... Quelques Arabes errent de ci de là dans la médina qui ne leur appartient plus... Car il faut savoir que suite à l’exode en masse de 1948, la population d’arabes de Jaffa est passée de 80.000 à 5.000 à peine...

Je déjeune chez Ali Caravan, restau réputé faire le meilleur houmous du monde. Je n’ai pas assez de référence pour confirmer, mais la régalade est bien au rendez-vous ! Un bon tiers des tables est occupée par des militaires aux visages poupins. Les filles ont les yeux cachés par des lunettes de soleil dernier cri, ce qui tranche avec la rigueur de l’uniforme... Ils sont roux, blonds, mats, pâles... Ils rigolent, méditent, le Tavor, ce fusil d’assaut compact et futuriste, accroché au dossier de leur siège comme un cartable d’écolier...

De retour à Tel-Aviv, je vais chercher mes sacs à l’hôtel, et décolle pour la Center Station attraper un bus pour Nazareth. La gare routière abonde de soldats en permission. Départ. Deux heures de route à travers les paysages de la Samarie biblique avant d’arriver à Nazareth, capitale arabe d’Israël. Je musarde dans la vieille ville, très calme en ce dimanche soir... Puis je me rends au Fauzi Azar, un palais ottoman de deux siècles reconverti en auberge de jeunesse. Il y a un salon d’époque offrant une vue sur la vieille ville, et une cour intérieure décorée avec des arches en pierres... Superbe endroit né de l’alliance d’un Juif passionné et d’une Palestinienne prompte à redonner vie à la maison de ses aïeux... Une jeune nazaréenne me donne une chambre avec plafond peint à la main et sol en marbre turc... et bonne nuit !

JOUR 3

De bon matin, je pars en expédition dans le vieux Nazareth avec quelques clients de l’hôtel. Notre guide, Linda, est une routarde américaine débauchée par le propriétaire du Fauzi. Elle nous raconte qu’orpheline et sans attaches aux USA, elle avait accepté tout de go son offre... Cette faculté des Américains à se livrer auprès d’inconnus m’étonnera toujours... Elle nous balade à travers les ruelles qui trépident sous les carillons des Eglises et les incantations du muezzin... Elle connait tout le monde, nous fait rentrer partout. Un de ses amis torréfacteur nous sert son café à la cardamone dans une tasse minuscule. Sur quoi on découvre les grottes habitées par les Chrétiens persécutés au 1er siècle après Jésus Christ, les arrières boutiques des marchands d’épices, des pâtissiers, et autres trésors cachés de la ville... On a le droit de tout goûter, sentir, palper. Extase des cinq sens ! Elle nous ouvre les portes de la mosquée blanche, où l’on surprend l’imam en pleine préparation de la prière, avant de retourner se perdre entre les étals des marchands de fruits, où fusionnent des arômes de pêches, kakis, mangues, amandes etc. Exténués, on s’affale sur les coussins moelleux d’un bar aux pierres centenaires pour siroter une décoction de cannelle à la noix pilée...

Puis on rentre au Fauzi, en empruntant cette minuscule porte d’entrée découpée dans le mur. Qui pourrait imaginer que derrière se dresse un tel palais ? La guide me dit qu’une petite porte force l’ennemi à rentrer courbé, donc vulnérable... Je passe me rafraichir à la cuisine, où un couple de backpackers se prépare un en-cas... Backpackers, ces fils du vent qui trimballent leur carcasse usée d’un point à l’autre de la planète... Sans le sou, ils vivent de petits boulots plus ingrats les uns que les autres... sans jamais se départir de cette besace où tient toute leur vie, un bonnet péruvien, un baggy et une barbichette crasseuse. Mais ils auront toujours plus d’allure que ces touristes américains embananés, aux mollets blancs et aux pieds pris dans des sandales que Jésus lui-même aurait reniées...

En route pour l’Eglise de l’Annonciation, je mêle mes pas à un groupe de lycéennes, sans cesser de les observer du coin de l’œil. Les filles de Nazareth se distinguent par leurs joues de porcelaine, des cheveux noirs tressés et des yeux au blanc très marqué. Dans ces regards si expressifs, se disputent lucidité, tristesse et compassion... Je comprends pourquoi Dieu a choisi l’une d’elle pour enfanter son fils...

Après une brève visite de l’Eglise, je me rends au Nazareth Village, une reconstitution de la Galilée à l’époque de Jésus. J’intègre un groupe de touristes américains qui s’appelle les « Amis d’Israël » ; des évangélistes purs sucres bercés à la sauce biblique... Alors que le guide, jeune chrétien palestinien, nous parle du pressoir à raisins taillé dans la roche, certainement fréquenté par Jésus aux périodes de vendanges, je me demande si ses ancêtres sont des Nazaréens juifs convertis au christianisme... A la fin de la visite, je vais le voir. Il s’appelle Majd Shoufany et a participé à la construction du village. Je le félicite pour ce bel ouvrage. Il me dit que le visiteur se fait rare, du fait qu’aucune agence de voyage ou instance officielle n’accepte de référencer son village. C’est grâce au bouche à oreille qu’il y a un peu de monde... On glisse assez vite sur le sort des Chrétiens arabes en Israël, les persécutions au quotidien, les discriminations, l’interdiction de construire sur son propre terrain, les privilèges accordés aux Juifs, leurs terres rachetées à vil prix ; les Chrétiens sont spoliés, dispersés, dilués me dit-il... Beaucoup fuient vers la Scandinavie ou le Canada. Majd ne se considère pas israélien, bien qu’il en ait le passeport. D’ailleurs, les arabes israéliens sont dispensés de service militaire. Concrètement, il se sent comme un paria dans l’état juif : « On est des intrus chez nous... des citoyens de seconde zone laissés sur le bas coté du développement ». Je lui demande pourquoi il y a si peu de Juifs à Nazareth... Il me répond que lors de la prise de la ville, en 1948, le comportement des Israéliens fut différent que dans le reste de la Palestine. Conscients que l’expulsion des chrétiens de ce lieu saint produirait des remous chez leurs alliés occidentaux, ils ont autorisé la population à rester. Ben Gourion aurait ainsi ordonné à l’armée d’éviter tout pillage et profanation des églises et des monastères, faisant de Nazareth l’exception qui confirme la règle... On échange nos adresses emails, et je le salue chaleureusement...

Affamé, je fais une halte au restaurant El Rada, réputé pour sa cuisine fusion, et commande leur fameux cœurs d’artichaut frais fourrés aux pignons et à l’agneau. Repu, je déguste un thé vert, bercé par les plaintes de la chanteuse égyptienne Oum Kalsoum, qui finissent par me filer le bourdon... mais c’est tellement beau que je ne lui en veux pas... Je me lèche les babines et retour à l’hôtel. Un taxi va m’emmener à Djénine, d’où je me débrouillerai pour rejoindre Naplouse... Il est l’heure d’entrer en Cisjordanie...

Le taxi m’attend à Bishop Center. Je m’y rends les yeux sur la carte offerte par l’hôtel. Mais dans ce dédale, je réussis à me perdre quand même. Je suis à la bourre. Je stresse. Je demande alors mon chemin à deux ados assis sur un perron. Le premier me dit froidement qu’il ne sait pas de quoi je parle, tandis que le regard de l’autre s’allume de façon bizarre, avant de me faire signe de le suivre. Je ne suis pas convaincu, mais m’engage... Le plus grand rit fort et scande des trucs en arabe. Le second me regarde d’un sourire tordu. Les ruelles se rétrécissent. Ça sent le guet-apens à plein nez. Je freine des quatre fers et rebrousse chemin sans piper mot. Les voila sur moi. Ils me bousculent. Je repousse violemment le meneur. Deux adultes qui assistent à la scène, rappliquent. Je leur demande la direction de Bishop Center. Bien évidemment c’est à l’opposé. Les gamins s’enfuient non sans m’adresser une volée de cailloux. C’est des fous qu’on me dit, des « crazy stupid boys ». Pas le temps d’épiloguer. Je reprends ma marche et arrive enfin au lieu de rendez-vous. Je ne sais pas du tout ce qui m’attend en Cisjordanie. J’ai un bon pressentiment, mais ça reste l’inconnu total. Alors franchement, j’avais pas besoin de cette anicroche pour me lancer en territoires occupés. J’aurais préféré y aller serein... mais bon, je prends ça comme un avertissement : tout le monde il est pas beau, tout le monde il est pas gentil...

Ca y est, on roule vers Djénine, sur une route tracée au milieu d’une terre aride parsemée de maquis et d’aubépines. Le soleil se retire doucement, comme les habitations. Parfois la végétation s’éclaircit et on peut voir les plaques rocheuses du sol rougir dans le couchant. La lumière du soir fait éclater les couleurs chatoyantes de cette Galilée que j’imaginais telle quelle...

Le chauffeur veut me dire quelque chose, mais parle très mal anglais. En gros, à cause de l’heure tardive, il ne pourra pas aller jusqu’à Djénine et me lâchera derrière le check-point. Hors de question d’échouer à cinq bornes de la ville ! Je lui propose une rallonge. Ce n’est pas le problème, il veut juste ne pas se retrouver bloqué du mauvais coté de la frontière. J’insiste. Il n’est que 18 heures 25 et le check-point ferme à 19 heures. Ca dépendra des gardes, fait-il alors... mais c’est mal barré !

Voici le check-point. On dirait une sorte de péage, mais géré par l’armée. Une fille en tenue de combat stoppe le véhicule et nous demande nos papiers. Le chauffeur annonce qu’il doit me déposer à Djénine. La fille l’ignore, et rejoint deux hommes assis à coté de la barrière. Le taximan rouspète en arabe, me dit qu’ils font attendre les gens pour le plaisir... Dix minutes de sueur froide s’écoulent. Puis la fille revient. Elle me demande ce que je vais faire à Djénine... Pris au dépourvu, je réponds que je suis un touriste, et que je vais passer quelques jours dans le coin... Le chauffeur trépigne, répétant à la fille qu’il doit repasser dans l’autre sens... Elle le toise du regard et continue à se palucher sur nos papiers... Les secondes durent des heures... Le chauffeur tapote nerveusement son volant. Et puis comme ça, la fille nous libère. Pour au revoir, elle rappelle que le check-point ferme à 19 heures pile. Il est 18 heures 35. Il hésite. Putain, je ne veux pas rester en plan ici ! Je lui dis que ca va le faire. Il écrase alors le champignon, ce qui fait salement crisser les pneus ! C’est parti ! 15 km plus tard, Djénine. Hors d’haleine, le chauffeur est prêt à me droper n’importe où... Il demande aux passants où sont les cherouts (mini bus collectif) pour Naplouse sans même attendre un retour. Finalement, il pile devant un groupe de taxis à l’arrêt. Je le paie et déhotte. Il est tellement speedé qu’il redémarre sans me laisser le temps de récupérer mon sac dans le coffre ! Blême, je cours derrière la voiture et balance un grand gnon sur la tôle. Ouf, il s’arrête et je récupère mon sac. Puis, sans demander son reste, il disparait dans un nuage de fumée...

L’endroit est bien plus pauvre et délabré que Nazareth. Je ne porte ni ma montre ni mes lunettes de soleil, histoire de faire le moins tape-à-l’œil possible. Je m’approche des taximen et demande le cœur battant où sont les cherout pour Naplouse... Le petit me répond qu’il faut attendre demain matin. Sainte mère de Dieu ! Dormir ici ? Mon Lonely planet ne se fend pas d’un traitre mot sur Djénine et on me confirme qu’il n’y a pas d’hôtel. Ça ne m’excite pas de rester bloqué ici ce soir... et je ne me vois pas demander le gîte au premier venu... Tout s’est passé trop vite. Je me sens perdu... pas à l’aise, et inquiet... Je m’allume une cigarette et tire fort dessus. L’un des chauffeurs me dit qu’il peut m’emmener à Naplouse pour 80 shekels. Vendu. Cette fois, je prends mon sac à l’avant, sur mes genoux. Puis je respire un grand coup. Le type a une bonne tête et parle super bien anglais. Comprendre ce qu’il me dit me fait un bien fou... Il démarre. Le moteur tourne rond. Go. Il me demande ce que je viens faire dans le coin. J’explique qu’à force d’entendre parler du conflit israélo-palestinien, je voulais juger sur pièce. Voir, discuter comprendre... Me prenant au mot, il se lance dans la description de sa vie en Cisjordanie : ce que son peuple endure au quotidien, les humiliations, dépossessions, persécutions etc. Il est intarissable... un geyser de complaintes... Je ne pose aucune question. Parfois, ce qu’il dit me brûle l’épiderme. Sa vie, pour faire simple, c’est trime et courbe l’échine... Il a l’impression que chaque jour qui passe, on rogne un peu plus sa dignité. Il me parle de l’assaut d’avril 2002 contre le camp de réfugiés de Djénine, considéré alors par les Israéliens comme une pépinière de suicidal-bombers, des tirs nourris, des obus de mortiers et des missiles contre le camp. « Comme les chars ne pouvaient pénétrer dans les ruelles, des bulldozers géants ont détruit les maisons des deux côtés ! De nombreux membres de ma famille ont péri lors ces attaques... »

On longe le mur qui encercle Ganim et Kadim, les colonies juives proches de Djénine. Il me parle des colons qui ne cessent de clamer que cette terre leur appartient, et qu’ils finiront par la reprendre toute entière. Il a l’impression que le monde entier se fout d’eux, que, pire, on les prend pour les agresseurs, les méchants, les terroristes ! Il n’en finit pas de vider son sac... C’est drôle comme le sentiment d’injustice fait se déboutonner les hommes... et a priori, il n’a pas souvent l’occasion de le faire avec un Européen de passage. Il me parle des soldats méprisants, insultants, des portions de route bloquées pour un oui pour un non, de celles qu’il leur est interdit de refaire, des restrictions d’eau subies depuis qu’il faut alimenter les colonies, de l’essence plus chère qu’en Israël, de la vie de fou qu’on leur fait mener... Il ne croit plus à la paix, car pour lui, Israël ne veut pas la paix. « Israël veut déposséder les Palestiniens » ; alors elle les use, les pousse au départ... « Mais ce ne sont pas des Juifs venus d’Europe qui feront partir un peuple dont tous les ancêtres sont nés ici. » Il n’est bien évidemment jamais sorti de Cisjordanie. Circonscrit à un territoire qui fait la taille du Var. Il se sent dans une prison à ciel ouvert, encerclée d’un grand mur, et infestée de matons. Ne pas être maître de son destin, voila qui vous ronge de l’intérieur... Quand je prononce le mot Arafat, c’est limite s’il ne stoppe pas la voiture pour faire une prière. « Le père de la Nation. Ah, le grand homme, l’Homme. » Tous les autres sont pour lui des corrompus qui préfèrent amasser l’argent que libérer leur terre... Les dirigeants palestiniens actuels en prennent pour leur grade...

Tout ce qu’il me raconte me laisse songeur. Les 45 km sont passés comme un claquement de fouet sur la peau rugueuse du peuple palestinien. Voilà Naplouse, plus grande cité de Cisjordanie. Je lui demande de m’emmener à l’hôtel Al Yasmeen, le seul référencé dans le Lonely. Y en avait peut-être d’autres, plus modestes, plus roots, perdus je ne sais où, mais pour mon premier soir ici, ne connaissant rien de la ville et un peu fébrile, j’avais besoin d’un cadre, d’un port, d’une chambre. Pas d’un bouiboui quelconque... J’aurais bien aimé tomber sur une gentille guest house avec des backpackers posés au coin d’un joint qui me parleraient du bled... Mais rien qui ressemble à ça à Naplouse ; les routards ne poussent pas trop jusqu’ici... Le chauffeur me dépose devant l’hôtel. Une douce fragrance d’épices flotte dans la nuit tombée. La rue est vide. Tout semble suspendu. Seule la plainte lointaine du muezzin chahute le calme ambiant. Vu les impacts de balles partout sur les murs et dans les vitres autour de l’hôtel, ça n’a pas du être toujours comme ça...

Pas mal d’Européens boivent un verre au bar de l’hôtel. Sûrement des humanitaires travaillant dans la région. On me remet la clef d’une petite chambre qui donne sur la rue. Sombre et silencieuse. Je m’écroule sur le lit et ferme les yeux... Une heure plus tard, je tape la discute, bière fraiche à la main, avec un Autrichien venu dispenser ses conseils en développement aux autorités de la ville. Y a du business à faire ici, qu’il me dit sourire en coin. Il a déjà œuvré en Russie au Nigéria et au Mozambique... Les zones un peu chaudes, ça a l’air d’aiguiser son sens des affaires ! Vers 22 heures je vais me coucher, rincé.

JOUR 4

Je sors de l’hôtel après un excellent repas fait de pita, fromage blanc et crudités. Le soleil écrase la ville de toute sa puissance. Je déambule au gré des mouvements de foule, et finis au milieu de la grande place sans trop savoir où aller. Un petit moustachu m’aborde avec force cordialité. Hassan, guide officiel. Il me propose un tour de la vieille ville et plus encore. Après de courtes tergiversations, je le sors de son chômage technique. Commence alors une virée faite de visite d’ateliers en tout genre, de vieux temples samaritains, de marchés couverts, de vestiges romains et j’en passe... Le guide, ultra professionnel, me récite l’histoire de la ville à une cadence infernale. Il hurle, à un mètre de moi, façon crieur public. Tous les passants nous regardent, circonspects. J’ai l’impression de me faire rentrer la leçon à coup de marteau dans le crâne. Je prends du Titus, des Romains, des Ottomans plein les oreilles, sous une averse de postillons. C’est clairement insupportable. STOP ! Je lui dis qu’il va trop vite, parle trop fort et qu’en gros, je ne suis pas. Il est gêné, sourit. Je souris aussi, et lui demande de discuter avec moi plutôt que de faire sa conférence en pleine air. Il a compris, ça va mieux...

On entre chez des amis à lui tailleurs. Autour d’un thé à la menthe, le vendeur me montre des t-shirts Lacoste dont il semble très fier. Je lui dis que c’est français. Il réplique chafouin que c’est du Lacoste local, confectionnés par les meilleures couturières de Naplouse ! Rassuré, je m’envoie une bonne rasade de thé.

Après une balade dans le vacarme du marché couvert, à zigzaguer entre les cages de poulets, les sacs d’épices, les pâtisseries et les étals de condiments fluorescents, il me fait rentrer dans la seule savonnerie de la ville épargnée par les bombes israéliennes. Une vieille bâtisse ottomane, avec des hauteurs de plafond incroyables. Au rez-de-chaussée, des machines sans âge mélangent l’huile d’olive avec la chaux et la soude... Je me penche un instant au-dessus d’une bassine dans laquelle on bat la mélasse. L’odeur est délicieuse. A l’étage, la pâte est aplatie sur le sol pour sécher. Hassan prend la liberté d’imprimer le sceau de la savonnerie sur les carrés dessinés sur l’immense plaque. Il me prie d’essayer. Sans façon. Il me montre alors comment découper le savon. A ce moment là, un employé déboule de la pièce d’à coté. Hassan se lève d’un coup, et se confond en explications ; mais ses mots sont couverts par les vociférations de l’autre ! Il l’engueule copieux, et j’ai l’impression que ce n’est pas la première fois. Hassan, tout rouge, ne sait plus trop ou se foutre... Quand le grand gars en a fini, il repart de plus belle dans l’historique de la savonnerie, forçant le ton plus que jamais, afin de se redonner contenance... Intérieurement, je suis mort de rire... Faut dire qu’il ne pouvait pas choisir meilleur endroit pour se faire passer un savon ! On va saluer les ouvriers qui empilent les cubes en savantes pyramides d’une beauté esthétique remarquable, afin de les faire sécher pendant quelques mois...

Naplouse - Assortiment de condiments dans une boutique - Photo : GC

De retour dehors, on marche jusqu’à une petite place baignée d’un soleil filtré par le feuillage d’un acacia. Il me montre une maison neuve qui jure avec le reste du quartier. Il me dit qu’elle a été reconstruite après que Tsahal l’ait plastiquée sans crier gare, pour permettre aux chars d’investir la place. 7 morts ; un sommaire mémorial rend hommage aux victimes en face de la maison neuve... Ici, on rebâtit très vite tout ce qu’Israël détruit... façon de relever la tête après les coups durs...

Les murs avoisinants sont habillés des portraits des martyrs tombés au combat. Ils sont représentés en soldat de dieu, armés de grosses mitraillette, le regard habité par la cause... Il y en a partout... que des gueules de minots. Hassan me dit que le jour où tu t’élèves contre Israël, tu acceptes le fait qu’une mort violente t’attend, car Tsahal te traqueras sans cesse ; et vu la taille de la Cisjordanie, elle finit toujours par te mette la main dessus !

Nos pas nous mènent à la mosquée Al-Kebir, érigée sur un site ou se sont succédées Eglises croisées et basiliques romaines. Il me dit que je peux prendre une photo des colonnes et chapiteaux byzantins ; je reste dubitatif ; il me la joue un peu trop « Naplouse c’est open, tu peux y aller »... Mais, comme pour le coup du savon, je ne le sens pas... Il insiste, alors, sans conviction, je me risque... clic. Et ça ne loupe pas, un gars bien colère me tombe sur le râble ! Je le voyais venir gros comme une maison ! Le guide tente de calmer le jeu, mais je préfère sortir ; il va finir par me foutre dans la merde, Hassan Cehef c’est possible !!!

Dehors, il me dit qu’on n’a pas de chance... Je secoue la tête. Je l’aime bien ce guide... La pénurie de client le pousse à en faire un peu trop, mais vaut mieux ça que l’inverse. En tout cas, j’aurais rien vu de Naplouse sans lui ! Alors merci bien Hassan. Il me ramène à l’hôtel, je le paie et on se sert la main ; toujours très professionnel, il me dit qu’il doit y aller, comme si un bus de Japonais l’attendait quelque part... Aujourd’hui fut une bonne journée pour lui ; car il ne retombera pas sur un touriste avant un moment ; je dis ça parce qu’en 4 heures de pérégrinations, on en a croisé aucun... Je le regarde s’éloigner, cahincaha, tel Charlot à la fin du film...

Je décide de me délasser à Al-Shiva, plus vieil hammâm de Palestine en activité. On me donne des claquettes en bois et une serviette, et je me retrouve dans les brumes de l’étuve à apaiser mes contractures... Sur ma droite, un ancien respire bruyamment. Comme je le fixe, il me parle en arabe. Je lui dis que je suis français. French ? fait-il en souriant ? Il me demande comment j’ai atterri ici... je lui parle de la réputation internationale des brosses en poil de chameaux de ce hammâm ! Il rit fort et tousse un long moment... Puis me dit qu’il vient ici depuis 60 ans... avant la Nakba même... De sa voix d’outre-tombe, il me récite les années noires de Naplouse... ponctuant ses longues phrases par un rire de dépit. Il me parle des monuments historiques que l’armée israélienne détruit méthodiquement. « Car il n’y a pas meilleure façon d’affaiblir un peuple que d’effacer son histoire... plus d’histoire, plus de raison de s’accrocher à une terre plus qu’une autre... sa prise en devient moins illégitime... Notre territoire se réduit comme peau de chagrin alors que notre population ne cesse de croitre. C’est de la démographie de combat ! Mais globalement, cette occupation nous mine... la séparation avec Gaza nous mine, les humiliations quotidiennes nous minent... » Son visage porte l’ombre de la désillusion... Le peuple palestinien est en mal de reconnaissance, en mal de vivre... Je lui demande s’il croit à la reprise des négociations pour la création d’un Etat. Il hausse les épaules. Les trois conditions sans lesquelles il ne peut exister sont rejetées en bloc par Israël : le démantèlement des colonies juives, Jérusalem-Est comme capitale et le droit au retour des réfugiés... ou à tout le moins, une juste compensation pour la saisie des terres... Un long silence se fait, avant qu’il ajoute « alors voit-tu jeune Français, on y est pas, à L’Etat palestinien ! ».

JOUR 5

Je me lève tôt. Ayache, le réceptionniste de l’hôtel m’a proposé la veille de m’emmener à Balata, le camp de réfugiés des abords de Naplouse. Ne le trouvant pas à la réception, je le fais appeler sur son portable ; manque de bol, il est en route pour Ramallah avec sa femme malade. Il me dit demain ; mais demain, je serai parti... Qu’à cela ne tienne, j’irai seul. Hardi petit ! Dans la rue, je saute dans un taxi... Quand le chauffeur apprend que je suis français, il appelle une compatriote qui bosse dans une ONG... je lui parle ; elle vit là depuis 5 ans, mariée à un Palestinien... elle me déconseille de me rendre non accompagné à Balata... pas que ça craigne, dit-elle, mais les gens n’aiment pas trop qu’un inconnu se balade chez eux comme ça, à la fraiche... Je vais voir, que je lui réponds, le visage fermé...

Voila l’entrée du camp. Comme un couillon, je m’attendais une forêt de tentes, mais non, les habitations sont en dur. Faut dire qu’en 60 ans, ils ont eu le temps de fortifier un peu l’habitat... Mais tu sens bien que les gars n’ont pas attendu le plan d’aménagement des sols avant de se lancer, avec les moyens du bord, dans la construction. Derrière la grande porte, se déroule une interminable allée de boue séchée ; Une ornière de char la déchire sur une cinquantaine de mètres. Je fais quelques pas... pas fiérot. Tout de suite sur ma droite, un bâtiment de l’ONU ; des hommes gravitent dans la cour... Je commence à descendre la grande rue bordée de micro-commerces. Ça va du CD piraté à la patte de mouton gouttant de sang... Les gens sont bien moins avenants qu’à Naplouse. Certains même me scrutent d’un œil mauvais... Je donne du Salam aleykoum à tout va. On me répond à peine. Ils ont l’air morose, perturbé... Des bagnoles démantelées gisent ça et là, entre deux tas d’ordures qui faisandent au soleil... Putain, ça fait un peu ambiance New York 1997... comme si un grand malheur avait frappé la zone... Au bout de l’allée, c’est le cimetière. Presqu’une tombe sur deux est ornée de la photo d’un jeune... Certains sont en armes ; tous sont des martyrs... Sans ce soleil pour me réchauffer la poitrine, je crèverais de froid ici...

Images de martyres palestiniens, camp de réfugiés de Balata près de Naplouse - Photo : GC

Je pourrais partir sur la droite vers l’intérieur du camp, mais je n’ose pas. Alors je remonte l’allée, passe le barbier, puis le garagiste, où un groupe de jeunes discute autour d’une mobylette... L’un d’eux est châtain clair avec les yeux bleu acier... Il fait tellement occidental que je le prends pour un gars d’une ONG et lui lâche un « hello »... Comme il me rend un regard de glace, je me fige et salue de la main... Les trois mecs me jaugent méchamment... On ne va pas m’inviter boire un thé vert dans l’arrière-boutique, ça c’est clair... L’un d’eux me crache dans un anglais approximatif : « qu’est-ce que tu fais là ? ». Sans me démonter, je réponds que je cherche Mohamed Ayache de l’hôtel Al Yasmeen ; que je viens lui rendre visite... Mohamed Ayache ? « Yes, long hair, small beard ! » fais-je en mimant des mains... Le visage d’un des types s’illumine. C’est mon cousin, fait-il. Dans le mille ! Comment sauver sa peau sur un beau mensonge !!! Il sort un GSM et compose un numéro. Il parle fort en arabe et me tend le téléphone. Ayache. « HIE MAN ! You came anyway ! Great ! Nasser will show you around ! Good luck for the rest of your trip ! »

Nasser me ramène tout d’abord au bâtiment des Nations-Unis où on me sert un café brulant à l’ombre d’un mimosa en fleur. Le seul arbre du coin ; un grand type à l’œil crevé m’explique que le camp date de 1950. Ce sont les descendants des villages de la région de Jaffa qui le peuplent. Y a trois jours, j’étais sur la terre de leur ancêtres ; à mon avis, sont pas prêts de la revoir... Le camp compte aujourd’hui 20.000 personnes ; la plupart survivant grâce à l’aide alimentaire d’urgence... Les hommes comme Ayache, avec un travail, sont rares et précieux. Le type se lamente sur leurs conditions de vie déplorables dans ce camp dont la surface ne peut s’étendre, alors que la population explose... Il me parle de la deuxième intifada au cours de laquelle une centaine de logements ont été endommagés par les incursions des forces d’occupation... Beaucoup d’hommes et de femmes passés par les armes... Balata, camp des martyrs... Une fois j’entendais un comique français se demander quel genre de parent peut laisser ses gosses affronter des soldats israéliens avec des pierres, stigmatisant ainsi des adultes insensibles ou inconscients, prêts à sacrifier leur marmaille plutôt que d’aller se battre eux-mêmes. Et bien, il suffit de se rendre à Balata, pour réaliser que 20% des enfants du camp sont orphelins... Des pauvres gosses livrés à eux même qui savent que leur vie de merde, ils ne la doivent qu’à Israël ! Ils n’ont rien à perdre... et personne pour les empêcher d’aller provoquer l’occupant...

Ma tasse vide, Nasser me prie de le suivre. On s’emmanche dans un enchevêtrement de ruelles pas plus large qu’un bras... Les murs sont à touche-touche ; faut se mettre de profil parfois pour passer. Tout semble construit et reconstruit mille fois. La lumière perce à peine. Les baraquements sont en ciment et les toits en tôle ondulées... Au cours des années, des étages se sont ajoutés. Des trous dans les murs font office de fenêtres. Y a d’autres trous, d’obus ceux-là... On croise des gosses de partout ; certains trimbalent sur leur faces des maladies du Moyen-âge ; pustules et verrues sont à la fête... sont pas bien épais les mômes... Ils se marrent quand même... c’est dingue, un gamin, faut vraiment lui casser le bras pour qu’il arrête de rire... Nasser me parle un mix d’arabe et d’anglais pas facile à capter... Mais de toute façon, le décor se suffit à lui-même. Ya pas grand-chose à dire devant ces baraquements fissurés par les cris de bébés... Celui-ci a été détruit par Tsahal pour acte de résistance. L’ami de Nasser, en poster partout dans la ruelle, y a laissé sa peau... Il m’emmène chez lui. Près de dix personnes, enfants pour la plupart, squattent rien que le rez-de-chaussée de ce taudis grouillant... Nasser me dit que le camp fait souvent l’objet d’interventions nocturnes... avec plasticage de porte et enlèvement d’hommes qu’on ne revoit jamais... On me regarde ; de tous ces yeux noirs, déborde la même tristesse... Ça me fout le cœur à l’envers. Personne ne mérite une vie pareille. J’étouffe, je veux sortir... Dehors, je croise le regard d’un pauvre clébard pouilleux... Il semble perdu... Même pour un chien, c’est pas une vie ici ! Une jeune fille traversant la rue me regarde un court instant avec un air surpris. Je lui fais un sourire... Elle me le rend furtivement, ramène son voile sur son visage, et file comme un courant de sharav...

Une immense pitié m’a submergé au spectacle d’une telle souffrance... et c’est sur cette touche bien amère que je vais quitter Naplouse, ville féerique, meurtrie, mais debout... et qui mérite un avenir aussi radieux que son passé...

Une heure plus tard, je monte dans un bus direction Ramallah. Calé à l’arrière, je potasse mon guide tout en chahutant avec des gamins, quand soudain, le ciel s’assombrit... Je jette un œil par la fenêtre et tombe nez-à-nez avec un mur de huit mètres de haut coiffé d’épais barbelés... Le voila, le fameux... Il est paré à certains endroits de fresques sublimes... comme ce coin de ciel bleu où un gamin marche libre... ou le gigantesque portrait d’Arafat... Un graph à l’écriture tremblante fait : « You need to be free to negotiate ».

Nous voila à Qalandia, le check-point qui sépare Ramallah de Jérusalem Est... Sur le coté, passent des hommes et des femmes, têtes basses, qui viennent de se faire refouler... Le trafic se coagule... Tous ces bus, on dirait un troupeau de bœufs caracolant à l’entrée de l’enclos... Des gamins passent avec des boissons à vendre. Business opportuniste... Miradors, véhicules militaires, hommes en armes de partout. On se croirait à l’entrée d’un pénitencier haute sécurité. Pour celui qui en passe par là tous les jours, la folie doit fatalement guetter... Au loin la danse des UZIS anime la barrière. On attend. Prendre son mal en patience, une tradition de près de 60 ans... Le chauffeur sort parler au soldat. Un pioupiou minuscule porté par sa mitraillette. Voila, on y est ; un policier et un militaire montent dans le bus contrôler les papiers ; apparemment un type n’est pas en règle... et se fait sortir illico ; alors que le militaire progresse dans l’allée centrale, j’attrape mon appareil photo, et appuie sur le déclencheur... la photo est prise... moi aussi ! Le militaire se rue sur moi et hurlant : NO PICTURE ! NO PICTURE ! DELETE IT ! Pardon, fais-je en tripotant mon appareil ; il s’apprête à le saisir, je l’éteins, en disant « deleted » et le range au fond de mon sac... Au change, il m’arrache mon passeport des mains, pour se lambiner cinq minutes dessus... C’est alors qu’il m’ordonne de sortir du bus... Merde, c’est plus du tout de l’intimidation, là ! Il me prend pour un espion ou quoi ! J’épaule mon sac et penaud, descends sur l’asphalte, le trouillomètre à zéro... On me pointe les Palestiniens faisant la queue dans le corridor.... Dents serrés, je m’y accole ; voyant mon bus partir, je déglutis difficilement.

Checkpoint de Qualandia - Photo : GC

Le Palestinien devant moi dit de la colère plein la bouche : « Tu vois un peu notre vie ! Tu vois la démocratie ! Tous les jours on vit ça ! Moi je vais voir ma famille à Jérusalem Est ! Et ça me prend des heures... Mon fils qui travaille de l’autre coté doit se lever tous les matins à 4 heures pour être à son travail à 8... Alors qu’il ne vit qu’à 25 km de là ! » Apartheid, qu’il scande, apartheid ! Quand je lui dis que c’est à cause d’une photo volée que suis là, il réplique que si j’étais Palestinien, je croupirais déjà en prison... Un type se met à invectiver un soldat ; pas longtemps ; un coup derrière le genou le fait baisser d’un ton et d’un étage... Il finit en slip, les yeux bandés contre un mur. Bien calmé. Verra pas Jérusalem ce soir, lui... J’avance dans ce corridor de béton qui mène à un tourniquet avec des ailes en râteau. Il laisse passer une personne à la fois ; quand il se bloque, on dirait que c’est pour la vie... La femme devant moi, enceinte jusqu’au cou, halète, compressée par les mâchoires d’acier... C’est vraiment l’antichambre de l’enfer ici... Voila mon tour ; mon passeport est passé à la loupe... et mes sacs au détecteur à métaux ; on me questionne sur l’objet de mon voyage ; me fouille, puis... me libère... je me sens comme violé, seul de l’autre coté de la barrière... La nuit tombe ; je suis à 20 bornes de Jérusalem... Je marche au bord de la route, le mur sur ma droite, qui me domine de toute sa tyrannie... Mes pensées sont un ciel d’orage que des accès de colère traversent comme autant d’éclairs... C’est alors qu’un bus s’arrête à mes cotés ; la porte s’ouvre et on m’invite à monter ; le chauffeur a vu ce qui s’est passé ; je farfouille dans ma poche pour tirer quelques shekels, mais il me dit que j’ai déjà payé mon ticket... Comme ça doit se voir que je suis sous le choc, le gars me dit avec un sourire triste : « alors, ça fait quoi d’être palestinien ? »

J’ai bien tâté de l’humiliation quotidienne de ces pauvres gens, c’est sûr... Et c’est un arrière-goût du vomi que ça me laisse au fond de la gorge...

Voila Jérusalem. C’est bizarre, mais après ça, j’ai l’impression de rentrer en territoire ennemi... Je saute du bus direction porte de Damas, par laquelle je pénètre dans la vieille ville... j’ai le cœur qui bat tout le temps que je descends la grande rue pavée, fourmillante de touristes et de chalands en quête de la dernière affaire de la journée. Puis, je dégotte à l’arrache un lit dans le dortoir de l’hospice autrichien, superbe bâtisse de pierres chaudes enrubannées de lauriers roses. Le havre de paix qu’il me fallait... Je m’endors d’un sommeil lourd et sans rêve...

JOUR 6

Bien évidemment je compte faire le tour de la vieille ville et ses sites historiques. Dans la rue, le poids de la religion est partout... sur les murs des bâtiments, le visage des passants, les épaules des pèlerins remontant la Via Dolorosa une croix sur le dos... Une chape de foi appesantit l’atmosphère... Au Saint-Sépulcre, je rebrousse chemin quand je vois ces chrétiens rampant sur le sol pour couvrir de baisers le tombeau du Christ... Plus bas, les appels à la prière du muezzin ne semblent souffrir aucune contradiction... J’arrive alors au Mur des lamentations. Je pose une kippa sur ma tête et me faufile à travers une foule compacte. L’agitation est folle. La place réservée aux femmes doit faire un cinquième de l’ensemble. Elles sont tassées là, à jouer des coudes pour voir ce qui se passe à coté... Plusieurs équipées de bar-mitsvah se préparent sous des parasols. Tous portent le châle de prière et les phylactères1 sur le front. Ça chauffe, ça chauffe, et puis d’un coup, le cortège se met en branle, chantant, dansant autour du jeune homme qui porte à bout de bras une lourde boite métallique contenant les rouleaux de la Torah, direction le Mur toute ! Je m’en rapproche aussi. Il est immense. Ses interstices sont bourrés de papiers de vœux déposés par les fidèles. J’y pose une main à plat et ferme les yeux. Des vibrations ? Un signe de Dieu ? Je ne ressens rien. Juste la tiédeur de la pierre polie par le temps... Je ne suis définitivement pas habité par la religion, d’où quelle vienne... Je recule, la tête bourdonnante des prières psalmodiées par les orthodoxes qui se balancent face au mur comme des balanciers de métronome...

Je continue ver les Mont du Temple où trône la mosquée Al-Aqsa. Soit dit en passant, il est ahurissant que les haut-lieux des trois plus grandes religions monothéistes du monde aient trouvé le moyen de voisiner dans un périmètre aussi réduit ! Ça donne un petit coté compétition malsaine qui, pour le non-croyant, n’invite pas à rester... On ressent une sorte d’abandon fanatique à la religion, comme si plus aucune retenue n’était de mise... et que surenchérir sur l’autre était la règle... Entre les Chrétiens du calvaire en transe, les Arabes défendant la mosquée Al-Aqsa comme un trésor, interdisant au non-musulman d’y pénétrer, et les Juifs intransigeants du mur qui conspuent les goyim, je me sens asphyxié, pris à la gorge, agressé par ce tsunami de religion... Je veux sortir au plus vite de cette vieille ville possédée !

Je suis la pancarte indiquant le Mont des Oliviers, pour reprendre mes esprits. Je continue à avancer, encore et encore, et me retrouve cerné de tombes. J’ouvre mon guide. Me voici dans le plus grand cimetière juif au monde. Selon la tradition, le Messie ressuscitant les morts passera en premier lieu par le Mont des Oliviers avant d’entrer dans Jérusalem. C’est donc les personnes enterrées sous mes pieds qui seront les premières ramenées à la vie... Il n’y pas d’allées ou quoi, genre sections, divisions... que des dalles blanches disséminées a à l’infini... J’enjambe, dérape sur les cailloux... Aucune sortie en vue. La pente est raide... Il n’y a pas de chemin... A la peine, je me mets à courir à travers ce grand cimetière, façon Tuco dans « Le bon la brute et le truand »... Je dois gravir des murets, sauter des fossés... Je divague sous ce soleil dévastateur... La chaleur est telle qu’elle en devient compacte, visible... Je m’arrête reprendre mon souffle. L’ombre se fait discrète. Face à moi, le Dôme du Rocher brille de mille feux ; des torrents d’or en fusion se déversent sur l’Esplanade des mosquées... Mes yeux clignent face à la lumière crue. J’ai la gorge sèche comme la roche alors que ma chemise est à tordre... Je ne sortirai jamais d’ici... sauf à grimper... oui, je dois grimper, encore et encore, en haut... Ma raison se brouille, je vais capituler, quand un vieil homme à la barbe blanche m’interpelle... Moïse ? Non, un gardien, qui a la gentillesse de me ramener jusqu’à la sortie... Le brave homme me donne même un peu d’eau.... Et puis la rue, enfin ! Sorti de cet écheveau de mort chauffé à blanc...

Me voila au sommet du Mont des Oliviers... sans avoir vu un seul olivier... Tous rasés... depuis des siècles... Je m’assieds à l’ombre un moment, fixant le panorama... un Arabe balade des touristes sur un chameau... un couple me demande de prendre une photo d’eux sur la bête. Je m’exécute, hagard, puis décide de redescendre vers la vieille ville. Sur le chemin, je surprends une petite fille qui tente de décrocher les feuilles d’un arbre ; mais elle est trop petite. Je les arrache pour elle et les lui donne. Sa grand-mère me remercie. Une vieille israélienne d’origine française. On parle de tout, de rien, jusqu’à ce que j’aborde mon périple en Cisjordanie. Elle écarquille les yeux : La Cisjordanie, quelle drôle d’idée ! Mon front se plisse ; et pourquoi ça ? Mais parce que ce sont des sauvages, lâche-t-elle comme un crachat d’évidence. Je prends ma respiration, puis calmement, lui dis qu’elle se trompe, que j’ai rencontré en Palestine un peuple digne et chaleureux. Sans se démonter, elle rétorque que dorloter les touristes fait partie de leur nouvelle propagande... Les touristes, quels touristes ? Ils se font plutôt rares en Cisjordanie, peut-être d’ailleurs à cause de personnes comme vous qui découragent les autres de visiter la Palestine ! On ne s’intéresse pas aux terroristes ! Voila plantée la banderille ultime. Je la sentais venir... Que c’est facile de discréditer une cause en la réduisant au terrorisme... Je réponds qu’un terroriste pour l’un est souvent un combattant de la liberté pour l’autre... ça dépend de quel coté on se place. Car la majorité des Palestiniens qui lutent contre la force d’occupation israélienne ne sont ni plus ni moins que des résistants ! La frontière avec le terrorisme ne tient qu’à une chose, les civils... Se faire péter au milieu de civils, d’accord, c’est du terrorisme... celui du désespoir absolu... de la vengeance contre ceux qui vous ont poussés aux marges de vos terres, de votre avenir, de votre vie... Mais Bombarder Gaza au jugé ne relève-t-il pas tout autant de terrorisme ? De terrorisme de masse même, quand les gosses blanchis au phosphore se ramassent à la pelle... Je finis par dire à la vieille dame que les Arabes de Palestine ne sont pas meilleurs ou pire qu’ailleurs ; ce sont juste des êtres humains, aspirant à vivre en paix, avec de réelles perspectives d’avenir... Comme les Juifs à une autre époque... Aujourd’hui, l’horizon semble bouché pour eux. Et en ressort une vraie souffrance... palpable comme la crosse d’un fusil... à laquelle peut-être devrait-elle se sensibiliser...

JOUR 7

Hébron, ville palestinienne du sud de Jérusalem, a ça de spécial qu’elle abrite le Tombeau des Patriarches, où sont ensevelis Abraham, Isaac, Jacob et le reste de la famille. Ce site est sacré tant pour l’Islam que pour le Judaïsme ; voila pourquoi 800 colons juifs se sont implantés à sa proximité. Et pour les protéger, pas moins de 4.000 soldats seraient déployés dans la ville... Les colons d’Hébron sont des ultra-orthodoxes décidés à expurger la ville des Arabes, convaincus que la Palestine appartient de droit aux Juifs, parce que donnée par Dieu. Aussi, il n’y a pas un jour sans exactions, sans dégâts, sans blessés. C’est une haine irrationnelle, un racisme clairement exprimé et sans complexe qui se joue chaque jour là-bas...

Hébron n’est qu’à 36 km de Jérusalem, mais ça a l’air un peu compliqué pour s’y rendre ; je dois prendre un premier bus pour Bethléem, où un second m’emmènera à destination. Je me rends à la gare routière ; il est midi ; je ne sais pas combien de temps ça prend pour aller là-bas, avec les check-points, détours et compagnie... alors je prévois large... On arrive sans souci à Bethléem. Le chauffeur du bus pour Hébron attend qu’il se remplisse, transpirant comme un bœuf dans son four à roulettes... Son appui-tête est entouré d’un keffieh, et un drapeau palestinien couvre le plafond, pour ceux qui ne sauraient pas où ils sont... Quand au bout de 20 minutes toutes les places sont occupées, le chauffeur passe en prise...
On zigzague dans la pampa palestinienne, seulement ralentis par les barrages de l’armée. Partout encore des portraits d’Arafat et de combattants palestiniens morts au feu...

On arrive enfin. Dehors, le soleil donne le plomb. Direction le centre ville. Je m’engage dans une ruelle bordée de vieilles bâtisses ottomanes... C’est plutôt calme pour un souk ; un « monde » avec le marché de Naplouse, irradiant de vie, de couleurs et d’arômes... On vivote à droite à gauche ; comme ce type qui élève des poussins dans l’anfractuosité d’un mur, ou l’autre qui veut à tout prix me presser une orange... Il y a une vraie tension dans le regard des gens ; l’orage rôde... les murs, l’air, les nerfs, tout vibre de rage... Dans cette ruelle, les échoppes de commerçants sont défendues par des grillages, sur lesquels s’amoncellent des ordures ménagères. De l’œil, je demande à un gamin ce qu’il en retourne ; « ce sont les colons habitant au-dessus du souk qui prennent un malin plaisir à vider leurs poubelles depuis leurs fenêtres, voila ce que c’est », me dit-il, exalté de colère... « Ils nous ont volés nos habitations ! Mais ça ne leur suffit pas, il faut qu’ils nous accablent de leurs déchets ! » Il me fait signe de le suivre dans une maison cernée par les colons... Tous les accès au ciel sont grillagés pour les mêmes raisons que dans la rue... Là, c’est carrément des chaises, un pneu des cartons qui bouchent le jour... Comme la famille refuse de vendre, les colons ont durci le ton, et un soir, c’est un cocktail Molotov qu’elle aurait reçue... Sur le toit, il me montre le réservoir d’eau criblé de balles. Autour, la réalité d’Hébron se révèle, implacable : des miradors à tous les points stratégiques, avec projecteurs braqués au sol et soldats avachis sur les rambardes... Des caméras aux coins des bâtiments, les résidences des colons en belle pierres neuves hérissées de barbelés, avec sur le toit des énormes citernes d’eau aux couleurs d’Israël... Tu vois me dit le garçon, tu vois ce qu’ils nous font ici ! Ils veulent nous faire partir ! Et ils y arrivent... la moitié des gens du centre ville ont fini par quitter...

Le gamin me raccompagne à la porte. Je le salue et pars pour le Tombeau des Patriarches, situé à cent mètres de là. Il s’agit d’une enceinte de pierres de taille divisée en deux parties : une pour la synagogue, l’autre pour la mosquée. Des soldats dans une guérite en contrôlent l’entrée. Le muezzin exhorte les fidèles à la prière à s’en arracher les cordes vocales...Une voix pleine de colère, qui hurle sa présence indéfectible dans cette ville saisie... et martyre. Il faut savoir qu’en février 1994, Baruch Goldstein, un nationaliste religieux israélien a passé à la sulfateuse une trentaine de musulmans en pleine prière...

Je me balade dans la partie juive du bâtiment. Ça prie de partout, tellement fort que personne ne me remarque... voila les tombeaux... Je ne sais pas si Abraham dort en paix au milieu de ce foutoir ! Je ne m’éternise pas...et bascule dans la zone contrôlée par Tsahal... Les rues sont désertes ; les fenêtres murées, les boutiques condamnés par des rideaux de fer. Un silence de mort a pris le pouvoir ; c’est un no man’s land en plein centre ville ! Des tags du genre « gaz the arabs » maculent les murs... Seul dans cette ville fantôme, un vertige m’envahit... Au loin, un homme pousse un landau au milieu de la route. Puis c’est un type en civil, donc un civil, qui marche tranquillement, mitraillette en bandoulière. Un rouquin en kippa et ramistouflettes faisant le tour du propriétaire ; une jeep de l’armée passe ; il l’arrête, discute, rigole, se remet en route... c’est lui le boss !

J’engage la conversation avec un membre de Christian Peacemaker, cette ONG qui tente de calmer le jeu sur place, sans trop de succès. Il me dit qu’Hébron est une zone de non-droit, où certains s’en donnent à cœur joie pour faire vivre l’enfer aux Palestiniens : des véhicules stoppés sans raison, leurs fenêtres fracassées et les occupants tabassés gratuitement, tout comme les commerçants ou les gosses insolents... voire des grenades cataplexiantes lancées à travers les fenêtres des mosquées. Et pire encore... Il me raconte que des Juifs viennent spécialement des Etats-Unis passer une semaine à Hébron pour se payer une petite ratonade. Surement plus excitant que les plages de Tel-Aviv... Selon le rapport d’un délégué du Comité International de la Croix-Rouge (CICR), ici, le programme c’est démolitions de maisons, expropriations des paysans, pillages et vols par les militaires, répression musclée des manifestations, meurtres ciblés, humiliations aux check points, passage à tabac de prisonniers, fermetures de routes, fouilles abusives... L’idée, c’est de maintenir la population palestinienne dans un état de terreur permanent... mais ils ne plient pas... et ne lâcheront rien... rien du tout ! C’est humain, tu ne peux pas te rendre à l’injustice...

Je m’approche d’un soldat en faction. Si jeune. Je tente d’engager la conversation pour connaitre son avis sur la question. Il reste sur la réserve, mais on sent qu’il donnerait tout ce qu’il a pour foutre le camp d’ici... Puis, sous le feu de mes questions, il concède du bout des lèvres que l’armée passe son temps à constater les délits des colons sans avoir le droit d’intervenir... Avec son accord, je le photographie, puis l’abandonne à ses frustrations et ses doutes... Il paraît que certains soldats israéliens, traumatisés par leur passage à Hébron, deviennent des anticolonialistes rabiques !

Hébron, arrière boutique de l’occupant... Ouvertement raciste, ouvertement expropriateur, ouvertement destructeur de maisons, ouvertement violent avec la population, ouvertement maître intraitable des lieux ! Ici, c’est sans les gants ! Quand tu vois Hébron, tu sais, et c’est imparable, qu’Israël ne veut ni un Etat palestinien, ni la paix... Quand tu vois Hébron, tu sais qu’Israël veut régner sur toute la Palestine et réduire à néant le peuple palestinien... Quand tu vois Hébron, tu ne peux pas penser autrement ; car ce n’est pas du fait des colons, même s’ils en sont la face visible, que cette ville est occupée ; c’est du fait du gouvernement israélien, qui tolère ça, finance ça, protège ça, encourage ça... Les colonies prospèrent au détriment des Palestinien, en plein milieu de la Cisjordanie, territoire occupé au total mépris du droit international ! Mais comment un endroit pareil existe-t-il sur terre en toute impunité ? Ça devrait être en première page de tous les journaux du monde ! La population entière d’une ville se fait marcher sur la gueule et le « monde libre » en rote d’indifférence !!!

Une poignée de colons fanatiques, venus de New-York et d’ailleurs, viennent déposséder les Palestiniens et empoisonner par leur présence ultra-violente la totalité de la ville palestinienne d’Hébron (al-Kahlil)

Je me pose sur le banc de l’arrêt de bus tout neuf qui longe cette rue morte... Sur le coté, des habitations aux issues condamnées. Un soldat en perm vient s’assoir à ma droite... Puis un autre, à ma gauche. Ils ont l’air désabusés, le regard perdu dans le vide... Ils tiennent leur machine gun entre les genoux... Ils me serrent de près... La photo vaudrait le coup... Un gamin papilloté baguenaude sur son vélo rutilant. On lui a appris que la route lui appartenait, et que tout le reste suivra.... Deux ou trois soldats le couvent des yeux... Dans quelle dinguerie va-t-il grandir ? Dans quel état d’esprit sera-t-il à 18 ans, élevé au lait frelaté de la haine ? Enfin le bus arrive. Je vais pouvoir quitter ce haut-lieu de l’absurdité humaine. Dans ce domaine, y a pas à dire, on touche des sommets ici !

Une halte est prévue dans chacune des colonies qui gangrènent la région. Les gens sont dehors, des marmots pleins les bras, désœuvrés comme l’intrus loin de ses bases... Les maisons sont plutôt cossues avec des parterres de pelouses grasses qui narguent la sécheresse... Des écoles, des zones d’entrainement pour conduire, des terrains de jeux etc. ; ils ne manquent de rien, sauf d’activités ; à moins qu’occuper la place en est une en soi ; la seule qui compte en fait ! Il n’y a que des colons dans le bus... Un plein bus d’intégristes ! Et moi... tapi dans l’ombre... en clando...
On mettra à peine 30 minutes pour rejoindre Jérusalem... sur cette route lisse, droite, balisée par l’armée... contraste saisissant avec l’aller, en droite ligne avec l’Afrique du sud de Henrik Verwoerd...

JOUR 8

Diner avec Amos. Avocat à Jérusalem ; Il m’emmène dans un restau assez classieux ; on remue les vieux souvenirs avant d’en venir à la situation ; je le sens assez chatouilleux sur le sujet ; En deux minutes, il monte en régime ; tellement attaché à l’idée qu’Israël est légitime, que le peuple juif méritait un Etat, un abri, une zone sûre, qu’il prône dur comme fer la méthode forte : « C’est par les coups qu’Israël se maintiendra ! Pas d’autre moyen que de leur rentrer dedans ! ». Il me parle comme s’il s’agissait d’une guerre, entre deux ennemis sur un pied d’égalité ; je lui fais remarquer que le rapport de force est plutôt inégal...
Préserver notre sécurité, voilà la politique à suivre !
Quel qu’en soit le prix à payer pour les Palestiniens ?
On a notre part, fait-il en évoquant son meilleur ami tué à Djénine en 2002 d’une balle de sniper en pleine tête. Sa mort aurait pu être évitée, si au lieu d’envoyer des hommes au feu, l’armée de l’air avait bombardé la zone.

Je lui dis que la mort d’un militaire, bien qu’aussi tragique que celle d’un civil, fait partie intégrante de sa condition. Ce qui n’est pas le cas d’un gosse de cinq ans !!! On ne peut espérer faire la guerre sans subir de pertes !
Va expliquer ça aux mères des soldats tués au combat ! C’est sous leur pression que l’armée intervient le moins possible au sol, privilégiant les attaques aériennes.
Genre « opération plomb durcie » et ses milliers de morts !
Le nombre de tués à Gaza est exagéré ; il s’agit encore de propagande palestinienne...
Arrête de te voiler la face Amos, ce n’est pas le Hamas qui a fait le décompte, mais les humanitaires rendus sur place pour constater le carnage !

A part ça, il se prétend à gauche, et voue la politique de Netanyahu aux gémonies... Mais au fond, en le critiquant par la bande, il finit par légitimer chacune de ses exactions... rejetant du bout des lèvres les méthodes utilisées...
Comme lors de l’intervention contre la flottille pour Gaza qui s’est soldée par dix morts et trente blessés.
Ils ont été menacés à l’arme blanche ! Il fallait répliquer !
Il y plus modéré qu’une balle dans le crâne...
Les commandos israéliens sont programmés pour tuer !
Alors pourquoi les envoyer eux ? On peut arraisonner un navire sans casse...

Il balaie mes arguments d’un revers de la main... C’est un dialogue de sourds... Je comprends qu’il ne peut se permettre de lâcher un pouce de terrain, de crainte de l’effet domino... Face à lui, je baigne dans une mer d’incertitude... Amos est né là... Il n’a qu’une seule nationalité, et elle est israélienne. Il n’a rien demandé en fait ; il subit tout ça, et n’a d’autre solution en son for intérieur que de soutenir Israël à tout crin, s’il veut s’imaginer un avenir...lui aussi...

A minuit, Amos m’emmène à l’aéroport Ben Gourion ; mon avion de retour décolle à trois heures. Le niveau de sécurité a été élevé au maximum à cause des activistes qui, faute de pouvoir atteindre Gaza en bateau, arrivent par les airs pour contester le blocus. Amos explique aux militaires du premier rideau que j’étais chez lui, qu’on se connait depuis longtemps, etc.... Il insiste sur le fait qu’il est officier de réserve, parlant au griveton avec un ton condescendant qui n’est pas du meilleur goût... Car au final, tandis qu’Amos se fait gentiment prier de dégager, on me passe à la question comme n’importe quel quidam. Ou êtes vous allé ? Avec qui ? Comment ? Pourquoi ? Je sens que je ne suis pas parti... Cette inquisitrice pré-pubère me fait penser aux recrues de Startship Troopers, intoxiquées de propagande et soumises à un entrainement impitoyable. Sauf que dans le cas d’Israël, ce n’est pas pour combattre l’invasion d’insectes géants, mais pour assoir la sienne sur les Palestiniens ! Quand enfin elle me lâche, c’est au tour de mes affaires, sacs, vêtements, de se faire fourrager de fond en comble... Ils ont une balayette à chiotte qu’ils passent partout, sûrement à la recherche de je ne sais poudre empoisonnée...

Je réalise combien un état militaire se doit d’entretenir une parano optimale pour justifier son maintien, et la confiscation de 3 années de la vie des conscrits, quand ce n’est pas le tout ! Tous les dix mètres, on me contrôle à nouveau mon passeport... Ma photo d’identité prend des rides. On tire sur trois heures du mat... Je n’en peux plus... Je veux décoller... quitter cet état aux abois... J’ai un sentiment de fuite en avant... que ce pays brûle ses vaisseaux... refuse l’Etat palestinien... veut le grand Israël... ça ou la mort... pas d’alternative possible... le gouvernement est passé à droite toute... plus de place pour les modérés, douchés par le sort de Rabin... Le cercle vicieux de la peur est aux commandes ; plus de peur, plus de mesures anti-paix, plus de murs, plus de répression, d’humiliations, de conflit... Plus de tout, jusqu’à plus de Palestine ? Il n’y a pas de note d’espoir émise du coté israélien pour le moment... du coté palestinien non plus... mais reste l’instinct de survie... et l’attachement à la terre...

L’avion s’enfonce dans les ténèbres. Enfin... Par le hublot, mon regard se pose une étoile minuscule qui clignote par intermittence... Qui sait, la lumière se fixera-t-elle dessus un jour... C’est tout ce que je lui souhaite...

* G.C est avocat à Paris et s’est rendu en tant que simple observateur dans les Territoires palestiniens sous occupation en juillet 2011

Décembre 2011 - Communiqué par l’auteur