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De la narration à l’éternel mal identitaire des philistins rouges.

Münich,

par Riyad Salameh

mercredi 12 avril 2006

« Le téléphone a sonné très tôt. Je m’étais couché très tard. La voix à l’autre bout du fil était vive, bien réveillée, presque éclatante, très fière. Elle n’avait pas l’air d’avoir un problème de conscience. Je me suis dit- j’étais moitié endormi- c’est un homme qui se lève tôt. Rien ne le préoccupe pendant la nuit. Il m’a dit : « J’ai une idée, on va collecter des jouets d’enfant pour les envoyer aux camps de réfugiés en Jordanie, tu le sais, c’est la période des fêtes. J’étais toujours moitié endormi. Ces camps encore, ces taches sur le front de notre aube fatigante, ces tissus déchirés qui flottent comme les drapeaux de la défaite, jetés par hasard sur les terrains de la boue, de la poussière et de la pitié. Mais tout cela est hors sujet.

L’homme à l’autre bout du fil m’a dit : « Un projet excellent, n’est-ce pas ? Tu vas nous aider. On veut une campagne médiatique dans ton journal. ». Et toujours à moitié endormi, le commentaire qu’il fallait a surgi soudain dans mon esprit : « Monsieur X a passé les vacances de Nouvel An à collecter des jouets pour les enfants réfugiés, un groupe des dames de l’élite de la société va les distribuer dans les camps. » Mais les camps sont bien embourbés, les robes de cette saison sont courtes et les bottes sont blanches. Mais tout cela est hors sujet aussi. »

Ghassan Kanafani
Extrait de l’avant propos de son recueil des nouvelles « sur les hommes et les fusils » 1968.

Ces lignes de Ghassan Kanafani me sont venues à l’esprit après avoir vu le film de Steven Spielberg (Münich). Ce film est hors sujet sur beaucoup de faits qui touchent le conflit israélo- palestinien, dont d’une part Ghassan Kanafani même, écrivain palestinien assassiné en 1972 par le Mossad israélien suite à l’opération de Münich, et d’autre part la question des réfugiés palestiniens qui est liée directement aux origines de ce conflit.
Il y a deux méthodes modernes et performantes chez les manipulateurs professionnels de la narration de l’histoire, et elles sont bien employées dans ce film.
La première se base sur l’abandon de l’ancienne méthode traditionnelle qui est le mensonge pur et simple, elle manipule la vérité en en présentant une partie et en cachant l’autre. Cette partie présentée peut garantir au manipulateur la crédibilité de sa manipulation face à des vérificateurs potentiels qui se contenteront de trouver la référence de la partie présentée et ne risqueront pas d’aller plus loin pour trouver la partie cachée de la narration.
La deuxième méthode est étroitement liée à la première, et elle se base sur le fait de « prendre l’histoire en marche » et de sauter le début, c’est une méthode simple et très pratique pour tout inverser, la victime et le bourreau, le violeur et le violé. Pourtant, ce film montre une grande évolution de la technique consistant à « prendre l’histoire en marche » dans le cinéma américain depuis l’époque du Western car celui-ci n’exigeait pas autant de réflexion de la part du téléspectateur pour se rendre compte de l’existence de la manipulation.

Les nouveaux historiens israéliens se sont donnés beaucoup de peine à étudier la signification du fameux geste de la main du Premier ministre israélien David Ben Gourion ; Itzhak Rabin lui avait demandé ce qu’il devait faire des habitants des deux villes palestiniennes : Ledde et Ramlah, s’agissait-il d’un ordre du David Ben Gourion pour chasser les « indigènes » de cette région maritime de la Palestine ou d’un accord conclu par le Premier ministre avec le commandant en chef de l’opération Dany, une des nombreuses opérations de nettoyage ethnique pratiquées contre le Peuple palestinien en 1948 ?
Ces opérations qui ont pris le nom de « politique du balai » dans l’histoire de la fondation de l’État d’Israël pendant ce que l’on a appelé par la suite la « guerre de l’indépendance » dans le langage des Israéliens et la « Nakba » (la grande catastrophe) dans le langage populaire palestinien.

Je vais prendre le modèle de Benny Morris, un des nouveaux historiens israéliens les plus remarquables, qui affirme dans une interview au quotidien israélien Haaretz (1), que David Ben Gourion avait raison quand il avait donné l’ordre de chasser les Palestiniens : « S’il n’avait pas fait ce qu’il a fait, l’État n’aurait pas vu le jour, il faut que ce soit clair, c’est incontournable, la fondation de l’État n’aurait jamais été possible sans le déracinement des Palestiniens », et, concernant le mot déracinement s’il rentre dans la notion du nettoyage ethnique, Benny Morris rajoute : « Il y a des circonstances historiques qui justifient le nettoyage ethnique. Je reconnais que ce terme a une interprétation négative dans le discours du XXIe siècle mais quant il s’agit d’un choix entre nettoyage ethnique et génocide, le génocide de ton peuple - à savoir les Juifs - je choisis plutôt le nettoyage ethnique ». Et ensuite, les justifications du nettoyage ethnique données par Benny Morris prennent des dimensions politiques, géographique, historiques, émotionnelles et racistes, et peu importe l’injustice dont les Palestiniens étaient les victimes : « les Arabes possèdent une grande partie de la planète, et ce n’est pas grâce à leur intelligence, mais parce qu’ils avaient occupé, tué, et forcé par la suite les peuples qu’ils avaient occupés à se convertir à l’Islam pendant plusieurs générations. De toutes façons, les Arabes ont vingt-deux États, et le peuple juif n’en a aucun, et il n’y a pas une seule raison au monde qui justifie la raison pour laquelle ce peuple n’a pas d’État, c’est la raison pour laquelle je trouve que la nécessité de fonder cet État dans cet endroit est plus importante que l’injustice subie par les Palestiniens à cause de leur déracinement ». Malgré cela, l’injustice dont les Palestiniens étaient victimes n’est pas suffisante selon Morris, alors que Ben Gourion avait échoué pour nettoyer complètement la Palestine historique de ses habitants, il rajoute : « je crois que Ben Gourion a commis une grave erreur historique en 1948, malgré sa conscience de la dimension démographique et le besoin d’établir un État juif sans communauté arabe importante ; il a eu une hésitation pendant la guerre, et il a relâché à la fin, il avait commencé à chasser les Palestiniens et aurait dû aller jusqu’au bout de l’opération. Si Ben Gourion l’avait fait à grande échelle et avait nettoyé entièrement le pays jusqu’au Jourdain, il aurait donné la stabilité à l’État d’Israël pour les générations suivantes ».

D’ailleurs, la justification du mal infligé aux Palestiniens en 1948 ne se limite pas chez Benny Morris au fait que le nettoyage ethnique était une condition indispensable à la fondation de l’État d’Israël, mais aussi à ce que ces Palestiniens appartiennent à une culture inférieure ; il rajoute : « Il y a un problème profond dans l’Islam, un monde dont les valeurs ne sont pas les mêmes que les nôtres, un monde où la vie humaine n’est pas aussi valorisée qu’en Occident... La vengeance joue un rôle primordial dans la culture arabe tribale. Donc les gens avec qui on se bat et la société qui les envoie sont sans limites morales. » C’est ainsi que Benny Morris enlève au conflit Israélo-arabe palestinien son caractère national pour en faire une composante du choc des cultures. Bien que la haine chez les Palestiniens soit liée en partie à ce qui leur été infligé par les Israélien, selon Morris, ces motifs de haine ne semblent pas très importants pour lui : « Quand vous êtes confronté à un tueur en série, peu importe les raisons pour lesquelles il l’est devenu, l’essentiel c’est de le capturer ou de l’exécuter. Les barbares qui visent à nous tuer, ces gens que la société palestinienne envoie pour exécuter des attentats terroristes, c’est de cette façon, que la société palestinienne elle même devient à ce stade comme un tueur en série, et doit donc être traitée comme ceux qui commettent des meurtres en série ». Par ce discours, Benny Morris instrumentalise intelligemment les clichés occidentaux sur l’Orient, et il y a bien le même esprit dans le film de Steven Spielberg qui commence la narration de l’histoire par l’attentat de Münich.

Depuis la fin de la guerre de 1948, qui se termine par le déracinement de 750 000 Palestiniens de leur terre, une vraie prise de conscience collective de la Nakba commence à se développer dans la culture palestinienne. Portée par la plus grande partie de la société palestinienne, constituée de réfugiés de la guerre de 1948, la culture de la Nakba prend ultérieurement une place très importante dans la littérature palestinienne, et, par la suite, c’est la littérature de la Nakba, comme dans les œuvres de Ghassan Kanafani, Oum Saad où les événements se déroulent dans un camp de réfugiés au Liban, d’Emile Habibi, les aventures extraordinaires de Saïd le peptimiste, qui raconte la complexité de la vie des palestiniens épargnés par « la politique du balai » en 1948, et dans le recueil des poèmes de Mahmoud Darwich, Amoureux de la Palestine.

C’est le silence qui s’imposera pour marquer la narration de l’expulsion d’un peuple de sa terre ; c’est ce même silence qui, par la suite, effacera le nom même de la Palestine. Je ne suis pas en mesure de me lancer dans une analyse des œuvres des historiens israéliens qui parlent de la naissance de l’État israélien et la « noblesse » de son combat ; Dominique Vidal, dans son ouvrage Le péché originel d’Israël, a présenté une excellente lecture de leurs œuvres dans le cadre de l’interrogation sur la responsabilité israélienne de chasser les Palestiniens de leur pays.

Pourtant, la version palestinienne de son histoire, avait besoin d’une évolution théorique et idéologique pour parachever ses éléments afin de la présenter autrement que les préjugés imposés par l’Orientalisme ; cette évolution était bloquée par un drôle de complot fait de culpabilisation et d’indifférence qui a marqué l’attitude de la culture européenne envers l’Orient. Cette indifférence trouve sa concrétisation notamment dans la position de Jean-Paul Sartre qui a refusé de s’exprimer sur la misère du Peuple palestinien après son célèbre voyage à Gaza. À côté des intellectuels occidentaux qui ignoraient leur responsabilité sociale et humaine au sujet du Peuple palestinien, comme ce fut le cas de Sartre, il y avait l’élite des intellectuels arabes qui n’a cessé sa tentative stupide de « réorientaliser » l’Orient à la manière occidentale pour que cet Orient soit plus présentable pour les occidentaux.

Le 15 mai 1948, du jour au lendemain, un peuple entier se trouve hors de son territoire géographique et de sa propre histoire ; un peuple entier qui a beaucoup de mal à faire connaître ou prouver son existence sur la planète. Désormais, ce peuple lutte en permanence pour s’attacher à son identité niée par toutes les puissances mondiales pendant des décennies depuis 1948.

C’est dans ce contexte que survient l’attentant de Münich en 1972. Les Palestiniens cette fois-ci ont encore essayé désespérément de se faire entendre de l’Occident. Dans le film, Steven Spielberg évoque le nom de « Septembre noir », organisation palestinienne qui a commis l’attentat de Münich, comme s’il s’agissait d’une appellation « à la Hitchcock », sans dire un mot sur les événements de Jordanie de septembre 1970, mois qui prendra par la suite le nom de « Septembre noir » dans le langage palestinien. Ce mois durant lequel plus de vingt mille Palestiniens ont été massacrés par le régime royal de Jordanie, entre le 17 et le 27 septembre 1970, après une grande opération de prise en otage de trois avions civils européens par l’organisation du Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP). Ce fut la première fois où les Palestiniens recourraient à la violence pour se faire entendre de l’Occident. Les ravisseurs ont pris tous les otages de force dans le hall d’un hôtel d’Amman pour leur faire écouter pour la première fois la version palestinienne de l’histoire de la Palestine.

La prise d’otages d’Amman, en 1970, n’a pas trop intéressé les producteurs d’Hollywood, bien que cette opération ait été beaucoup plus importante que celle de Münich deux ans après ; et ceci, malgré sa particularité, car d’une part, c’était la première et la dernière prise d’otages de l’histoire où des otages sont pris dans un contexte du conflit qui n’est pas le leur et où, à la fin, tout le monde rentre chez soi sain et sauf ; il n’y avait donc pas de sang pour les besoins du suspense qui caractérise le cinéma américain ; d’autre part, même s’il y avait plus de quatre cents otages, il n’y avait pas un seul otage juif parmi eux. Il n’était donc pas possible d’instrumentaliser les sentiments de culpabilité envers le Peuple juif comme dans le film de Spielberg où l’on entend plusieurs fois dans le scénario la phrase : « enfin le Peuple juif a un État », et de plus, la prise d’otages d’Amman se déroulait au Proche-Orient et pas sur le sol européen ni pendant les Jeux Olympiques, où il y a le plus grand nombre de gens collés à leur téléviseur. Bref ce n’était pas « rentable ».

D’ailleurs, le film de Steven Spielberg n’était pas le premier film sur l’attentat de Münich, le premier fut un autre film américain, d’une production moins importante que celui de Spielberg ; il s’agissait du film « Les dernières 21 heures de Münich », de William A. Graham en 1976. Ce qui était remarquable, après la sortie de ce film, et bien que la manipulation de la narration soit plus claire que dans celui de Spielberg, c’est qu’il est demeuré très connu chez les Palestiniens qui étaient très heureux d’avoir entendu le nom de la Palestine prononcé pour la première fois, dans un film en anglais ; heureux à tel point qu’ils ne se sont pas rendu compte que les Palestiniens étaient présentés dans ce film comme des terroristes.

Toujours prisonniers des clichés de barbares, archaïques et terroristes qui veulent jeter les Juifs à la mer, les Palestiniens n’arrivaient jamais à se faire entendre en Occident. Et cela pour une raison très simple : la résistance palestinienne n’avait jamais remporté de victoire militaire. Une résistance militaire victorieuse force toujours le respect. Ce qui a été le cas par exemple pour les Turcs qui, à l’issue de la Première guerre mondiale, avaient réussi à vaincre les armées occidentales présentes sur les territoires ottomans en tentant de les dépasser. Depuis, il rare en Occident d’entendre des commentaires dépréciatifs sur les Turcs, alors que pendant tout le XIXe siècle, lorsque l’Empire ottoman était dans sa phase de décadence et incapable de se défendre efficacement, ces derniers faisaient l’objet des pires qualificatifs : N’en est-il pas resté d’ailleurs dans le langage courant français l’expression « tête de Turc » ? Pour les Arabes voisins qui n’ont pas pu empêcher la domination occidentale sur leurs territoires et qui ont perdu toutes les guerres contre Israël depuis leur indépendance, la vision dépréciative continue d’être prégnante en Occident.

L’ironie de l’histoire, après l’attentant de Münich, résidait dans le fait que les Israéliens étaient la seule partie, qui a pu déchiffrer le message que les Palestiniens ont essayé désespérément de faire passer en Occident. Et la preuve, ce sont les opérations d’assassinats en série que le Mossad israélien a mené contre les Palestiniens les plus capables de faire passer le message par la suite. D’abord, par le premier assassinat politique de l’histoire du conflit israélo palestinien, à savoir le célèbre écrivain palestinien Ghassan Kanafani à Beyrouth, avec cent kilos d’explosifs dans sa voiture. Ghassan Kanafani a succombé avec sa petite nièce Lamice qui n’a pas eu la chance de profiter de la « noblesse » des bombes israéliennes comme la petit fille de Mahmoud El-Hamshari dans le film de Steven Spielberg ; ainsi que Waél Zaéiter, homme de lettres palestinien, représentant de l’OLP à Rome, Kamal Nasser, un poète palestinien à Beyrouth. Kamal Adwan, homme de lettres palestinien à Beyrouth, auteur de la constitution de l’OLP. Il s’agissait de la constitution prévue pour l’État Palestinien, et ce qui est dangereux pour le mouvement sioniste dans cette constitution, c’est l’article qui dit que tous ceux qui habitaient la terre de la Palestine avant le Mandat britannique sont des citoyens palestiniens. Cela veut dire que la population juive de la Palestine, avant la colonisation britannique, était constituée de Juifs palestiniens qui n’ont rien à voir avec l’immigration juive en Palestine sponsorisée par la colonisation britannique. Cela ne correspond pas au discours sioniste qui ne cesse d’instrumentaliser la souffrance du Peuple juif et le chantage de l’antisémitisme devient ici moins efficace. Donc, selon le Mossad, Kamal Adwan était une personne dangereuse pour l’État d’Israël.

Ni les Palestiniens, ni les militants internationaux des droit de l’homme n’arrivent à faire reconnaître les droits du Peuple palestinien dans la conscience occidentale condamnée à culpabiliser en permanence à cause de l’antisémitisme déchaîné dès les dernières années du dix-neuvième siècle jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale. Une étroitesse d’esprit incroyable qui ignorait complètement que l’antisémitisme est comme toutes les sortes de racismes, on ne s’en sort qu’avec une ouverture à soi-même et une tolérance humaine afin de remplir nos responsabilités sociales et humaines envers nos compatriotes Juifs. Cette étroitesse d’esprit atteint son paroxysme quand l’Occident soulage sa conscience envers les Juifs en faisant payer aux Palestiniens le prix de sa culpabilité en prétendant qu’un foyer national pour le Peuple juif en Palestine (une terre vierge se trouve dans le Monde arabe) pourrait bien régler la question juive car les Arabes et les Juifs descendent de la même race sémite, et donc vont s’entendre. Comment se fait-il qu’un argument aussi superficiel se transforme en conviction en Occident, et devienne même une évidence par la suite ? Néanmoins, tous les discours objectifs qui ont traité de la question juive ne trouvent aucun écho en Occident, tel celui de Hanna Arndt qui a créé le terme « l’absurdité de l’être humain » ; elle commente dans son ouvrage (Les origines de totalitarisme) : « Après la guerre, il semblait que la solution de la question juive, qui était considérée comme la seule question insoluble, était résolue par des territoires colonisés puis occupés, mais cela n’a pas réglé les problèmes des minorités ; bien au contraire, comme tous les problème de ce siècle, la solution de la question juive a produit une nouvelle catégorie de réfugiés, rajoutant au nombre des démunis du monde entre 700.000 et 800.000 êtres humains. »

Et comme pour tous les peuples déracinés et déplacés dans le monde, la notion de l’identité chez les Palestiniens se transforme et prend d’autres dimensions que les dimensions historiques et géographiques, une identité exceptionnelle et normale à la fois, exceptionnelle parce que le déracinement d’un peuple de sa terre est quelque chose d’exceptionnel, normale parce que c’est une conséquence normale d’un fait exceptionnel. Ce caractère exceptionnel repose sur le fait que les Palestiniens sont un peuple arraché à sa propre terre, mais il a bien appris le leçon des Indiens d’Amérique et des Aborigènes d’Australie : il est indispensable de rester attaché à sa terre quel qu’en soit le prix. Ce concept chez les Palestiniens reprend cette forme très simple : ils n’habitent plus la terre de la Palestine, mais désormais c’est la terre de la Palestine qui habite en eux. L’identité palestinienne devient donc une identité de la terre au sens propre du mot terre, c’est ce que l’on remarque dans la littérature palestinienne, dans la poésie de Mahmoud Darwich et Tawfiq Ziyad et autres, où l’on trouve les noms de toutes les plantes et herbes qui poussent en Palestine, dans Ahmad Al-Zaatar, par exemple, un des poèmes épiques de Mahmoud Darwich. Ahmad est un nom typiquement arabo-musulman, et le Za’atar (ou thym) et une plante qui pousse partout en Palestine. Donc, pour Mahmoud Darwich « Za’atar » est synonyme de la phrase suivante : la Palestine est une terre arabe qui était habité par les Arabes depuis toujours. Et jusqu’à aujourd’hui, les Palestiniens de la diaspora représentent la Palestine par des symboles typiquement paysans comme le keffieh, la broderie et la danse paysanne palestinienne (ou dabkeh), et c’est ainsi que le mal d’identité chez les Palestiniens se renforce au point de devenir une sorte d’état d’esprit.

D’emblée, les Palestiniens dans ce contexte n’étaient pas seulement dépourvus de leur terre, mais également de leur identité en général, ce qui est beaucoup plus dur et inhumain. Je me souviens encore maintenant de mes certificats scolaires à l’entête du logo des Nations Unies à l’école de l’UNRWA (Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient), où l’on indiquait en calligraphie bien élégante « Jordanien » à la rubrique « Nationalité ». Comme tous les Palestiniens des Territoires occupés, nous n’avions pas le droit d’utiliser le mot Palestine dans quel que papier officiel que ce soit, surtout quand il s’agissait de voyage à l’étranger pour des études, du travail ou du tourisme. Pour l’anecdote, il me revient toujours à l’esprit l’histoire de mon grand frère parti faire ses études en Pologne il y a vingt ans avec ses papiers de « Jordanien ». Après avoir fini sa première année de langue polonaise, il s’est permis de faire de la fraude dans ses papiers officiels en écrivant « Palestine » à la rubrique « pays d’origine » de son dossier d’inscription universitaire. Mais la sanction de cette fraude de papier était inenvisageable, la Palestine n’ayant pas été identifiée dans le système informatique du secrétariat, mon frère s’est retrouvé au Pakistan grâce au correcteur de Microsoft qui a proposé le Pakistan car pour lui la Palestine était une faute d’orthographe ; après tous les tentatives désespérées de mon frère pour convaincre le secrétariat de l’existence de la Palestine, la Palestine n’était que dans sa tête, et à la fin, il se s’est trouvé contraint, pour ses démarches administratives de se réclamer Jordanien, comme ses papiers l’indiquaient.

Mon histoire avec mes papiers en arrivant en France il y a deux ans était moins drôle que celle de mon frère, car j’avais mon document de voyage de l’Autorité palestinienne qui ressemble beaucoup à un passeport. Mais cette fois-ci j’avais le mot Palestine écrit sur ce document donné aux Palestiniens suite à l’Accord d’Oslo en 1993 qui a inventé un système de gouvernement autonome plus proche d’un bantoustan du système d’apartheid que d’une Autorité palestinienne. Mais je ne vais pas entrer dans les détails de l’histoire du Proche-Orient, je reviens à mon histoire de papiers. Comme vous le savez, pour s’installer dans un pays à l’étranger pour une langue période d’études, comme dans mon cas, il est indispensable d’avoir un compte bancaire. Je suis donc allé avec tous mes papiers officiels (Autorité Palestinienne cette fois-ci) dans un bureau des services à la clientèle d’une banque à Royan. Je n’étais pas obligé de faire la même fraude que mon frère il y a vingt ans ; quand la dame était en train de saisir les données de mon dossier, son système informatique n’a pas identifié la Palestine, alors j’ai posé bêtement le passeport de l’Autorité palestinienne sur son bureau car en arrivant je n’étais pas encore capable dans mon français de communiquer de manière plus civilisée. Après avoir cherché désespérément la Palestine dans son système informatique, la brave dame m’a demandé de repasser avant la fin de l’après midi quand elle aura contacté la direction de la banque à Bordeaux. Et quand je suis repassé, j’ai trouvé que le système informatique de la direction de la banque en savait plus sur le Proche-Orient que le système à Royan, car à Bordeaux ils sont arrivés à identifier les territoires autonomes Gaza et Jéricho. J’ai ouvert enfin mon compte bancaire après avoir fait remarquer à la responsable des services à la clientèle que leur système informatique avait besoin d’une mise à jour, car les territoires autonomes aujourd’hui comprennent Gaza et la Cisjordanie. Au lieu de donner les mêmes arguments que mon frère il y a vingt ans, je me suis réfugié dans ce lieu sordide : les papiers. Ces papiers nuls qui ne représentent pas un véritable état palestinien ont été malheureusement plus efficaces que les arguments de mon frères pourtant plus solides et surtout justes.
Le sentiment d’humiliation que j’avais au fond de moi en sortant de la banque n’était pas du tout lié à cette histoire, mais c’était la question de savoir comment et pourquoi un objet sordide, un papier devient beaucoup plus important et plus considérable que ma valeur et mon identité en tant qu’être humain. Mais tout cela est hors sujet, pardon Ghassan Kanafani.

1- Haaretz, 9 janvier 2004, interview avec Benny Morris intitulé, La survie du plus adaptable, ( survival of the Fittest)