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Ignominie et processus d’auto déshumanisation d’une société soi disant démocratique

PROCÉDURE DE MEURTRE D’UNE FILLETTE

par GIDEON LÉVY, journal israélien Haaretz

mardi 11 avril 2006

(Traduction de l’hébreu : Michel Ghys) www.haaretz.co.il/hasite/pages/ShArtPE.jhtml ?itemNo=697364

Publié par CAPJPO-EuroPalestine le 7-04-2006 http://www.europalestine.com/

Le journaliste Gideon Levy publie dans Haaretz son enquête sur l’assassinat par des policiers israéliens, déguisés en arabes, de Akaber Zayd, une enfant palestinienne de 8 ans qui se rendait chez le médecin, à El Yamoun, près de Jénine, le 17 mars dernier. Nous remercions Michel Ghys pour sa traduction.

"Une balle dans la tête, tirée d’une distance de quelques mètres, sans avertissement et sans qu’il y ait eu aucun tir de semonce dans les roues comme le prétend l’armée israélienne. C’est ainsi, selon le témoignage de son oncle qui était à ses côtés et qui a été blessé, que des policiers de la police des frontières, déguisés en Arabes, ont tué Akaber Zayd, une élève de 2e année, qui se rendait chez le médecin.

Elle se rendait chez le médecin et c’est vrai qu’elle y est arrivée, mais elle n’en avait plus besoin. La petite Akaber Zayd était dans la voiture de son oncle et elle allait chez le médecin pour faire enlever les fils d’un point de suture au menton. Elle était morte à son arrivée, la tête fracassée, le cerveau ouvert. Des soldats d’une unité déguisée en Arabes de la police des frontières ont tiré à courte distance vers le taxi de l’oncle alors qu’il se garait à côté du dispensaire. Toutes les allégations des soldats que l’armée à transmises aux médias et selon lesquelles ils auraient tiré en direction des roues du taxi suivant la « procédure d’arrestation d’un suspect » ne sont, aux dires de son oncle qui était assis à côté de la fillette, que mensonge : le taxi est criblé de balles du côté droit et à l’arrière, et des balles sont entrées par les vitres. Nous avons vu le taxi : toutes les balles en ont visé la partie supérieure.

La distance de tirs n’excédait pas quelques mètres, ajoute l’oncle qui insiste sur le fait que les lieux étaient éclairés par un réverbère. Nous avons vu le taxi, cette semaine, contrairement à ceux qui mènent « l’enquête » de l’armée et de la police des frontières et qui n’ont pas pris la peine d’examiner le taxi ou d’interroger l’oncle qui conduisait. Il a lui aussi été blessé par les tirs et est actuellement hospitalisé. Nous avons recueilli le témoignage de l’oncle et n’avons trouvé aucun détail le contredisant : les soldats déguisés en Arabes de la police des frontières ont ouvert le feu sur la fillette, depuis deux directions et de près, et d’après lui, sans aucun avertissement. Cela n’arrive à aucun tireur, en particulier un tireur d’élite de la police des frontières, de viser à courte distance en direction des roues et de toucher à la tête.

Dans la pente de la rue, à des centaines de mètres du lieu du meurtre de la fillette, se trouvent les débris des destructions et dévastations semées par l’opération de la police des frontières qui fut un fiasco. Aucune personne recherchée n’a été capturée, mais un immeuble à appartements de cinq étages a été lourdement touché et dans la rue se trouvent les carcasses de voitures écrasées l’une après l’autre.

Pourquoi ont-ils ouvert le feu sur la fillette ? Comment peuvent-ils prétendre avoir visé les roues ? Pourquoi ont-ils tiré sur un innocent taxi ? Pourquoi ont-ils semé autant de destructions ? Pourquoi ont-ils écrasé les voitures, dernière source de revenu pour leurs propriétaires ? Quelle différence y a-t-il entre cette opération de la police des frontières et un attentat terroriste ? Et pourquoi diable ces questions ne sont-elles pas posées ?

Le père n’a pas fait la route avec sa fille jusque chez le médecin. Il dit qu’il n’aurait pas supporté la vue du médecin retirant les fils de suture du petit menton de sa fille. Akaber avait huit ans et demi. C’était une élève de 2e année, dans la bourgade d’El-Yamoun, au nord-ouest de Jénine. Sur sa photo commémorative, elle apparaît coiffée de la toque carrée et noire des diplômés universitaires et docteurs honoris causa. Une petite fille avec une tresse et la toque des diplômés universitaires. C’est une habitude dans les jardins d’enfants d’El-Yamoun : les enfants brillants sont photographiés avec le chapeau du diplômé. C’est comme ça qu’elle restera dans la mémoire collective de la petite ville dont les habitants travaillaient autrefois en Israël. Akaber n’est pas la première enfant qu’on y enterre. Combien d’enfants ont-ils été tués ces dernières années à El-Yamoun ? Le directeur de l’école, venu réconforter la famille, les énumère l’un après l’autre puis cesse tout à coup cette macabre énumération : « Pourquoi est-ce à moi de les compter ? N’en avons-nous pas fini avec la mort de nos enfants ? »

Le père entre dans la pièce de deuil, à l’intérieur du bâtiment du conseil local, les yeux rouges d’avoir pleuré. Abd El-Rahman Zayd a 31 ans, est père de six enfants et il conduit un véhicule commercial sur les routes de Cisjordanie, quand c’est possible. Il y a trois semaines, Akaber est tombée chez elle, dans les escaliers et elle s’est ouvert le menton. Vendredi passé, le temps était venu de retirer les fils. Quand El-Rahman est rentré de son travail, après s’être reposé, il a demandé à son frère, Kamal, son frère « chéri » comme il dit, et qui, à 27 ans, est chauffeur de taxi, d’aller avec Akaber jusqu’au cabinet du médecin, dans le haut de la ville. C’était vendredi soir dernier, le dernier soir de sa vie.

Le frère a emmené la fillette. Elle s’est assise sur le siège à côté de lui. Et ils sont partis ensemble chez le médecin. Le père tient à le souligner : les vitres du taxis étaient transparentes, pas fumées, et aucun rideau ne cachait ceux qui y étaient assis. N’importe quel soldat pouvait voir qui était à l’intérieur, n’importe quel soldat déguisé pouvait voir qu’il y avait dans le taxi une petite fille avec une natte.

Ils ont roulé ensemble et sont arrivés chez le médecin, au bout de la rue. Depuis son lit de l’hôpital officiel de Jénine tout proche, la main droite bandée, Kamal raconte qu’après avoir garé son taxi, il a tout à coup aperçu plusieurs soldats à droite du taxi. La rue est étroite et ils se tenaient à quelques mètres du taxi. Il dit que les coups de feu ont éclaté immédiatement, venant de droite et de derrière. C’est seulement ensuite qu’il a entendu crier en hébreu, une langue qu’il ne parle pas. La petite Akaber gisait déjà sur le siège à côté de lui, la tête fracassée.

Il l’a soulevée dans ses bras et les soldats lui ont ordonné de la déposer sur la chaussée et de se coucher lui aussi. Ils sont donc restés sur la chaussée, le corps de la fillette morte et l’oncle blessé. Les soldats déguisés ont ordonné à Kamal de se mettre debout, de relever sa chemise puis de s’asseoir. Ils ont, selon ses dires, continué à tirer en l’air. Un voisin a emmené la fillette jusqu’au cabinet du médecin qui l’attendait. De là, elle été transférée à l’hôpital de Jénine où son décès a été confirmé.

La main de l’oncle a été bandée sur place et il a été conduit à la jeep militaire pour interrogatoire. Il dit que les soldats l’ont frappé. Dans la jeep, il y avait un chien qui l’a flairé, et un soldat de la police des frontières, nommé Raslan, qui lui donnait des coups de poings à la tête tout en lui parlant arabe. Kamal lui-même a été blessé de trois balles, à la main et à la jambe ; il dit que sept balles ont atteint la fillette, dont trois à la tête.

Le taxi jaune, de type Renault Mégane, raconte toute l’histoire : ses pneus intacts et son habitacle criblé de balles. La vitre arrière éclatée, des impacts de balles dans l’appuie-tête arrière et sur les côtés. Partout des taches de sang coagulé, celui de la fillette morte et celui de son oncle blessé.

Pendant tout ce temps, on a caché sa mort à son père. Celui-ci avait entendu les coups de feu, le cabinet médical n’étant pas loin de chez lui ; mais il n’a pas pensé à sa fille, seulement à son frère. Il s’est rendu au cabinet du médecin où il a appris qu’Akaber était blessée. Le médecin lui a fait une injection d’un sédatif et il dit ne pas s’être réveillé avant la lumière du jour. Ce n’est qu’à son retour chez lui, aux alentours de cinq heures, que son deuxième frère lui a appris l’amère nouvelle. Son épouse la connaissait déjà : elle l’avait apprise par une chaîne de télévision arabe.

A travers ses larmes, Abd El-Rahman veut nous dire quelque chose : Ikram, la mère de la fillette, est une Israélienne de Muqeibila. Akaber aussi était israélienne. La fillette était née dans un hôpital de Nazareth et son certificat de naissance est israélien. Samedi matin, on l’a enterrée dans le cimetière d’El-Yamoun.

Le porte-parole de l’armée israélienne : « Le 17 mars, au cours d’une opération d’une unité des forces spéciales des gardes-frontières visant à l’arrestation de personnes recherchées dans le village d’El-Yamoun, au nord-ouest de Jénine, les forces ont encerclé une zone où l’on soupçonnait la présence des personnes recherchées. Au cours de l’encerclement, les forces ont repéré un taxi suspect qui s’est approché de la zone encerclée et elles ont lancé la procédure d’arrestation d’un suspect. En l’absence de réponse aux injonctions, les forces ont ouvert le feu en direction du taxi. »

Alors vraiment : vient-il à l’esprit de quelqu’un que l’oncle n’aurait pas répondu aux injonctions de s’arrêter si les soldats l’avaient vraiment interpellé ? Le bonhomme emmenait sa petite nièce chez le médecin. Mais l’essentiel est que « l’armée israélienne est désolée que cette enfant palestinienne ait été atteinte et elle mène une enquête fouillée sur les circonstances de l’incident ».

Scène de destructions : un bulldozer palestinien a évacué, dimanche, les débris près de l’immeuble à appartements de la famille Zayd. Le bâtiment de cinq étages que les soldats déguisés soupçonnaient de servir de cachette à ceux qu’ils recherchaient est à moitié démoli. Les gens de l’immeuble s’affairent à couvrir les énormes trous à l’aide de briques grises et les colonnes, assez belles, du bâtiment menacent de s’effondrer. En bas, dans la cour, ont été rangées les carcasses broyées de ce qui n’est même plus un souvenir de voitures : un taxi Mercedes jaune, une Subaru blanche et quelques autres boîtes de conserve qui furent des voitures jusqu’à cette nuit de vendredi à samedi. Mohamed Zayd, propriétaire d’un des appartements de l’immeuble, sort des décombres. « C’est l’armée juive, c’est cette foutue armée juive », crie avec amertume l’oncle de Mohamed qui sort lui aussi des gravats qu’un camion continue d’évacuer.

Aux alentours de sept heures du soir, vendredi, raconte Mohamed, il a vu un groupe de soldats surgir sur le seuil de son épicerie. Ils ont exigé de lui qu’il fasse évacuer tous les habitants de l’immeuble, cinq grandes familles sur cinq étages, celles d’un avocat, d’un médecin, d’un ingénieur et d’un instituteur. Tous sont descendus dans la rue - plusieurs dizaines d’enfants, de femmes et d’hommes - et ont été obligés de rester là jusqu’au matin, jusqu’à ce que les soldats aient achevé leur boulot. Mohamed dit que les femmes et les enfants ont été forcés de faire barrière entre les tirs visant les soldats et qui partaient d’une des maisons et les tirs renvoyés par les gardes-frontières.

Quand la maison a été évacuée, ils ont envoyé Mohamed pour qu’il repasse de nouveau par tous les étages et qu’il allume la lumière dans toutes les pièces. Un bulldozer de l’armée israélienne, arrivé sur les lieux, était prêt à commencer son travail de destruction. Mohamed dit qu’il a proposé de monter avec les soldats et de leur montrer qu’il ne restait personne dans la maison, mais les soldats lui ont ordonné de se taire. « On connaît notre travail ». Vers minuit, le bulldozer a commencé sa démolition. La maison d’en face a elle aussi été endommagée. Mohamed a demandé à un des officiers : « La loi israélienne vous autorise à faire ça ? » et l’officier lui aurait répondu : « Va te plaindre à l’ONU ». Son frère qui est dentiste et dont le cabinet était à front de rue et a été totalement détruit, a tenté de dire à l’officier qu’il était médecin, « docteur pour les gens » comme il disait, et l’officier lui a répondu : « tais-toi, docteur ».

Mohamed Zayd a été emmené pour interrogatoire à Salem et il n’a été libéré que samedi midi. Il dit avoir déclaré aux enquêteurs : « A la télévision, vous dites que vous êtes une démocratie », et l’enquêteur lui aurait répondu : « La démocratie, c’est seulement pour la télévision ». Il travaille comme instituteur dans l’école de la ville. « J’enseigne tous les jours à mes élèves que nous aimons la paix. Qu’est-ce que je vais leur dire maintenant ? Que c’est à ça que ressemble la paix ? »

Nous remontons la rue, vers l’endroit où Akaber a été tuée. Un panneau indique la direction du cabinet du Dr Yad Samara, le médecin des sutures. Sur la chaussée, à l’endroit où était garé le taxi, quelqu’un a déposé une rangée de cailloux, dessinant un petit corps. Les taches de son sang n’ont pas encore été effacées. C’est le monument d’Akaber et la photo de Yasser Arafat le regarde, du haut d’une vieille affiche électorale.

Un autre monument, dans la ville. Alors que nous étions encore dans la pièce de deuil d’Akaber dans le bâtiment du conseil local, un habitant, Saber Abahariya a sorti une photo de la poche de son veston : les cadavres de son fils et de son ami tués, assis dans leur voiture mitraillée. Ils ont été abattus par des soldats il y a moins de quatre mois. Aux dires du père, son fils n’était ni recherché, ni armé. Il demande à pouvoir nous montrer maintenant le monument qu’il a érigé pour son fils. Nous roulons jusqu’à l’un des cimetières d’El-Yamoun pour y découvrir un spectacle comme nous n’en avions encore jamais vu : au sommet d’une haute colonne en fer, le père a suspendu la voiture de son fils, criblée de balles, qui contemple de haut toutes les tombes, avec, à ses pieds, deux tombes de frères. Dans l’une est enterré son fils Ahmed Abahariya avec son ami, Mahmoud Zayd. Dans l’autre, sont enterrés Warad et Ibrahim Abahariya, ensevelis vivants sous un bâtiment démoli par l’armée israélienne, il y a quelques mois. Une Polo argentée, trouée comme une passoire, sur une haute colonne de fer, avec au plafond, des taches de sang des deux jeunes gens : « C’est le cerveau de mon fils ».