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Par Vincent Geisser, La Nation (Algérie)

« Les jeunes Arabes ont le sentiment de s’être fait voler leur révolution »

Vendredi, 29 juillet 2011 - 6h14 AM

vendredi 29 juillet 2011

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De nombreuses manifestations ont eu lieu ce week-end en Tunisie et en Égypte. Certaines d’entre elles ont été violemment réprimées, rappelant les techniques violentes des anciennes dictatures. Au cœur des revendications : l’accélération du changement de régime et davantage de transparence du pouvoir en place. La démocratie attendra encore un peu...

Atlantico : La contestation continue en Égypte et en Tunisie. "L’après-révolution" serait-elle plus compliquée que prévue ?

Vincent Geisser : Il ne faut pas raisonner en terme d’avant et d’après. Nous sommes dans des processus « révolutionnaires » qui perdurent. Autrement dit, l’illusion que nous avons souvent, c’est que l’on passe d’un régime à un autre, d’un régime autoritaire, comme celui de Ben Ali et de Moubarak, à un nouveau régime qui peut-être démocratique ou autre.

Or, cela ne se fait jamais de manière aussi brutale. La chute des régimes totalitaires et dictatoriaux est souvent suivie d’une période d’incertitude politique, et de refondation politique. Mais cette période est aussi porteuse de ruptures nouvelles. Même si cette situation est regrettable et porteuse d’angoisse, elle est conforme à ce qu’on pouvait prédire, au regard des expériences latino-américaines ou européennes au cours du XIXème et du XXème siècle.

Cette période d’incertitude va-t-elle forcément déboucher sur l’accomplissement des idéaux pour lesquelles les Tunisiens et les Egyptiens se sont battus ?

Tout d’abord, il est faux de croire que la chute d’un régime totalitaire débouche nécessairement sur une démocratie. Dans un phénomène de recomposition politique, on constate toujours la survie de ce qu’on appelle des enclaves autoritaires. Autrement dit, le dictateur est tombé mais les structures de la dictature continuent à agir et à structurer non seulement la société, mais aussi les modes de pensée, les comportements et les habitudes. De ce point de vue-là, nous voyons bien que la manière dont les nouvelles manifestations ont été réprimées en Tunisie et en Egypte, montre que les codes de maintien de l’ordre sont directement hérités de l’ancien régime.

Il est même possible que la survie de ces enclaves totalitaires, dans les régimes de transition en Tunisie et en Egypte, puisse durer assez longtemps et même faire qu’au bout du compte des régimes hybrides s’installent, au lieu d’un régime démocratique. Ces régimes hybrides relèvent à la fois de tendances démocratiques et autoritaires. Il se pourrait que la Tunisie et l’Egypte deviennent des régimes qu’on pourrait qualifier de démocraties autoritaires ou d’autoritarisme démocratique.

Sachant que ces pays sont aux mains de dictateurs depuis plus de 40 ans, comment est-il possible d’’y mettre en place un régime démocratique sans en connaître les fonctionnements institutionnels ?

Il y a eu une certaine myopie européenne et américaine sur le fait que les sociétés tunisiennes et égyptiennes se sont quand même démocratisées en dépit des régimes autoritaires. Contrairement à ce que nous avons pu croire, les jeunesses tunisiennes et égyptiennes étaient parfaitement infusées par la culture des droits de l’Homme et par la notion de démocratie. Elles en étaient parfois même critiques mais elles en avaient conscience. Ces sociétés arabes ce sont, au travers de l’espace audiovisuel, des réseaux sociaux et des phénomènes de contact direct avec l’international, démocratisés, bien qu’ils soient gérés par des régimes profondément dictatoriaux.

L’espace audiovisuel du monde arabe offre une étonnante vision pluraliste aux regards des régimes qui, eux, relèvent d’un autre siècle, voire d’un archaïsme politique. De ce point de vue-là, je ne suis pas pessimiste sur ce qu’on pourrait appeler la culture démocratique, dans les pays arabes. Je pense qu’elle était acquise depuis de très nombreuses années et qu’elle avait depuis bien longtemps infusé les consciences. C’est d’ailleurs ce qui a creusé le décalage entre une jeunesse porteuse de ces idéaux et des régimes porteurs d’idéaux anciens se référant à l’autoritarisme.

Que faire pour que cette conscience démocratique devienne un régime politique ?

Le problème n’est pas au niveau des valeurs et des principes, mais plutôt de ceux qui les incarnent. Les régimes dictatoriaux n’ont cessé de réprimer les partis politiques, les ligues des droits de l’Homme et les associations. C’est-à-dire qu’aujourd’hui dans la jeunesse du monde arabe, en Egypte comme en Tunisie, il existe une véritable défiance, une véritable suspicion, à l’égard des formes organisées, des leaderships et des partis politiques. Même des partis qui pourraient mettre en avant leur histoire de lutte envers les régimes totalitaires apparaissent suspects.

C’est pour cela que les jeunes, que ce soit au Caire ou à Tunis, ont du mal à se reconnaitre dans les acteurs de la transition, indépendamment du fait que ces acteurs sont des anciens du régime ou même des anciens résistants. Les hommes politiques de la transition ont du mal à se construire une légitimité auprès de la jeunesse. Cette dernière est porteuse d’une démocratie radicale. Elle n’est pas satisfaite des réformes et des idées trop timides, qui ne leur apparaissent pas sérieuses au regard du chantier qui est devant eux.

Cette jeunesse se sent peu représentée. Le sentiment qui domine aujourd’hui à la fois dans la jeunesse, mais aussi au sein des populations pauvres, c’est qu’ils ont le sentiment de s’être fait voler leur révolution. C’est-à-dire que les élites, même les plus honnêtes, apparaissent comme suspectes. Elles sont marquées par cette suspicion, du fait qu’elles appartiennent au milieu urbain et apparaissent relativement âgées. Il existe un vrai problème générationnel par rapport à ces révolutions portées par les milieux modestes et par les jeunes. Il existe un décalage entre les élites qui occupent la scène de la transition démocratique et la majorité des acteurs de la révolution qui ne se sentent pas représentés par ces élites.

Est-il nécessaire de juger les dictateurs ? Cela fait-il partie de la transition démocratique ?

Il ne faut pas confondre procès d’exception et procès exceptionnel. En Tunisie, Ben Ali est d’abord jugé pour des affaires de drogues, de détournements de fond… Il faut des procès, cela constitue la vertu pédagogique. Mais on s’aperçoit que dans le cas tunisien, la vertu politique est totalement oubliée. C’est-à-dire qu’on juge pour se débarrasser du poids des dictateurs, de ce qu’ils véhiculent autour d’eux, tout cela pour ne pas montrer que la dictature n’était pas seulement un problème de personne. La dictature ne dépendait pas que d’une personne, mais c’était un système, elle reposait sur des modes de fonctionnement.

C’est un peu comme la collaboration en France. On juge Pétain et c’est fini, alors que la collaboration correspondait à toute une administration, avec l’appui des fonctionnaires, des commissaires de police, des magistrats, qui avaient prêté serment au Maréchal Pétain. La sortie de la dictature est similaire.
On en vient à faire une forme d’exutoire comme en Roumanie. On sacrifie les têtes de la dictature et on oublie de faire un procès de vertu pédagogique, le procès du régime, pour repartir sur de nouvelles bases. C’est-à-dire, d’expliquer comment cette dictature a pu survivre et piller le pays. Il ne s’agit pas de faire une épuration mais de juger pour l’Histoire, notamment pour cette nouvelle génération. Il faut faire des procès de reconstruction et non pas de division. Mais le véritable problème réside dans le fait qu’ils font le procès des dictateurs avec la justice des dictatures. C’est-à-dire une justice expéditive et mal faite

Les opinions exprimés dans cet article n’engagent que l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de La Nation