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Par Benoît Bréville et Dominique Vidal. (Le Monde diplomatique)

« Tout ça n’empêche pas, Nicolas... »

Lundi, 18 juillet 2011 - 18h12

lundi 18 juillet 2011

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Dans Une lente impatience, le philosophe Daniel Bensaïd écrit : « Bien sûr, nous avons eu davantage de soirées défaites que de matins triomphants. Et, à force de patience, nous avons gagné le droit précieux de recommencer (1). »

Mais, au fait, quand une situation devient-elle révolutionnaire ? A cette question, Vladimir Ilitch Oulianov, dit Lénine, réfléchissant à l’expérience des révolutions de février et d’octobre 1917, répond : « C’est seulement lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus continuer à vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher (2). »

Voilà vingt ans, de telles réflexions seraient apparues obsolètes. La chute du mur de Berlin, suivie de la disparition à l’est du continent européen du « socialisme réellement existant », semblait sonner le glas de toute espérance de transformation radicale. Francis Fukuyama annonçait la « fin de l’histoire » : la victoire du « monde libre » dans la guerre froide devait assurer le monopole de la démocratie de marché, horizon désormais unique et indépassable. Numérique, managériale, sexuelle : vive la révolution, pourvu qu’elle ne soit pas politique.

Les meilleurs esprits pronostiquaient pour l’hyperpuissance américaine un règne long et paisible. Seul le « choc des civilisations » cher à Samuel Huntington semblait pouvoir troubler le flot tranquille de l’histoire. Et les néoconservateurs connaissaient la parade : une guerre préventive contre le terrorisme islamiste, démasqué par le 11-Septembre. « Circulez, il n’y a plus rien à voir », semblait-on rétorquer aux nostalgiques des grands mouvements au cours desquels les peuples prétendaient prendre en main leur sort…

Six mois de révolte, du Maghreb au Machrek, ont réveillé ces apôtres de la résignation que l’Amérique latine en mouvement des années 2000 n’avait pas réussi à sortir de leur sieste. Déjà, les échecs américains en Afghanistan et en Irak avaient troublé les plus lucides. Plus inquiétant encore leur apparaissait le défi lancé à l’hégémonie occidentale : de l’intérieur les secousses à répétition, d’abord financières, puis économiques et sociales, du capitalisme mondialisé ; de l’extérieur l’irrésistible poussée de la Chine, de l’Inde, du Brésil, de l’Afrique du Sud, de la Turquie, sans oublier le retour de la Russie.

Mais l’éruption arabe comporte une autre dimension : il ne s’agit plus de dirigeants (du Sud) s’opposant à d’autres dirigeants (du Nord) pour défendre leurs intérêts, bien ou mal compris, dans le partage du gâteau mondial, mais de peuples qui se débarrassent de leurs dirigeants — et, qui sait, au moins partiellement, de l’ordre ancien… Les manuels où les générations futures étudieront ne s’écrivent pas à chaud, et la répression sanglante menée par les dictateurs libyen, syrien et bahreïni incitent à ne pas inscrire le mot « fin » avant que le film ne soit terminé. Une certitude : la vague ne s’arrêtera pas là.

A bien y réfléchir, c’est d’ailleurs tout simplement l’histoire qui reprend ses droits. Comment, depuis des millénaires, l’humanité a-t-elle progressé, sinon de révolution en révolution ? Economiques, sociales, culturelles, scientifiques, l’accumulation des petites ruptures quantitatives a préparé les grandes ruptures qualitatives, afin que l’homme et la femme apprennent à maîtriser toujours plus et mieux la nature… et leur propre destin.

A travers les siècles, ce chemin fut plus souvent tortueux que rectiligne. Des reculades, temporaires ou durables, suivirent des avancées. Des expériences réussirent, d’autres échouèrent. Des révolutions, parfois, dévorèrent leurs enfants. Des erreurs et des crimes jalonnèrent leur histoire. L’homme en tira — non sans mal — la leçon que la fin ne saurait justifier les moyens, et que, si les omelettes se cuisinent en cassant des œufs, le goût du sang ne les rend pas plus savoureuses.

Dans Epilogue (3), Aragon regarde en face cette longue marche, lumière et ombres. « Songez qu’on n’arrête jamais de se battre et qu’avoir vaincu n’est trois fois rien / Et que tout est remis en cause du moment que l’homme de l’homme est comptable / Nous avons vu faire de grandes choses mais il y en eut d’épouvantables / Car il n’est pas toujours facile de savoir où est le mal où est le bien », écrit-il. Mais il poursuit : « Nous ne sommes pas seuls au monde à chanter et le drame est l’ensemble des chants / Le drame il faut savoir y tenir sa partie et même qu’une voix se taise / Sachez-le toujours le chœur profond reprend la phrase interrompue ».

Ce chant-là, dans sa pleine radicalité, les communards l’avaient entonné les premiers, en 1871. Quinze ans après qu’ils se furent lancés « à l’assaut du ciel », Eugène Pottier dédia à leur révolution écrasée dans le sang par les versaillais cet hymne de deuil et d’espoir : « On l’a tuée à coups de chassepot, / A coups de mitrailleuse / Et roulée avec son drapeau / Dans la terre argileuse. /Et la tourbe des bourreaux gras / Se croyait la plus forte. / Tout ça n’empêche pas, Nicolas / Qu’la Commune n’est pas morte. »

Benoît Bréville et Dominique Vidal.