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Par Kamel Jandoubi, Président du Réseau Euro-méditerranéen des droits de l’Homme (REMDH

La Constituante ne résoudra pas tous les problèmes de la Tunisie,

Vendredi, 24 juin 2011 - 7h43 AM

vendredi 24 juin 2011

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·C’est à 17 ans d’exil forcé que Kamel Jendoubi, aujourd’hui président de l’Instance supérieure pour les Elections, a été astreint par le régime Ben Ali. Président du Réseau Euro-méditerranéen des droits de l’Homme (REMDH) et militant invétéré pour la défense des libertés en Tunisie, ce qui lui a valu de ne pas avoir pu assister aux funérailles de son propre père. Kamel Jendoubi a déclaré dès le 17 janvier 2011 dans une conférence de presse organisée à Paris : « Nous assistons actuellement à un mouvement sans précédent qui traduit la volonté de changement démocratique du peuple tunisien… ». Comment a-t-il retrouvé sa Tunisie au bout de 17 ans d’absence forcée ? Quelles appréciations apporte-t-il à la situation actuelle du pays sur les plans politique et médiatique ?

Entretien.

·WMC : A la fin des années 70, aux années 80, il y avait un débat politique assez riche, une vie culturelle fourmillante, des médias au ton assez libre. Qu’est-ce qui a changé depuis ? Le Maroc a pris le pas sur la Tunisie pour ce qui est de la liberté et du pluralisme des médias, sans oublier l’Egypte qui a toujours eu des traditions bien ancrées en la matière ?
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Kamel Jendoubi : Le Maroc est, quelque part, un pays qui a l’habitude du travail, du débat politique et de l’organisation politique ; pareil pour l’Egypte. Les Tunisiens n’en ont pas. Ils ont un angle particulier aussi bien visuel, conceptuel, que politique et culturel, et qui est le syndicalisme. C’est une dimension importante de la même manière qu’ils ont toujours été imprégnés du processus réformiste. Ce n’est pas un hasard si le terme « doustour » (Constitution) a toujours fait partie de la terminologie des politiques tunisiens et du parti au pouvoir.

C’est un réformisme qui n’est pas toujours lié au doustour en lui-même, mais plutôt de l’idée qu’on se fait du doustour. Sur le plan politique, il y a eu criminalisation de la vie politique dont les conséquences ont été désastreuses sur le pays : « Man tahazzaba, khan » (celui qui fonde ou adhère à un parti est un traître). Cette attitude n’est pas nouvelle, elle date de l’époque bourguibienne, laquelle comprenait, malgré tout, des trêves, des « décompressions autoritaires », lors desquelles l’on vivait une ouverture toute relative.

C’était l’époque où nous avions vécu la fondation de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme. Ce n’est pas un hasard si à un moment bien déterminé, il y a eu l’éclosion de la Ligue et l’apparition de médias dont le discours était assez libre. Rappelez-vous, cela faisait toujours suite aussi à des événements qui marquaient le pays. Janvier 78, Gafsa 1982, ensuite, de nouveau janvier 1984.

Dès que le pays est secoué par des évènements tragiques annonçant les prémices d’une fin de règne, il y a ouverture. Une différence toutefois entre les deux présidents, Bourguiba, même amoindri par la maladie, avait la capacité de négocier. Le terme « Ghaltouni » de Bourguiba n’a pas la même connotation ni le même sens que celui de Ben Ali. Celui de Bourguiba était politique, il annonçait un virage, des réformes, une révision d’un certain nombre de décisions. Ben Ali n’était pas un homme politique, c’était un sécuritaire, un homme de renseignements… limité culturellement et intellectuellement. Politiquement, c’est un monsieur plus que limité. Il n’a jamais accordé une interview en direct, improvisé un discours ou s’est adressé au peuple directement.

Pouvons-nous dire que pendant 23 ans, nous avons été gouvernés par un personnage dénué de toutes les qualités des hommes d’Etat ?

Ce n’était pas un homme d’Etat. Un concours de circonstances lui a permis d’accéder à ce poste. Il est né d’un coup d’Etat. C’est un homme de l’armée dans sa dimension « Renseignements », ce n’est même pas l’armée active, de terrain ou celle des champs de bataille. Le pays est une grande case et tout le reste en fait partie toujours aussi compartimenté. Il a mis en place un système de contrôle insidieux.

Pensez-vous que c’est par de fausses propagandes à propos d’un système sécuritaire invincible, un chiffre gonflé des agents de police et une fausse impression de sa toute puissance qu’il s’est maintenu ? Car à la première grande épreuve, tout s’est effondré ?

Je ne pense pas que le système s’est effondré. Le système était conçu techniquement pour résister. Mais la technique seule ne peut venir à bout de toutes les difficultés. Il suffit d’un grain de sable pour bloquer le système. Lorsqu’on gouverne un pays, si la dimension politique n’existe pas, le reste est fragile. Le système est encore là, il a été décapité. Les structures du système existent encore, les hommes qui ont créé et monté le système sont encore là. Le système sécuritaire n’a pas complètement disparu. Il ne fonctionne plus comme du temps de Ben Ali parce qu’il a été neutralisé au niveau de la tête. C’est un système qui a été conçu de haut en bas et non pas de bas en haut. Le pilote n’est plus là, plus d’orientation donc, mais il résistera à sa manière.
Dans un premier temps, c’est une résistance passive, parfois au niveau de certains secteurs, des résistances actives.

La Tunisie a, jusque-là, été préservée du risque d’explosion, heureusement pour nous, nous avons dépassé le cap difficile mais le système existe toujours. Il souffre d’illégitimité, il a été disqualifié donc, comment pourra-il-reprendre sa légitimité ?

Cela passera certainement par la réforme de la police, de celle de la justice. Ce sont des éléments essentiels et fondamentaux. Le but est de rééquilibrer un système qui était prédominant parce que vivant dans l’impunité la plus totale.

Quel rôle pourrait jouer la Constituante dans la légitimation du système ?

L’élection de la Constituante est un élément central mais il y en a d’autres pour fonder la légitimité et la souveraineté du peuple. Un peuple qui commence tout juste à en sentir le goût grâce à la révolution. Il faut construire autour des prochaines élections de la Constituante. Les réformes de la police et celle de la justice sont des éléments centraux. Les choix et les politiques économiques du pays dans l’avenir sont aussi importants, et on en parle très peu. On n’en débat jamais, le Tunisien connaît très peu sur les choix qui s’offrent à lui sur le plan économique et c’est une pensée citoyenne que d’en parler. Car c’est ce genre de choix qui impliquera telle structure et qui engendrera telle conséquence.

On ne discute pas non plus de la nature des rapports qui doivent être établis entre l’Etat et les citoyens. Les élections de la Constituante ne pourront pas tout résoudre, elles rétabliront par la légitimité la souveraineté du peuple, les élus parleront au nom du peuple. Mais l’idée même qu’elles pourraient tout résoudre est non seulement fausse mais dangereuse.

La Constituante représentera les personnes qui parleront au nom du peuple tunisien mais il y a nombre de choix qui doivent être discutés aujourd’hui et maintenant. Il n’y a pas que l’économie ou la culture en tant que secteurs d’activités, il y a les choix économiques et culturels qui sont essentiels qui doivent être discutés par le leadership politique, les décideurs de tous bords et la société civile.

L’histoire fait que la Constituante élabore une vision du pouvoir, de l’Etat qui doit être conforme à un certain nombre de valeurs, et parmi ces valeurs, il y en a qui doivent exprimer notre identité et notre appartenance culturelle. Nous vivons aujourd’hui un certain désordre car la révolution a pris au dépourvu tout le monde.

Pourquoi avons-nous toujours l’impression que la révolution était inattendue, le malaise et le raz le bol général du peuple tunisien laissaient entendre que les choses ne pouvaient plus continuer comme elles l’étaient ?

En fait, ce que tout le monde pensait et disait était que cela ne pouvait plus marcher, que ce régime devait partir mais on n’a jamais cru que tout allait être remis en cause y compris les institutions. C’est un rejet qui a été exprimé et dans ce rejet, une partie seulement a été réalisée et c’est la décapitation de la tête.

La révolution aurait-t-elle dévoilé une certaine défaillance du leadership, qui devait anticiper, analyser et voir les choses venir ?

Evidemment. Comme la stratégie du régime et précisément celui de Ben Ali était de faire le vide de telle manière que rien n’existait à part lui, c’était attendu. Ben Ali estimait que toutes les élites tunisiennes ne pouvaient que l’accepter : “je m’impose par le néant“. Il a neutralisé et même liquidé toute l’élite politique du pays. Des personnalités politiques qui ont 70 à 80 ans étaient pendant 23 ans condamnées au silence. Nous les voyons maintenant revenir à la vie. Se taire pendant tout ce temps est terrible. Ils s’expriment aujourd’hui mais après cette rupture, on a le sentiment que la Tunisie d’aujourd’hui racle les fonds idéologiques des années 60 et 70. C’est de l’antidaté… Forcément la déception est là, il n’y a pas de nouvelles pensées, des formes d’expression politiques créatives et point d’innovation. Pendant près d’un quart de siècle l’élite gouvernementale et politique a été contrainte à uniquement manager les affaires du pays. L’exemple le plus édifiant est celui de Mohamed Ghannouchi, lequel seul au gouvernail, a été dans l’impossibilité de gérer quoi que ce soit. Ben Ali a réduit tout le monde au rôle d’exécutants.

Pensez-vous que c’est le moment de parler de réconciliation ?

Pour parler de réconciliation, il faut d’abord qu’il y ait des
questionnements, que l’on puisse parler de ce qui s’est réellement passé pendant ces 23 ans. Nous avons tous un devoir de mémoire, nous ne devons pas oublier mais rappeler toujours. Pas pour revenir sur les horreurs qui ont été perpétrées durant ces années, mais juste en signe de reconnaissance envers tous ceux qui ont souffert dans leur chair et dans leur vie.

Ce travail n’a pas encore été entamé et il devrait l’être sur la base de “plus jamais ça !“. Il faut que les responsables de ces drames et de ces dérives soient jugés dans le cadre de procès équitables, pas en accélérant les choses mais en laissant la justice se faire dans la sérénité. Il faut que justice soit faite mais pas tout juste dans une logique de pensées revanchardes, haineuses ou tout juste bonnes à satisfaire les vœux du peuple. Une justice sereine est lente. Le temps de la justice n’est pas le temps politique. Il faudrait que les politiques osent dire cela.

Ceci étant, devons-nous faire le procès de tous ceux qui ont approché de près ou de loin les sphères de décisions de l’ancien régime ? Bien sûr que non. Nous savons pertinemment que beaucoup ont été contraints, ils n’osaient pas dire non. Se retirer ? C’est plus facile à dire qu’à faire. Il y a des conditions qui ont fait que des milliers de personnes ont servi ce système, consciemment, peut-être. Mais pour la plupart, le faire leur permettait de vivre et faire vivre leurs enfants.

Pour revenir à Kamel Jendoubi, vous seriez un pion ou un homme courageux d’avoir pris la décision de tout quitter pour vous réinstaller en Tunisie et surtout d’avoir reporté la date des élections ?

Un signe révélateur de mon statut est peut-être le fait que devant mon bureau, il n’y a jamais eu de sit-in ou de protestataires, et Dieu seul sait que depuis le 14 janvier, dès qu’il y a une agitation sur Facebook ou ailleurs, elle se traduit par des manifestations et des sit-in.

J’explique cela par le fait que les Tunisiens ont compris que les élections sont des choses tellement sérieuses que nous ne pouvons nous autoriser à les bâcler. Il faut bien les concevoir et bien les préparer. Elles doivent être crédibles et transparentes, il ne s’agit pas uniquement de mettre l’enveloppe dans l’urne. Il y a toute une logistique à mettre en place, des infrastructures, un conditionnement, un climat dans lequel le citoyen se sent responsable de ce qui l’engage non seulement lui mais également les générations à venir.

Cette attitude dénote de la maturité des Tunisiens, car ils sont très réceptifs et dès qu’on prend la peine de leur expliquer ce qu’il en est, ils tolèrent, ils comprennent même si au fond d’eux-mêmes, parfois, ils n’approuvent pas.

Le Tunisien vit aujourd’hui dans une espèce de paranoïa, il doute de tout, tous et toutes se payent sa tête, il n’a confiance en personne. Est-ce le fait de 23 ans de dictature ?

A la base, il y a un manque de confiance en soi. Lorsque nous sommes confiants et sûrs de nous, nous éloignons toutes ces théories de complots. Nous pouvons produire un discours qui présente les idées ou les propositions que nous souhaitons avancer à nos interlocuteurs. Ajouté à cela, l’ancien régime a fait que le Tunisien doute de tout, on ne voulait pas qu’il ait une personnalité qui lui permette d’être un citoyen à part entière et d’agir en tant que tel. L’offre était simple, l’Etat vous prend en charge… relativement mais ne vous fatiguez pas à réfléchir ou à le contester. Tout acte qui se fait sur le terrain public était condamné et rejeté. Les jeunes nés en 1981 n’ont vécu que le culte de la personnalité de l’ancien président, ils n’ont reçu aucune formation politique. Ils ont subi un formatage faisant d’eux des personnes obéissantes et les privant de leur citoyenneté et de leur dignité, sans oublier la corruption systémique et généralisée.

Le système a fait que les Tunisiens ne croient plus en leurs institutions.
En leurs médias, en l’impartialité de l’Etat, en une justice indépendante, en une police au service du peuple. Tout a été instrumentalisé.

Il y a peut-être des carences au niveau de la communication et des médias ?

Certainement. Car il faut croire en l’intelligence et au bon sens des Tunisiens, s’adresser à eux comme des femmes et hommes responsables sans marginaliser qui que ce soit. Ce n’est pas ce que nous voyons sur le terrain, parfois certains discours nous donnent l’impression que ceux des régions reculées sont marginalisés au même titre que certaines catégories sociales dans les grandes villes. Nombre de Tunisiens ne sont pas dans le champ conceptuel ou visuel des « producteurs d’idées » actifs.

Et les médias ?

Les médias tunisiens voient la vie publique comme si c’était un film de 007, cela dénote d’un manque de la culture politique et d’un manque de confiance en soi. Ceux qui voient des complots partout n’ont pas confiance en eux. C’est un indicateur. Lorsque nous observons le champ médiatique, nous réalisons que ce sont les mêmes têtes, les mêmes plumes, les mêmes tournures, les mêmes raisonnements, les mêmes structures, les mêmes phrases. Ceux qui faisaient l’éloge des réalisations de l’artisan du Changement sont ceux-là mêmes qui font aujourd’hui celui de la révolution. Le discours est le même, c’est tout juste l’objet et le sujet du discours qui changent… Le sentiment d’avoir vécu une révolution et d’avoir acquis une part de liberté expliquerait peut-être ce genre d’attitude. Changer de cap aussi rapidement pour un certain nombre de représentants des médias n’est sans doute pas une tâche aisée. D’autre part, il y en a certainement qui sont de mauvaise foi, des opportunistes qui considèrent « Eddenia maa il Wakif » (la vie est avec ceux qui sont debout).

Aujourd’hui, c’est la révolution, hier c’était Zine El Abidine Ben Ali, avant-hier, c’était Bourguiba et qui sait demain, ce sera qui ?