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En attendant la mobilisation générale de demain mardi :

A Zamalek, la bourgeoisie du Caire défend ses biens et prend ses distances avec le régime

Lundi, 31 janvier 2011 - 22h45

lundi 31 janvier 2011

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L’attente du lendemain devient insupportable d’autant plus que demain est prévue ou plutôt souhaitée par les manifestants un rassemblement d’un million de protestataires.

L’armée a mis en place des îlots de béton destinés à freiner ou canaliser la foule tout en bloquant les véhicules.

Cependant, la cohabitation entre les manifestants de plus en plus nombreux et l’armée régulière est pacifique voire parfois apparement complice.

Autour des villes, des habitants des campagnes commencent à se joindre aux citadins malgré les efforts des militaires pour ralentir leur flux.

De plusieurs sources, il est indiqué que l’armée régulière a fait savoir qu’elle ne ferait pas usage de ses armes contre le peuple et que les revendications de ce dernier étaient justifiées.

La nomination d’un nouveau ministre de l’intérieur au passé sulfureux est perçue comme une provocation de plus et il faut peut-être voir là le dernier défi d’un régime qui, s’il doit disparaître, a décidé de ne le faire que dans le sang.

Puisse cette hypothèse se révéler être une erreur d’appréciation !

Michel Flament

Coordinateur

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Le Caire Envoyé spécial - Lemonde.fr

Il y a encore une semaine, Samer Ahmed, vingt-six ans, travaillait comme analyste financier, spécialisé dans le risque-crédit, au sein de la Banque d’Alexandrie. Mis au chômage technique par la révolte qui embrase son pays, il traite toujours de question de risque, mais dans un contexte radicalement différent. Avec quelques amis, il gère un barrage routier sur la corniche de Zamalek, l’un des bastions de la bourgeoisie cairote.

Leur mission consiste à empêcher toute intrusion indésirée dans les rues de cette île verdoyante, qui abrite une pléiade d’ambassades, de restaurants chics et d’immeubles résidentiels, juste en face de la place Tahrir, l’épicentre du soulèvement. Comme eux, des centaines d’habitants de Zamalek ont dû s’improviser vigiles afin de pallier la disparition de la police des rues de la capitale et de refouler les éventuels pillards, attirés par le lustre de leur quartier.
« C’est très simple, on demande aux conducteurs leur carte d’identité et s’ils n’habitent pas Zamalek, ils ne passent pas », dit Samer, déjà rompu à la sévérité exigée par sa nouvelle fonction. Après avoir récupéré ses papiers, la conductrice d’une Mercedes blanche, enveloppée dans un manteau de fourrure, lance par la fenêtre : « Que Dieu vous bénisse, jeunesse d’Egypte ! » Pour filtrer le trafic, Samer et ses nouveaux collègues disposent d’une barrière sur roulettes, qu’ils ont empruntée à une ambassade des environs. En guise d’armement, ils ont un simple bâton de bois au bout duquel ils ont accroché un couteau effilé. Les rares automobilistes qui se risquent dans les rues de Zamalek, en cette fin d’après-midi du dimanche 30 janvier, se plient de bonne grâce au contrôle.

« Tout le monde souffre de cette situation, ils savent que l’on fait ça pour eux », dit Samer. Lui-même ne se plaint pas de sa reconversion forcée. « Nous voulons un changement, dit-il. Cette révolution n’est pas seulement celle des pauvres, qui n’ont rien à manger. Elle est aussi celle de la classe moyenne, qui souffre des bas salaires, de l’inflation et des passe-droits dont bénéficient les favoris du régime. Ceux-là sont exaspérés par ce qui se passe. J’en avais d’ailleurs quelques-uns pour client. La corruption, je l’ai vue défiler sur mon écran d’ordinateur. »

Un policier à scooter, armé d’une kalachnikov, stoppe devant le barrage. Il appartient aux forces spéciales, une unité épargnée par le discrédit qui touche la plupart des agences de sécurité. Il donne son numéro de téléphone avec la consigne de l’appeler au moindre pépin. « C’est une exception, dit Youssef, un étudiant en journalisme qui vient prendre son quart sur le barrage. La quasi-totalité des forces de police a disparu de la circulation après l’intervention de Moubarak à la télévision, vendredi. Ils cherchent à nous faire peur, à semer le chaos pour discréditer la révolution. »
« ECHANGES DE COUPS DE FEU »

La tactique d’ailleurs n’est pas complètement inefficace. Une angoisse diffuse plane sur les rues désertes de Zamalek, le long des jardins du club Gazira, haut lieu de rencontre de l’élite cairote. Au volant de sa voiture couverte de poussière, Chénouda Badawi, vingt ans, étudiant ingénieur, confie son malaise. « Ma mère et ma sœur sont terrifiées. Il faut que le calme revienne. Le message a été entendu. Moubarak doit rester au pouvoir le temps que l’opposition se structure. Sinon ce sera le chaos. » Membre de la minorité copte, une communauté ébranlée par l’attentat d’Alexandrie, qui a fait 23 morts dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier, le jeune homme est sensible à la propagande des autorités, qui ne cessent d’agiter l’épouvantail islamiste. « Les Frères musulmans sont en train de s’emparer de la place Tahrir. On y voit de plus en plus de barbus », affirme Chénouda contre toute évidence.

Deux kilomètres plus loin, sur l’avenue du 26-Juillet, l’artère principale de Zamalek, jalonnée de restaurants, de joailliers et de boutiques de souvenirs, un autre barrage est dressé. Essam Kamel, 52 ans, vêtu d’un pull-over en laine sur une chemise à carreaux vichy, s’y est porté volontaire. Dans la vie d’avant la révolution, Essam était consultant en management. Aujourd’hui, armé d’une pompe à vélo, il est la sentinelle de Zamalek.

« Nous demandons aux conducteurs leurs papiers, même la carte grise du véhicule, car il y a eu beaucoup de voitures volées ces derniers jours, dit-il tout pénétré de l’importance de sa mission. Hier soir, plusieurs voitures remplies d’individus louches ont été refoulées. Il y a même eu des échanges de coups de feu. » Des insurgés de la place Tahrir, Essam n’a que du bien à dire. « Ils veulent la démocratie, comme moi, comme lui, comme tout le monde ici. Si Moubarak avait un gramme de dignité, il serait déjà parti. Depuis trente ans, il dit qu’il travaille pour le bien du peuple. Alors qu’il le prouve et qu’il dégage. Même Souleiman [le patron des services secrets nommé vice-président samedi], je n’en veux pas. C’est trop tard, il est trop lié à Moubarak ».

Hussein Chafic, la cinquantaine élégante, est également descendu dans la rue, avec une tringle à rideau en guise de hallebarde. Vêtu d’une polaire beige, ce gynécologue aux tempes argentées est prêt à donner une chance à M. Souleiman, l’homme apprécié d’Israël et des Etats-Unis, mais seulement le temps que des élections libres soient organisées. « Dans quelques jours, la nourriture viendra à manquer, fait-il remarquer. Les salaires n’ont pas été payés. La Bourse a fermé. Il ne faudrait pas que cette situation de chaos perdure trop longtemps », ajoute-t-il.

Dans la patrouille de guetteurs auquel il s’est joint, il y a un bawab (concierge) nubien, deux fils de famille, un employé de station-service et un petit fonctionnaire. Une phalange hétéroclite à l’image de cette révolution sans leader, qui semble galvaniser le peuple tout entier. « C’est normal, dit Hussein. Ce régime s’est attiré la haine de tous les milieux sociaux. La corruption, les violences policières ou la destruction du système éducatif, tout le monde en pâtit. » Il est 20 heures. Le silence règne sous le halo des lampadaires. Samer, Youssef, Essam et les autres veillent sur les nuits de Zamalek.

Benjamin Barthe
Article paru dans l’édition du 01.02.11