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« Opinion »

Trop tard pour deux Etats - par Robin Yassin-Kassab

Jeudi, 18 novembre 2010 - 19h30

jeudi 18 novembre 2010

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Source : I.S.M.

Naplouse - 17-11-2010

Robin Yassin-Kassab est l’auteur de “the Road From Damascus”, roman publié chez Penguin. Il est rédacteur en chef à PULSE et on peut lire ses articles sur son blog, Qunfuz.

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Naplouse est construite au fond d’une vallée encaissée, entre le Mont Jarizeem et le Mont Aybaal. Ses ruelles sont pleines d’effluves de café moulu et d’épices, de bouffées d’anis et du tabac au miel des narguilés, d’arômes de viandes grillées, de fumées de la circulation, d’odeurs de cuisson, de relents des ordures et de poussière. La journée, elle est pleine de bruits arabes amicaux ; la nuit, les aboiements des chiens et les chants des coqs prennent le relai.

Bien que la ville abrite plus de 130.000 habitants, tout le monde semble se connaître. Plus profond que cela, on y ressent une atmosphère de solidarité.

La Vieille Ville aux ruelles enchevêtrées et la vue sur la montagne ocre m’ont rappelé Damas. En fait, Naplouse était connue comme la Petite Damas. Avant que Messieurs Sykes, Picot et Balfour aient découpé le monde, il y avait une route commerciale de Naplouse (Cisjordanie) via Irbid (Jordanie) à Damas (Syrie). Les Naboulsis et les Damascènes se mariaient entre eux. Aujourd’hui en Syrie, le fameux gâteau knafeh (ci-dessous) est simplement appelé nabulsiyeh.

Naplouse est aussi célèbre pour son savon à l’huile d’olive. Bien que l’éblouissement local pour les produits « modernes » et (principalement) les obstructions de l’occupation israélienne aient ralenti l’industrie, des usines fonctionnent toujours dans la Vieille Ville, s’approvisionnant en huile dans les villages à moitié assiégés des collines voisines.

Ces jours-ci, la vie est un petit peu plus facile qu’elle n’a été. Les Palestiniens peuvent aller à Ramallah assez rapidement. Ils ne peuvent pas aller à Jérusalem, Gaza ou Haifa, mais ils peuvent bénéficier d’un peu de l’argent de l’Union européenne/Autorité palestinienne s’ils ont de la chance. Ils peuvent même aller en voiture jusqu’au panorama de Sama Naplouse et boire un thé sans se faire tirer dessus depuis la base militaire au-dessus.

Mais les Naboulsis restent encerclés ; ils le sont chaque jour davantage. Le village samaritain en haut de la colline est fermé (les Samaritains, qui sont palestiniens, sont autorisés à traverser le checkpoint pour aller travailler ou à l’école à Naplouse). Iraq Burin, un village voisin en haut de la montagne, subit de constants vols de terre comme les attaques physiques des colons et des soldats. En Mars, deux adolescents du village ont été assassinés.

Sur chaque colline, il y a une colonie.

Près de Nabi Saleh, dans le district de Ramallah, j’ai vu une colonie – caravanes, fondations de béton et terres agricoles clôturées – construite pendant le récent « gel ». Pendant que j’étais en Palestine, le « gel » a entièrement fondu, déclenchant une ruée de nouveaux bâtiments et quelques orgies d’incendies de vergers.

La moitié de la terre agricole de Nabi Saleh et maintenant sa ressource en eau ont été volés par des hommes armés de la colonie voisine Halamish.

Dans la région de Salfit, la colonie juive Ariel coupe la Cisjordanie au sud et au nord. Avec sa propre université et son théâtre, la colonie est une véritable ville.

Les colonies sont reliées à Jérusalem et Tel Aviv par des autoroutes rutilantes. Mais ces routes sont réservées aux Juifs. Les routes palestiniennes ne desservent que des segments de terre, et sont contrôlées par des checkpoints et des fossés.

Le long de ces routes, les panneaux indiquent les colonies juives mais pas les villes palestiniennes. Jérusalem l’interdite est signalée en arabe par le nom hébreu « Urushaleem » et seulement entre guillemets comme « al-Quds » - son nom arabe ancien et contemporain.

La Montagne de feuV

Voici la situation, et pour l’instant, les Naboulsis supportent. Des exemples de ce qui se passera la prochaine fois qu’ils vont faire du bruit ne sont pas seulement sensibles au travers des ondes qui viennent de Gaza mais immédiatement à portée de main, intriqués dans la structure de la ville elle-même.

Les ornements des fenêtres de l’hôtel Yasmeen sont criblés d’impacts de balles, cicatrices de la réoccupation israélienne du centre-ville en 2002, lorsqu’au moins 80 Palestiniens ont été tués et des dizaines de bâtiments historiques ont été détruits, dont des mosquées anciennes et une église orthodoxe.

Il y a des ruines d’immeubles entiers explosés par les F16. Il y a une plaque commémorative à l’endroit où une maison a été détruite au bulldozer, avec une famille entière piégée à l’intérieur. Huit personnes y ont été assassinées, neuf si vous comptez le fœtus dans le ventre de Nabila Shu’bi.

Appelée Jabal an-Naar, la Montagne de Feu, l’agglomération de Naplouse a perdu 1.600 martyrs au cours de la dernière décennie. Chaque quartier a sa plaque listant les noms de ses victimes, et les visages des combattants ornent les murs de la Vieille Ville.

En écho étrange à ces affiches, et ce qui semble être la preuve que le souvenir de la mort est inévitable à Naplouse, une icône, dans l’église byzantine des croisés restaurée, au Puits de Joseph (où Jésus s’est révélé comme le messie à un Samaritain) montre l’Archimandrite Philoumenos Khassapis tranché 36 fois par la hache d’un colon fanatique en 1979.

Un vendredi, après les prières, je suis allée sur la tombe de la mère d’un ami, Shaden al-Saleh. Shaden était enseignante et organisatrice communautaire. Elle a été exécutée par les soldats israéliens alors qu’elle brodait, assise sur son pas de porte. Après lui avoir rendu hommage, son fils et moi sommes allés retirer les brindilles tombées sur la tombe de Jihad al-Alul, tué d’une balle dans la tête, le premier jour de la Deuxième Intifada, il y a dix ans.

Le jeune homme de 20 ans se trouvait dans une foule sans arme s’insurgeant contre les soldats au checkpoint d’Huwwara (photo ci-dessus), qui bloque la sortie sud de la ville. Tandis que nous balayions les aiguilles du mémorial de Jihad, nous avons discuté avec Abu Fadi, dont deux fils martyrs sont à côté. Chaleureux, triste, Abu Fadi a transformé leurs tombes en jardin. Mon ami le connaît bien, comme il connaît toutes les familles qui rendent visite à ces tombes. Il dit que quand sa mère est morte, il est entré dans la grande famille des martyrs.

J’étais venu à Naplouse pour donner un cours sur l’écriture créative. Pour un des exercices, j’ai demandé aux étudiants de relater un moment où un personnage est relié à l’histoire. Une jeune femme a écrit sur elle-même, plus jeune, serrant son poste de radio pendant que les bombes engloutissaient les bâtiments voisins. Une autre a écrit sur son grand frère, pas le récit de son meurtre mais l’histoire de sa découverte. Une autre a écrit sur les funérailles de son neveu de 12 ans, tué par balle dans une rue déserte. Sa tante a éclaté en sanglots lorsqu’elle a lu le texte.

Je craignais d’être allé trop loin, leur imposant un sujet auquel ils doivent être constamment confrontés. Mais la classe m’a rassuré. Un des participants a utilisé le mot « thérapeutique ». « Normalement, nous n’avons jamais l’occasion de parler de ces choses, » a-t-elle dit.

Une double occupation

Une des raisons du silence est la censure qui s’est abattue sur le discours public suite à la scission entre les dirigeants palestiniens.

Le gouvernement assiégé à Gaza arrête les activistes Fatah, tandis que l’Autorité palestinienne (AP) soutenue par l’Occident et Israël arrête les sympathisants du Hamas en Cisjordanie. 600 naboulsis sont actuellement détenus dans la prison Junaid de l’AP.

En public, les gens parlent avec réserve, comme dans n’importe quel autre Etat arabe policier. Mais de nombreux Palestiniens qualifient le système actuel de double occupation.

Quand les Israéliens le décident, ils ordonnent à la police de l’AP de se retirer des rues puis ils viennent rafler les hommes chez eux. C’est arrivé plusieurs fois pendant ma visite, toujours la nuit – une fois, deux frères ont été enlevés dans le kiosque à journaux au bout de ma rue.

Les gens du Camp de Balata – un endroit bien plus angoissant que le cimetière – m’ont dit que les soldats entraient presque toutes les nuits.

Les réfugiés de Balata ont leur propre cimetière, qui contient une proportion insensée de jeunes martyrs. Mais ce qui est plus douloureux que la mort, à Balata, c’est la densité de la population encagée – le nombre de personnes entassées dans des pièces étroites, le taux élevé d’hommes en chaises roulantes, les visages abimés et vieillis prématurément. Ces gens viennent d’Haifa, de Jaffa, d’Acre. Ils vivaient dans des fermes, des villes et des villages, la mer à portée de vue. Aujourd’hui, ils ne sont même pas en sécurité dans leurs cellules en parpaing. Pendant l’Intifada, les troupes israéliennes avaient coutume d’entrer dans leurs maisons en faisant des trous dans les murs.

Pas de résistance sans unité

J’ai assisté à une conférence d’Haneen al-Zaobi. Elle est la députée de la Knesset qui a participé à la Flottille pour Gaza (elle était sur le Mavi Marmara, ndt), et elle a été rudoyée d’une manière si mesquine lorsqu’elle a essayé de faire son compte-rendu des événements devant le parlement d’Israël. A Naplouse, elle a parlé avec émotion de la situation des Palestiniens d’Israël, les descendants de ceux qui ont échappé au nettoyage ethnique de 1948.

Citoyens mais pas nationaux de l’Etat (la nationalité est réservée aux seuls Juifs), les Palestiniens d’Israël ne reçoivent qu’une fraction des services offerts aux Juifs, il leur est interdit d’enseigner l’histoire palestinienne dans les écoles et sont susceptibles d’être victimes de la confiscation de la terre, comme leurs frères palestiniens de Cisjordanie. 93% de la terre d’Israël est interdite aux non-Juifs et la moitié des familles palestiniennes d’Israël vit en dessous du seuil de pauvreté.

J’ai écouté Jamal Hwayil. Il fut le chef des Brigades des martyrs d’Al-Aqsa affiliées au Fatah à Jénine au moment du massacre de 2002 perpétré par Israël et aujourd’hui, il est membre indépendant au parlement palestinien. Sa position sur la division palestinienne est claire : « Les arrestations politiques sont une erreur. A Gaza comme en Cisjordanie. Les arrestations politiques n’ont pas leur place dans une lutte de libération. »

Un peu plus tard, il a ajouté : « Il ne peut y avoir ni négociations qui aient du sens, ni résistance armée fructueuse tant que la direction politique est divisée. »

Assis à côté de ce vétéran de la résistance armée, il y avait Ayed Morrar et Muhammad Khatib (photos ci-dessus), leaders de la résistance « populaire » ou non-violente, Ayed à Budrus et Muhammad à Bil’in. Morrar est la vedette du film Budrus (voir la bande-annonce), qui le montre non seulement unissant les activistes Hamas et Fatah de son village, mais aussi mobilisant les femmes du village, les activistes internationaux et même quelques Israéliens contre le mur de séparation qui absorbe les oliveraies de Budrus. Budrus a réussi à conserver 95% de la terre menacée.

Jamal Hwayil, à la tribune, a félicité Morrar pour avoir atteint 95% de son objectif immédiat, mais il a fait remarquer que la victoire était incomplète : 5% de la terre est partie, le mur est toujours là et l’occupation continue.

Hwayil, Morrar et Khatib sont convenus que la résistance armée et la résistance non armée sont complémentaires et que le choix de l’une ou l’autre dans un contexte donné n’est pas une question de morale, mais de tactique.

Comme les résistants, plusieurs participants ont organisé la discussion : de jeunes penseurs clairs et engagés ont analysé le système d’apartheid, demandant qu’il soit remplacé par une démocratie et promouvant un boycott occidental d’Israël comme l’une des façons d’y parvenir. De telles idées gagnent de plus en plus de terrain dans la société civile, mais elles ne sont pas représentées par un parti puissant.

Les réserves de Cisjordanie

Entre temps, comme l’a dit Neta Golan, citoyenne de Cisjordanie d’origine juive : « Ils ont facilité l’obtention de prêts. Des gens de Ramallah ont acheté des voitures. Les remboursements sont faramineux. Pendant les quelques prochaines années, beaucoup de gens vont se contenter de rembourser les prêts. »

C’est le plan Tony Blair-Salam Fayyad pour les réserves de Cisjordanie. Selon les mots du géographe politique Saed Abu Hijleh, le message est : « Mange, bois, va aux toilettes et ferme-la. »

Le paysage dit à tous ceux qui vivent ici, coincés entre des tours, des checkpoints et des logements exclusivement juifs aux toits rouges, qu’il est bien trop tard pour deux Etats.

Pour les réfugiés encagés dans les camps, qui ont toujours les clés de leurs maisons côtières détruites, deux Etats n’ont jamais sonné, de toute façon, comme une solution. Palestine-Israël a toujours été un seul pays.

Depuis le village de Refaat, je peux voir les tours de Tel Aviv brillant dans l’obscurité qui avance, toutes proches. La pluie d’Israël tombe là où je me tiens, sur la première ligne de collines à l’est de la Méditerranée, en Cisjordanie.