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« Visa pour l’enfer » -"Immersion à Gaza"

Source : L’Est républicain - Vendredi, 29 janvier 2010 - 18h30

vendredi 29 janvier 2010

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http://www.estrepublicain.fr/fr/grand-angle/info/2624922-Visa-pour-l-enfer

Immersion à Gaza. C’est la plus vaste prison du monde : 1,5 million d’êtres humains y croupissent, privés de tout. Reportage texte et photos de Ludovic Bassand.

Erez ressemble à une grande gare ultra-moderne. Avec, en plus, des murs de béton de quinze mètres de haut, des barbelés et des tireurs d’élite, armés comme pour la guerre des étoiles. Après une succession de portes blindées et de sas de sécurité, il faut encore marcher pendant deux kilomètres dans une longue cage grillagée, du type de celle qu’on réserve aux fauves lorsqu’ils font leur entrée sur la piste, au cirque. Des caméras vous observent. Jusqu’à l’arrivée, côté gazaoui. Au milieu des ruines, qui datent de l’offensive israélienne de fin 2008-début 2009, quelques chauffeurs de taxi attendent. Un kilomètre plus loin, il faut encore passer le check-point des miliciens du Hamas, seuls maîtres à Gaza. Fouille rapide. Une pancarte indique que toute entrée d’alcool est prohibée. Bienvenue au Hamasistan !

Pire que la Somalie

J’ai rendez-vous avec Ziad Medoukh, universitaire et pacifiste, chef du département de français de l’université Al-Aqsa et fondateur du centre de la paix de Gaza. Autour du traditionnel café à la cardamome, ce géant débonnaire et moustachu dépeint le tableau. « Gaza étouffe, Gaza patiente. Nous sommes enfermés, abandonnés à notre sort, au vu du monde dit libre. Femmes, enfants, personnes âgées, chômeurs, blessés, invalides, tous ceux qui ont perdu leurs maisons, leurs biens, leurs proches pendant ce déferlement de violence de l’année passée continuent de résister sur leur terre, dans des conditions inhumaines. Plus d’un an et rien n’a changé. 10.000 personnes vivent toujours dans des tentes à côté des ruines de leur maison. Gaza n’en peut plus. Gaza survit au jour le jour ».
Jean-Luc Lambert, le chef de mission de Médecins Sans Frontières pour la Palestine m’avait prévenu. « J’ai vu des pays déchirés par la guerre mais Gaza, c’est pire que tout, pire même que la Somalie d’où je reviens. Au-delà des ravages causés par les bombardements de janvier 2009, il y a une crise de la dignité humaine, une destruction du tissu social. Les Israéliens maintiennent un blocus sans faille. Même les outils médicaux les plus simples ne passent qu’au compte-gouttes. Nous n’avons même pas de quoi fabriquer des prothèses pour les amputés, nous n’avons plus de films pour les radios. Quant aux troubles psychologiques, ils sont terribles, notamment chez les enfants. Nombreux ceux qui souffrent d’énurésie et de troubles du sommeil ».

Trois martyrs de plus

A Gaza, un jeune étudiant sera mon guide. Islam est débrouillard, il connaît tous les recoins de cette bande de terre de 40 kilomètres de long et de 10 de large, cernées de murs et de frises métalliques, surveillée du ciel par des drones et de la mer par des vedettes de l’armée de Tsahal qui, chaque jour jouent à tirer des obus en direction des rares pêcheurs qui osent encore tenter d’aller pêcher du poisson. Et quel poisson ! Tout est détruit à Gaza, y compris le système d’assainissement. Chaque jour, 80 millions de litres d’eau usée sont rejetées à la mer. Ici, les enfants meurent de dysentrie dans des proportions pires que dans les pays africains les plus misérables !

La veille de mon arrivée, trois jeunes Palestiniens ont été tués par des tirs israéliens, au Nord de la bande de Gaza. « Tentative d’infiltration » a dit Tsahal, dans un communiqué laconique. Je décide d’aller rendre visite aux familles des trois gosses. Car ce sont des gosses. Bachir, Mahmoud et Hani avaient 18 ans. Ils n’étaient pas des terroristes. Pas même des militants du Hamas ou d’une autre organisation de résistance. Ils n’étaient que des lycéens soucieux de passer leur baccalauréat à la fin de l’année. Ce soir-là, ils s’étaient rendus chez un camarade alité. Leur quartier, le Quaria Badawia, « le village bédouin », est l’un des plus pauvres de Gaza. Les routes n’y sont pas goudronnées. Les mouches zonzonnent dans les tas d’ordures. Les gamins, en guenilles, y jouent dans les jambes des bourricots. Bachir, Mahmoud et Hani n’ont eu qu’un seul tort. Celui de longer la zone tampon, une large langue de terre, côté gazaoui, où les Israéliens tirent à vue. A la nuit tombée, ils ont croisé des membres des forces spéciales de Tsahal, infiltrées à Gaza. Ils ont été fauchés de plusieurs rafales d’armes automatiques. Leurs corps ont été retrouvés au matin et transportés à l’hôpital Shifa, à Gaza city. Le médecin qui a réalisé l’autopsie a découvert qu’ils avaient été achevés chacun d’une balle dans la tête et d’une dans le cœur. Les parents des trois « martyrs », c’est ainsi qu’on les appelle désormais au « village bédouin », sont des gens d’une dignité exemplaire. Ils reçoivent le seul journaliste qui a daigné faire le déplacement en offrant quelques dattes et une tasse de café. Ils racontent leur triste vie. Pas de travail. pas d’argent. Rien à faire pendant toute la journée. Leurs champs ont été détruits par les tanks. Chaque famille compte de nombreux enfants. Aucun, disent-ils, n’est un « terroriste », ni même un militant. Sont-ils révoltés ? En colère ? « Nous sommes tristes », dit le père de Bachir, qui égrène doucement un chapelet, le front ceint du keffieh traditionnel. La famille, les amis, les voisins défilent dans ce quartier hors du monde, loin de tout, isolé même dans la bande de Gaza, elle-même la frange la plus isolée du monde. Pas d’officiel. Pas un mot des autorités israéliennes. Pas un représentant d’un quelconque média. Il n’est pourtant pas dangereux d’aller et venir dans Gaza lorsqu’on est armé. Armé du désir de voir, d’entendre, de comprendre

Le ghetto de Varsovie

Le lendemain, j’irai d’un quartier à l’autre, dans les immeubles en ruine, dans les quartiers de tentes. Je n’entendrai qu’histoires de massacres, de destruction. Aucun récit de combat. Il n’y a pas eu de guerre à Gaza. Il n’y a eu qu’une punition collective, infligée par l’Etat d’Israël au peuple qui avait osé choisir le Hamas lors d’élections libres. Depuis, la roue a tourné. Des élections libres, il y a bien peu de chances que le Hamas en organise. Les maîtres de Gaza ont fait main basse sur l’argent, sur les voitures, sur les plus belles maisons. Ils ont liquidé les opposants. A Gaza, le Hamas emprisonne, torture et exécute. Ce n’est un secret pour personne mais c’est tabou. Pas un Palestinien n’osera évoquer cette terreur islamiste à visage découvert. Les gens cultivés, ceux qui savent, témoignent. Mais anonymement. Pas sûr que Gaza voterait de nouveau pour le Hamas aujourd’hui... « Que nous ont-ils apporté ? », interroge Farouk. « Nous avons été bombardés. Près de 1.500 d’entre nous ont été tués dont une moitié d’enfants. Des milliers d’autres sont handicapés. Nous sommes toujours enfermés. Plus rien n’entre à Gaza, sauf par les tunnels... »

Ces fameux tunnels qui passent sous la frontière avec l’Egypte, à Rafah, j’ai voulu les voir. Facile. Il suffit de rouler plein Sud, jusqu’au mur que l’Egypte a érigé pour protéger son territoire d’éventuelles incursions palestiniennes. Sur dix kilomètres, un millier de tunnels permettent à Gaza de survivre. Tout passe par là : voitures en pièces détachées, moutons, huile, essence, télévisions... Ici encore, le Hamas règne en maître absolu et taxe la contrebande. Pour visiter les tunnels, il faut d’abord négocier avec ces hommes en armes. Ils sont soucieux. L’Egypte est en train d’installer un gigantesque mur souterrain, constitué de plaques métalliques, pour stopper le marché noir des tunnels. Peut-être est-ce là la dernière phase de l’asphyxie de Gaza ?

Saïd, le chef du Hamas local est réticent à me laisser entrer dans les tunnels et à me laisser photographier. « La dernière fois qu’on a laissé entrer quelqu’un, les Israéliens ont bombardé le lendemain. Qui me dit qu’ils ne vous ont pas mis une puce électronique dans les vêtements ? Et puis, les dirigeants de la France ne sont plus les amis des Palestiniens... » Discuter, convaincre, palabrer... Puis, enfin, Saïd donne son accord. Il se saisit de sa kalachnikov, m’embarque dans son 4X4 aux vitres fissurées. Nous rebondissons dans les ornières, à la lisière de la ville, un champ de ruines. Puis, je suis libre de travailler.

Le patron de l’un des tunnels m’accueille. Il dit s’appeler Ahmed. « Tu veux descendre ? Vas-y », me lance-t-il, comme un défi. Me voilà suspendu au bout d’une vieille corde de nylon, assis sur un bout de planche, au-dessus d’un puits vertigineux de 20 mètres de profondeur. Le treuil se met en marche. En deux minutes, j’y suis. Au fond, Aboy Yidal, 20 ans, l’un des forçats du tunnel, travaille à déblayer la terre sablonneuse. Chaque jour, des effondrements font des victimes. Abou Yidal avoue qu’il carbure Tramadol, un puissant anti-douleur, utilisé comme une drogue, pour tenir le coup, douze heures par jour. Il fait chaud, l’air est étouffant. La sueur coule dans les yeux. On ne peut même pas se tenir debout dans cette galerie obscure, éclairée de loin en loin par une ampoule nue. Sept cents mètres à quatre pattes et nous voilà en Egypte où il sera prudent de ne pas sortir. Le boyau est étayé par des planches. Les marchandises sont placées dans des bacs en plastique et tirées d’un bout à l’autre au treuil électrique. Mais aujourd’hui, il faut réparer et c’est de la terre que les esclaves des tunnels placent dans les bacs. Chacun d’entre eux touche 100 shekels par jour, soit à peu près 20 euros. Leur crainte : que l’Egypte parvienne à couper les tunnels. « Que deviendrons-nous ? Nous n’avons que ça pour vivre ! », proteste Abou Yidal. Après cette plongée en enfer, le retour à l’air libre, au milieu de cet immense village de tentes et de bâches se vit comme une résurrection.

A Gaza, je verrai encore les défenseurs des droits de l’homme, des universitaires, des médecins, des humanitaires, le conseiller culturel français, Jean Mathiot, un Vosgien qui, lui aussi, plaide pour « la levée du blocus ». Et précise bien vite : « C’est la position officielle de la France ».

J’ai passé quelques jours seulement à Gaza où ma seule distraction aura été de fumer une chicha avec un ami. Je suis heureux de quitter cette terre maudite, de retrouver un pays qui ressemble à un vrai pays, avec une vraie vie. Je pense à tous ceux que je laisse derrière moi, cloîtrés, enfermés, pris au piège. « C’est le ghetto de Varsovie », m’avait prévenu Michel Warschawski, un militant pacifiste, fils de l’ancien grand rabbin de Strasbourg, installé en Israël depuis 1962. Le ghetto de Varsovie : pour un Juif, ces paroles ont du sens et ne sont pas prononcées à la légère. Elles rejoignent les chroniques de Gidéon Levy, le chroniqueur vedette de Haaretz, lorsqu’il écrit : « Je voudrais que les citoyens d’Israël sachent au moins ce qu’on est en train de faire en leur nom ».

Ludovic BASSAND