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Un pan du rideau de fumée se déchire

Les vieux parrains du nouveau Liban

par Alain Gresh, du Monde Diplomatique

mercredi 16 novembre 2005

Les vieux parrains du nouveau Liban
( Alain Gresh )

Venus de Saïda, au sud, de la plaine de la Bekaa, à l’est, de la région de Tripoli, au nord, de différents quartiers de Beyrouth, d’associations familiales ou caritatives, de la Ligue musulmane sunnite ou de journalistes, les messages de soutien se succèdent. Tous saluent sans restriction le nouvel élu, sa volonté de suivre la voie ouverte par son père, sa capacité à guider le Liban vers des lendemains meilleurs.

Dans le plus pur style soviétique, la télévision égrène, de longues minutes durant, ces panégyriques. Une voix off se félicite de ce soutien massif apporté à la décision de la « famille » de se donner un nouveau chef. Un groupe de députés, en présence de plusieurs anciens ministres, fait allégeance au nouveau patron. Dans les jours qui suivent, celui-ci est reçu pendant plus d’une heure par le président Jacques Chirac, adoubé par celui-ci puis accueilli dans son ranch par le président George W. Bush, en présence du prince héritier Abdallah d’Arabie saoudite.

Qui est donc ce sauveur suprême ? Un homme presque inconnu, présenté par le quotidien francophone L’Orient-Le Jour comme « un spécialiste en télécommunications », dont la biographie tient en quelques lignes.

Agé de 35 ans, M. Saad Hariri, le fils puîné du premier ministre assassiné le 14 février 2005, est diplômé de l’université de Georgetown, à Washington. Il était directeur général de Saudi Oger, une compagnie au chiffre d’affaires de 2 milliards de dollars qui emploie 35 000 salariés. Musulman sunnite, il est lié à la famille régnante en Arabie saoudite, et notamment au prince Abdelaziz Ben Fahd, fils du roi et puissant ministre d’Etat. Ses qualifications politiques ? Nul ne les lui demande.

Il n’a pas été désigné à son poste par un parti ou par une organisation. C’est « la famille » - un terme dont personne ici ne perçoit la connotation péjorative - qui, par un communiqué, a fait part de sa décision au bon peuple. Elle tient en deux points. D’abord, Mme Nazek Hariri, la veuve de l’ancien premier ministre Rafic Hariri, assumera « la supervision et la gestion de toutes les associations de bienfaisance et sociales que le martyr du Liban parrainait » ; d’autre part, son fils Saad « assumera la responsabilité et le leadership historique de toutes les affaires nationales et politiques afin de poursuivre la voie de la reconstruction nationale à tous les niveaux ».

A l’heure où l’on proclame la naissance d’un « nouveau Liban » démocratique, aucune voix ne s’élève pour exprimer au moins une certaine surprise face à cette succession de type féodal. Ni pour s’interroger sur la mise à l’écart de la sœur du défunt, Mme Bahia Hariri, pourtant députée et qui a joué un rôle de premier plan dans les mobilisations qui ont suivi l’assassinat de son frère.

Mais M. Saad Hariri a rassuré les journalistes qui lui tressent ses couronnes : « Rien ne changera, tout ce que faisait mon père, je le continuerai et nous continuerons sur son chemin pour ce qui concerne les organisations d’information et caritatives (1). » Cette remarque en a fait sourire plus d’un, dans un pays où tous les médias significatifs - y compris le très célèbre quotidien An-Nahar - et la plupart des journalistes influents ont reçu de généreux subsides de Rafic Hariri...

Paradoxe étrange : dans un pays où stationnaient près de 20 000 soldats syriens, les médias disposaient d’une liberté inconnue dans le reste du monde arabe, notamment dans les deux pays qui « parrainent » la transition démocratique au Liban, l’Egypte et l’Arabie saoudite. Deux interdits toutefois demeuraient puissants : le rôle des services secrets syriens et libanais ; la place de Rafic Hariri, de sa fortune et sa responsabilité dans les problèmes économiques et sociaux, notamment l’insondable dette du pays. Seul le premier de ces tabous est désormais levé...

Forte mobilisation populaire

Chacun le proclame haut et fort : le Liban a tourné définitivement la page de ses divisions. En quelques mois, les événements se sont accélérés à tel point que l’on réalise encore mal ce qui s’est passé. La décision du président Bachar El-Assad, à la fin août 2004, de faire prolonger de trois ans le mandat de son principal allié au Liban, le président Emile Lahoud, a servi d’accélérateur. Le diktat a surpris même les plus proches alliés de Damas, qui n’en ont été informés qu’à la dernière minute. En 1995, une mesure similaire avait permis au président précédent, M. Elias Hraoui, de régner trois ans de plus sans provoquer de forte hostilité, ni intérieure ni internationale. Mais le contexte a changé. La France et les Etats-Unis avaient décidé, depuis au moins le mois de juin, d’accroître la pression sur Damas (lire Improbable alliance entre Paris et Washington). Et, le 2 septembre 2004, le Conseil de sécurité de l’ONU vote - à la majorité minimale requise (neuf voix sur quinze) - la résolution 1559 qui enjoint aux troupes syriennes de quitter le Liban et qui appelle à un désarmement des milices (sous-entendu le Hezbollah et les groupes armés palestiniens).

On se souvient que, après quelques hésitations, le premier ministre Rafic Hariri avait démissionné, pour exprimer son opposition à la politique de Damas. Son assassinat le 14 février 2005, immédiatement attribué par la plupart des médias aux services secrets syriens, déclenche une forte mobilisation populaire autour de trois mots d’ordre : al-Haqiqa, c’est-à-dire la vérité (sur l’assassinat) ; la démission des chefs des services secrets libanais ; le départ des troupes syriennes. La mobilisation culmine le 14 mars 2005, dans une immense manifestation à Beyrouth, qui fait descendre dans la rue des centaines de milliers de Libanais. La réconciliation de toutes les communautés, maronite et sunnite, chiite et druze, est-elle en marche ?

Cette image d’une « révolution du Cèdre », analogue à la « révolution orange » en Ukraine ou à celle « des roses » en Géorgie, a été largement propagée par les médias nationaux et internationaux. Mais, comme toujours, elle tend à gommer l’histoire spécifique du pays, à ne le comprendre qu’à partir d’une grille de lecture simpliste : la lutte entre le bien et le mal, entre la démocratie et le totalitarisme. Nul doute que la majorité de la population en avait assez de la présence des troupes syriennes et de la multiplication des ingérences de Damas. Les erreurs successives commises par la direction syrienne, reconnues par le président Bachar El-Assad dans son discours du 5 mars annonçant le retrait de ses troupes, le poids des services de sécurité dans la vie intérieure ont aggravé le malaise et l’hostilité, malgré le rôle joué par la Syrie pour mettre fin à la guerre civile ou pour aider la résistance à l’occupation israélienne du sud du Liban.

Pourtant, l’observateur ne peut qu’être frappé par ce fait : les mêmes dirigeants responsables de la guerre civile, dont la plupart ont collaboré avec la Syrie avant de retourner leur veste, se maintiennent sur le devant de la scène. Pas une figure politique nouvelle n’est apparue ces derniers mois, et les Gemayel, Joumblatt, Hariri, Frangié, Chamoun, etc., continuent de dominer le jeu. Aucun d’entre eux n’avance la moindre proposition pour réformer un système politique fondé sur le confessionnalisme, le clanisme et la corruption. Leur seul slogan - « Les Syriens sont responsables de tous les maux du Liban » - s’alimente aux rumeurs les plus folles - 800 000 familles syriennes seraient branchées sur le réseau électrique libanais sans jamais payer leur consommation... Et la corruption ? « Nous l’attribuons aux seuls Syriens, confie un économiste, comme nous rejetions tous nos malheurs sur les Palestiniens en 1983. Et, du coup, personne ne s’interroge sur les sommes volées par des responsables libanais. Comment la dette a-t-elle pu passer, entre 1992 et 1998, sous le premier gouvernement Hariri, de 3 à 18 milliards de dollars ? »

Le Liban est organisé sur une base confessionnelle, un système qui remonte au lendemain de la première guerre mondiale, quand la France reçut de la Société des nations, en 1920, un mandat pour diriger le pays. Parmi les 17 confessions reconnues, les principales communautés sont, du côté chrétien, les maronites (catholiques), les Grecs orthodoxes et les Grecs catholiques ; du côté musulman, les sunnites et les chiites, auxquels il faut ajouter les druzes. La Constitution imposée par Paris en 1926 précise, dans son article 95 : « A titre transitoire et dans une intention de justice et de concorde, les communautés seront équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition des ministères. »

En fait, ce système, confirmé lors de l’indépendance, en 1943, garantit la domination politique de la communauté maronite. Par un accord non écrit, le président de la République est maronite, le premier ministre musulman sunnite et le président de l’Assemblée nationale chiite. La répartition des postes au Parlement se fait sur une base équivalente : six députés chrétiens pour cinq députés musulmans.

Clanisme et népotisme

Les accords de Taëf modifient cette proportion en plaçant à égalité chrétiens et musulmans, ces derniers représentant déjà une majorité démographique estimée à plus de 60 %. Signés en 1989, ils mettent fin, sous égide syrienne et internationale, à la guerre civile, qui a ravagé le pays à partir du 13 avril 1975 et fait des dizaines de milliers de victimes. Ils stipulent notamment que « l’abolition du confessionnalisme politique est un objectif national essentiel qui exige pour sa réalisation une action programmée par étapes ».

Il faudra, après l’élection du nouveau Parlement, « constituer une instance nationale sous la présidence du chef de l’Etat composée, en plus des présidents du Parlement et du conseil des ministres, de personnalités politiques, intellectuelles et sociales. La tâche de cette instance est d’étudier et de proposer les moyens susceptibles d’abolir le confessionnalisme et de les soumettre au Parlement et au conseil des ministres ». Une indication est aussi donnée sur les solutions, puisqu’il est proposé que, « après la mise en place du premier Parlement national non confessionnel, un Sénat sera créé où seront représentées les différentes familles religieuses et dont les pouvoirs seront limités aux questions primordiales ».

De nouvelles élections législatives se déroulent en 1992 et Rafic Hariri devient premier ministre, mais les réformes politiques sont gelées. La longue et brutale guerre civile, qui avait pour but essentiel d’en finir avec le confessionnalisme politique, a abouti au résultat inverse : la barbarie du conflit a forcé chaque individu à trouver refuge chez les siens (2). Les appartenances claniques ou religieuses protégeaient mieux que les filiations idéologiques. De plus, l’amnistie accordée après 1989 aux dirigeants des milices n’a pas permis à la société de faire un retour sur son histoire, accréditant l’idée que la guerre du Liban avait été « la guerre des autres » - celle des Palestiniens, des Israéliens ou des Syriens. Le système politique s’est enfermé dans un confessionnalisme plus contraignant qu’avant 1975, y compris pour de nombreux jeunes. « Nous ne nous mélangeons pas, reconnaît Ahmed, étudiant à l’Université américaine, une université pourtant réputée pour son caractère multiconfessionnel. Les amis se regroupent entre gens d’une même foi. Et si nous nous sommes mobilisés ensemble au lendemain de l’assassinat de Rafic Hariri, la méfiance a tendance à grandir : chacun s’interroge en silence pour savoir ce que l’autre pense, ce qu’il veut... » Aucune des mesures suggérées par les accords de Taëf n’a été mise en œuvre - sauf la suppression de la mention religieuse sur les cartes d’identité.

Tandis que les partis multiconfessionnels de gauche (Parti communiste, Organisation d’action communiste, etc.) s’affaiblissent, la plupart des autres formations s’organisent plus que jamais sur une base confessionnelle : Amal et le Hezbollah « représentent » les chiites ; les sunnites, privés de leader national, se sont regroupés autour de Rafic Hariri ; le Parti socialiste de M. Walid Joumblatt n’a de socialiste que le nom, caractérisé avant tout par l’appartenance druze de ses membres. Quant aux maronites, ils se sont « unis » depuis 2000 dans un groupe dit de Kornet Chahouan, qui regroupe les Forces libanaises d’extrême droite, le Courant patriotique du général Michel Aoun (rentré au pays début mai après un exil de près de quinze ans), l’ancien président de la République Amine Gemayel, le Parti national de la famille Chamoun et quelques élus indépendants.

Dans ce système, les fils succèdent aux pères, et les relations claniques comptent plus que les solidarités politiques. C’est vrai pour la vie publique comme pour les médias. Marginalisés et divisés depuis les accords de Taëf, les dirigeants traditionnels maronites ont vu leur rôle éclipsé par le patriarche Nasrallah Boutros Sfeir. Celui-ci est reçu à Washington et à Paris, en tant que représentant de « la communauté maronite ». Il est partie prenante de toutes les négociations en cours et donne son avis sur tout, y compris sur la loi qui organise les élections. Avec le conseil des évêques maronites, il la condamne, car les chrétiens « éliront seulement 14 de leurs députés, alors que les autres 50 députés seront élus par des musulmans grâce au système des listes (3) ». Ainsi, pour Mgr Nasrallah, le nouveau Liban devrait sans doute créer des collèges électoraux séparés, les maronites votant pour les maronites, les druzes pour les druzes, etc. Vous avez dit démocratie ?

Symbole de la « révolution du Cèdre » qui a secoué le pays au début de l’année, la place des Martyrs a servi de point de ralliement aux mobilisations en faveur du départ des troupes syriennes. S’y dresse un village de tentes, le « camp de la liberté », à l’image de ce qui s’est passé à Kiev ou à Tbilissi. Mais, alors que le retrait de l’armée syrienne s’achève le 26 avril, le lieu n’attire plus grand monde. Aujourd’hui, pourtant, quelques centaines de jeunes, pour la plupart étudiants, ayant abandonné le drapeau libanais pour celui des Forces libanaises (FL), appellent à la libération du « martyr de la liberté », M. Samir Geagea, qu’un député américain n’a pas hésité à comparer à M. Nelson Mandela (4).

Au même moment, dans les villes et les villages maronites, des cérémonies se déroulent pour exiger l’élargissement de l’ancien chef des FL en prison depuis onze années. Des dizaines de milliers de cierges sont allumés en faveur du « martyr ». Dix mille manifestants montent de Beyrouth et de ses environs vers Bkerké, dans la montagne, le siège du patriarcat maronite, au nord-est de Beyrouth. Une messe dite par le vicaire patriarcal général de l’Eglise maronite, Mgr Roland Aboujaoudé, clôture cette mobilisation.

Sait-on encore qui est M. Geagea ? Quelques lignes à peine dans un journal en langue anglaise (5) pour rappeler qu’il est responsable de l’assassinat de l’ancien premier ministre Rachid Karamé et de plusieurs de ses rivaux dans le camp chrétien, notamment Dany Chamoun, fils de l’ancien président Camille Chamoun, et celui de Tony Frangié (fils de l’ancien président Soleiman Frangié), de sa femme et de sa fillette de 3 ans. La loi d’amnistie de 1991 excluait les criminels de guerre dont les affaires étaient en cours d’instruction. M. Geagea fut le seul dans ce cas, et les FL insistent sur cette « injustice ». De nombreux autres criminels ne sont-ils pas aussi en liberté ? Si la Cour pénale internationale avait existé à ce moment, nul doute que nombre de responsables politiques actuels, aussi bien de l’opposition que parmi ceux que l’on appelle les loyalistes (fidèles à la Syrie), seraient traînés devant le tribunal de La Haye.

Les assassins de Sabra et Chatila

Mais le pays préfère oublier son histoire - la tentative d’élaborer un manuel commun d’histoire pour l’enseignement a été récemment abandonnée -, tant les visions du passé, et notamment de la guerre civile (1975-1989), divergent. « Nous ne connaissons pas cette histoire qui n’est pas au programme, admet Karim, un étudiant. Chacun apprend la version donnée par sa communauté et nous évitons d’en parler entre nous. » Aucune réconciliation sur ce sujet n’est amorcée. Pourtant, M. Geagea n’est pas seulement un criminel comme un autre. Il encouragea, comme son chef Béchir Gemayel, les troupes israéliennes à envahir le pays en juin 1982, sous la direction du général Ariel Sharon, alors ministre de la défense. Lors du début du siège de Beyrouth-Ouest par Tsahal, Béchir Gemayel expliquait aux Israéliens l’aide qu’il leur apportait : « Nous avons commencé en coupant l’eau et l’électricité. Nous sommes prêts à aller beaucoup plus loin, même militairement s’il le faut. Si la bataille de Beyrouth ne peut se faire qu’avec nous, je combattrai à vos côtés. Mais je pourrai vous fournir une aide plus complète quand le pouvoir sera entre nos mains (6). »

Béchir Gemayel sera effectivement élu président, le 23 août 1982, à l’ombre des chars israéliens, avant d’être assassiné le 14 septembre. Son frère Amine lui succédera, élu dans les mêmes conditions. A l’époque, la « communauté internationale » ne se soucie guère du fait que ces deux scrutins se soient déroulés sous la garde des chars israéliens. Entre-temps, du 16 au 18 septembre, se déroulent les massacres de Sabra et de Chatila, plusieurs milliers de Palestiniens, femmes, enfants, vieillards, tués dans des conditions atroces.

Opérés sous protection de l’armée israélienne, ces crimes contre l’humanité ont été perpétrés sous la direction de deux responsables des Forces libanaises, Elie Hobeika, assassiné dans des conditions mystérieuses le 24 janvier 2002 (7), et M. Geagea. Peut-on s’étonner que sa libération annoncée fasse frissonner les camps palestiniens ? « L’armée libanaise est incapable de protéger les travailleurs syriens victimes d’exactions ces dernières semaines, explique M. Marwan Abdallah, un des responsables du camp de Mar Elias, situé dans Beyrouth même. Comment serait-elle capable de nous défendre nous ? »

Depuis le 14 février, en effet, les attaques contre des travailleurs syriens - ils sont des centaines de milliers à assurer les travaux les moins payés, dans le bâtiment ou l’agriculture - se sont multipliées, nombre d’entre eux ont été tués, provoquant un exode qui a paralysé plusieurs secteurs économiques. Amnesty International a lancé un appel au gouvernement pour qu’il punisse les coupables (8).

Si la peur des Palestiniens est sensible, la joie d’une majorité de Libanais de s’être débarrassés de la Syrie et d’avoir obtenu la création d’une commission d’enquête sur les circonstances de l’assassinat de Rafic Hariri cache mal les inquiétudes pour l’avenir.

Loin d’être réconciliées, les communautés s’observent avec méfiance. L’absence de projet clair pour la réforme du pays a caractérisé les grandes mobilisations et les divisions sur la loi électorale le confirment, chacun tendant à préserver les intérêts de « sa » communauté. Les propositions d’introduire une dose de proportionnelle pour « ouvrir » le système ont été rejetées par toutes les forces - à l’exception d’Amal et du Hezbollah.

Joseph Samaha, du quotidien Al-Safir, est l’un des rares éditorialistes à ne pas avoir sombré dans une vision idyllique. « Nous n’avons pas assisté à l’émergence d’un sens nouveau de l’unité nationale, mais plutôt à des démarches parallèles des différentes communautés qui ont créé l’illusion optique de l’unité. »

Ainsi, ce qui a fait descendre les sunnites massivement dans la rue le 14 mars, c’était autant la volonté de connaître la vérité sur l’assassinat de Rafic Hariri que la peur suscitée par la grande manifestation chiite du Hezbollah le 7 mars : celle-ci avait regroupé plusieurs centaines de milliers de personnes, dont nombre de déshérités des quartiers sud de la capitale qui s’étaient « emparés » d’un centre-ville réservé à la bourgeoisie sunnite ou chrétienne.

Retour au confessionnalisme

Dans un taxi collectif, le chauffeur et un autre passager chantent les louanges de la France, mais me mettent en garde : « N’allez pas dans les quartiers chiites, ils pourraient vous égorger s’ils savaient que vous êtes français ou américain. Les chiites ne sont pas des musulmans. Pour 1 dollar, vous pouvez les acheter... » Quelques jours auparavant, le Hezbollah avait effectué une descente discrète au siège d’une association chiite caritative pour détruire des pamphlets incendiaires que celle-ci distribuait, et qui accusaient les sunnites de tous les maux.

Le fossé entre sunnites et chiites est plus profond que jamais et les images de mosquées chiites cibles d’attentats en Irak ont approfondi les clivages. La politique américaine dans ce pays, fondée sur les divisions ethnico-religieuses (chiites, sunnites, Kurdes, etc.), avive au Liban les peurs d’un « complot » visant à diviser la région : « Le Liban confessionnel représente l’idéal que les Etats-Unis veulent appliquer à toute la région pour la diviser et l’affaiblir », s’inquiète un intellectuel. Un sondage illustre les lignes de clivage qui séparent les communautés (9). Une des questions importantes posées pour l’avenir est celle du désarmement du Hezbollah. Alors que les maronites sont presque unanimes à approuver cette demande, 31 % des sunnites et 79 % des chiites s’y opposent. Les premiers admettent l’engagement américain et français dans les affaires libanaises, mais la grande majorité des sunnites et des chiites la rejettent.

Paradoxalement, explique Joseph Samaha, les maronites pourraient être les grands perdants de la nouvelle donne : « Les chrétiens se sont réjouis de voir le drapeau libanais brandi par tous durant les manifestations. Mais ceux qui ont déployé ces drapeaux vont demander leur part du pouvoir. Et quand l’horizon de l’action n’est pas la citoyenneté mais un système fondé sur un équilibre confessionnel, il est normal que les communautés les plus nombreuses, notamment chiite et sunnite, réclament une plus grande part du pouvoir. La fin des luttes confessionnelles n’est pas pour demain. »

Alain Gresh, Le Monde diplomatique de juin 2005
http://www.aloufok.net/article.php3?id_article=2633

Notes :

(1) Al-Hayat, Beyrouth, 22 avril 2005.
(2) Pour une histoire du conflit, lire Elizabeth Picard, Liban, Etat de discorde, Flammarion, Paris, 1988.
(3) The Daily Star, Beyrouth, 12 mai 2005.
(4) An-Nahar, Beyrouth, 22 avril 2005
(5) The Daily Star, 21 avril 2005.
(6) Cité par Alain Ménargues, Les Secrets de la guerre du Liban, Albin Michel, Paris, 2004, p. 305.
(7) Il se préparait à témoigner devant une cour belge sur les massacres de Sabra et de Chatila et sur le rôle qu’y a joué M. Ariel Sharon.
(8) Lire la déclaration d’Amnesty International, du 21 avril 2005, « Lebanon : Stop attacks on Syrians workers and bring perpetrators to justice ».
(9) The Daily Star, 21 avril 2005.