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Source : Dominique Vidal - Le Monde Diplomatique

« Israël-Palestine, ce qui bouge »

Jeudi, 24 septembre 2009 - 10h14 AM

jeudi 24 septembre 2009

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Rarement la situation au Proche-Orient a été aussi contradictoire. Sur le terrain, la politique israélienne paraît étouffer tout espoir. En revanche, au plan international, un (timide) espoir s’affirme.

Sur le fond, il n’y a rien là de nouveau : la « communauté internationale » (avec des guillemets) est à l’origine du conflit israélo-palestinien et il lui revient donc de le résoudre. Sauf que, jusqu’ici, les peuples en présence conservaient des possibilités de peser sur le processus. Ce n’est plus le cas actuellement, et cette réalité nouvelle doit nous faire réfléchir sur notre action.

Tel est le « fil rouge » que je développerai en abordant successivement les impasses en Israël et en Palestine, les mouvements dans le champ international. Il va de soi que, me limitant à une quarantaine de minutes, je n’aborderai pas un grand nombre d’autre dimensions, même importantes, du conflit.

1) Radicalisation en Israël

Le durcissement d’Israël – et au-delà de sa société – ne date pas de 2009. Il remonte – au moins – à l’assassinat d’Itzhak Rabin et au sabotage par Ehoud Barak des négociations de Camp David ainsi qu’à la seconde Intifada avec notamment ses attentats-kamikazes. Mais il est vrai qu’il s’est considérablement aggravé avec l’opération militaire contre Gaza.

Le gouvernement issu des élections de février 2009 est un des plus extrémistes de l’histoire pays. Benjamin Nétanyahou a en effet choisi d’y faire figurer tous les courants existant à droite du Likoud. Outre l’extrême droite traditionnelle, laïque et religieuse, la coalition compte le parti russe Israël Beteinou, dont le leader, Avigdor Lieberman, devenu vice-Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, a pris la tête de la bataille contre la citoyenneté des Palestiniens israéliens. La politique menée par ce cabinet ultra comporte peu de nuances : refus de l’Etat palestinien et des négociations censées y mener, développement de la colonisation, poursuite de la construction mur, blocus de Gaza, renforcement d’une armée discréditée par ses échecs militaires en vue des guerres de demain et, à cette fin, appauvrissement brutal des catégories défavorisées arabes et juives… Cette radicalisation à droite caractérise l’Etat, mais aussi la société israélienne. Car le nouveau pouvoir apparaît, hélas, largement représentatif des citoyens : le choix électoral se confirme dans la plupart des sondages, qui expriment un soutien très majoritaire à la ligne dure des autorités ainsi qu’une défiance à l’égard des Palestiniens de l’Extérieur comme de l’Intérieur, avec un désir également majoritaire de priver ces derniers de leurs droits, voire d’aboutir à leur expulsion. Selon la dernière enquête, 53 % Israéliens soutiennent la politique de Nétanyahou et même 66 % s’agissant de la colonisation de Jérusalem-Est.

Où sont passés tous ces Israéliens qui, depuis trois décennies, acceptaient - au moins verbalement – la perspective du retrait des Territoires occupés et de la création d’un Etat palestinien ? Sur lancée de la seconde Intifada, plusieurs facteurs récents expliquent leur disparition (ou leur silence), à commencer par la psychose née de la guerre du Liban, des massacres de Gaza et de la « menace » iranienne, soigneusement entretenue par une manipulation médiatique sans précédent – jusqu’à l’interdiction faite aux journalistes de se rendre sur le terrain…

Mais la clé, ici comme ailleurs, c’est surtout l’absence de toute alternative politique et idéologique. La reprise en mains du parti travailliste par Ehoud Barak, sa transformation en instrument de l’opération contre Gaza et sa participation honteuse au gouvernement de Nétanyahou ont non seulement privé l’électorat de gauche de tout choix, mais aussi anesthésié la large fraction du mouvement pacifiste qui s’inscrivait dans la mouvance travailliste. Le positionnement du parti ne constitue pas seulement un reflet du glissement à droite de la société : il accentue celui-ci et marginalise le camp de la paix qui perd certains de ses appuis. Pour reprendre l’image de notre ami Michel Warschawski, la « petite roue » radicale n’entraîne plus la « grande roue » modérée.

Si bien que le « mieux » qu’on puisse attendre, ce serait le remplacement de la coalition actuelle par une formule d’union nationale, l’extrême droite en étant exclue au profit du parti Kadima de Tzipi Livni. Il n’y aurait évidemment rien à attendre d’une pareille substitution : elle reconstituerait… la bande des Trois responsable de l’horreur de Gaza ! Une telle équipe serait évidemment incapable de répondre aux grands défis auxquels Israël est confronté : défi stratégique, démographique et celui de l’isolement international.

2) Divisions en Palestine

Il s’agit de la principale victoire de la stratégie israélienne depuis des dizaines d’années : le mouvement national palestinien est durablement fracturé entre le Fatah et le Hamas, les autres courants n’ayant pas – ou peu – de visibilité politique. Contrairement aux analyses se focalisant sur la dimension religieuse de ce face à face, l’opposition semble aussi et sans doute d’abord politique : la première raison du basculement électoral de janvier 2006 relève de l’échec de la stratégie de l’Autorité palestinienne dans les cadre des accords d’Oslo et, au-delà, sur la base du choix politico-diplomatique de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à la fin des années 1970.

Si les Palestiniens ont voté majoritairement pour le Hamas, c’est qu’ils avaient le sentiment – justifié – de n’avoir pas obtenu grand chose par la voie des négociations telles que l’OLP les a conduites. Au contraire : le processus de paix s’est mué en processus de colonisation. Force est de reconnaître que la voie de la lutte armée, y compris celle des actions terroristes, ne leur a pas non plus apporté grand chose : non seulement elle a radicalisé l’opinion israélienne, porté atteinte à l’image internationale des Palestiniens et ainsi facilité la politique répressive d’Ariel Sharon, mais elle a « brutalisé » pour longtemps la société palestinienne – en Algérie, on observe les conséquences d’un phénomène de ce type encore aujourd’hui, quatre décennies après la fin de la guerre d’indépendance.

Autre motivation forte : le spectacle choquant de la gabegie, de la corruption et de l’impuissance de la bureaucratie de l’Autorité palestinienne. Nous devrions le dire clairement : ces maux n’ont pas l’échelle atteinte en France et dans la plupart des Etats occidentaux. Reste que, dans une société où 50% des habitants – plus de 80 % à Gaza - vivent avec moins de deux dollars par jour, cette dégénérescence suscite naturellement de la colère. L’expérience de près de quatre ans de pouvoir du Hamas, surtout depuis le coup de juin 2007, laisse craindre que le mouvement islamiste ne fasse guère mieux, surtout dans les conditions du blocus. D’autant qu’à Gaza, il s’inscrit de plus en plus clairement dans un effort d’islamisation profondément nocif, y compris pour lui…

Bref, la division à la fois géographique et politique qui recoupe la ligne de partage entre les deux composantes majeures du mouvement national palestinien va de la stratégie à la politique, de la religion à l’idéologie. Cette division n’est pas conjoncturelle, mais structurelle, profonde et sans doute durable. Leur stratégie est exclusive et non inclusive. Cela va jusqu’aux arrestations des deux côtés. Va-t-il falloir bientôt comptabiliser ces prisonniers dans les « statistiques » des détenus politiques ?

La stratégie occidentale, imposée par Israël, a bien sûr élargi le fossé. Elle a poussé d’un côté le Fatah à tenter de reprendre par la force le pouvoir qui lui avait échappé par les urnes, et de l’autre le Hamas à se radicaliser pour le garder, les éradicateurs de part et d’autre jetant de l’huile sur le feu…

Hélas, non seulement les élections présidentielle et législative, dans le cadre d’une normalisation possible, ne sont pas en vue, mais les deux mouvements continuent de s’enfoncer dans cette logique suicidaire. Le Congrès du Fatah d’août dernier, au-delà du discours sur le droit à la résistance et de l’élection de Marwan Barghouti à la direction, n’a pas remis en cause la priorité à la lutte contre le Hamas, dont la promotion de Mohamed Dahlan et de ses proches offre un indice. Sans oublier celle de « sécuritaires » et de corrompus – et quand l’un d’eux doit quitter la direction par la porte des urnes, il revient par la fenêtre de l’OLP… Quant au Hamas, malgré la réaffirmation positive de la perspective d’un Etat palestinien dans les Territoires occupés en 1967, autour de laquelle les deux mouvements pourraient se retrouver, il poursuit sa répression contre les militants du Fatah – qui fait de même en Cisjordanie - et accentue l’islamisation, forcée et non forcée, de la société gazaouie. Et le blocus contribue en son sein à la poussée des radicaux face aux pragmatiques.

Même si des sondages récents indiquent une évolution du rapport des forces électoral au détriment du Hamas, il serait illusoire d’imaginer une réunification rapide : le fossé est trop substantiel et trop large. Bref, l’unité nationale, possible sur la base du « Document des prisonniers », s’est évanouie.

D’où, là aussi, des tentatives qui se manifestent pour échapper à l’échec des deux « piliers » du mouvement. C’est vrai des efforts de la « gauche » palestinienne comme du mouvement de résistance non-violente, dont la répression par les Israéliens souligne l’importance, mais aussi de la perspective proposée par Premier ministre Salam Fayyad.

Reprenant l’idée plusieurs fois avortée de proclamer l’Etat palestinien, Fayyad propose de bâtir ce dernier sous occupation. Il ne serait pas sérieux d’étiqueter purement et simplement cette tentative comme « collabo » : hier encore inconnu, Fayyad devient populaire grâce aux améliorations apportées à la vie quotidienne en Cisjordanie - mais surtout au profit d’une minorité aisée et souvent corrompue dans la mouvance de l’Autorité.

La stratégie bâtie à partir de cette expérience comporte évidemment des risques, à commencer par celui d’alimenter l’illusion de la « paix économique » opposée par Nétanyahou à l’exigence d’un Etat palestinien. En même temps, l’idée – pas nouvelle, je le répète – de proclamer l’Etat dans les frontières de 1967 exprime la volonté d’imposer l’entité juridique palestinienne sur la scène internationale et fait débat en Palestine. Mais elle comporte un autre danger : le lien entre le « gel » des colonies – au mieux quelque temps – et la proclamation d’un Etat « malgré » celles-ci débouche sur un possible statu quo ensuite. « Vous avez votre Etat ! », s’entendront dire les Palestiniens, tandis que les pays arabes pourront nouer ou développer sans condition nouant leurs relations avec Israël. Ceux qui interprètent ainsi Fayyad - à tort ou à raison, car il reste difficile de juger son projet aujourd’hui - demandent toutefois avec raison : pourquoi proclamer l’Etat dans deux ans, et non pas dès maintenant ?

3) Obama à la manœuvre

Cette double impasse, en Israël et en Palestine, le confirme : la solution, si elle doit intervenir, dépend essentiellement de la communauté internationale (sans guillemets) - opinions, partis et associations, mais aussi des gouvernements et organisations où ils dialoguent, en premier lieu l’Organisation des Nations unies (ONU). C’est sur ce terrain que le principal changement s’est produit, avec l’élection de Barack Obama. Il faut le souligner d’emblée : aussi positives que puissent être certaines dimensions de l’action du nouveau président des Etats-Unis, on ne saurait en embellir les objectifs. Il l’a d’ailleurs dit clairement dès son discours d’investiture : il s’agit pour lui de rétablir le leadership américain, menacé par les aventures de George W. Bush et leurs conséquences sur la scène internationale. Autrement dit, la rupture entre eux ne porte pas sur le but, mais sur les moyens de l’atteindre : le soft power remplace le hard power (sauf en Afghanistan, où Obama a renforcé la présence militaire US).

Cette évolution est plus sensible au Proche-Orient que partout ailleurs. Les bourbiers irakien et afghan et, indissociablement, les ambitions de l’Iran menacent l’hégémonie américaine sur toute la région. Pour rétablir celle-ci et donc tenter de trouver une solution aux conflits où Washington s’enlise, il apparaît indispensable d’avancer sur dossier israélo-palestinien. Ce retour à l’idée de centralité de ce conflit par rapport aux autres, dans la région et au-delà, doit beaucoup au rapport bipartisan Baker-Hamilton.

Dans l’attente du « plan de paix » qu’Obama devrait proposer très prochainement à l’Assemblée générale de l’ONU, un certain nombre de discours et de gestes méritant d’être appréciés, à commencer par la nomination comme envoyé spécial au Proche-Orient de George Mitchell, « bête noire » des Israéliens en raison de son rapport de l’automne 2000 sur leurs responsabilités dans l’éclatement de la seconde Intifada. Puis vint le discours du Caire, avec notamment la dénonciation de la colonisation et la formulation ouverte sur le Hamas marquaient une avancée significative – le président n’utilisait plus le mot « terroriste » et reconnaissait le soutien populaire dont jouit le mouvement islamiste. Depuis, Obama a frappé par sa fermeté face à Nétanyahou sur la colonisation, y compris à Jérusalem-Est – il est vrai que l’extension des grands blocs empêcherait Jérusalem-Est de devenir la capitale de l’Etat palestinien et plus largement la création même de ce dernier… Reste à vérifier que l’administration US ne flanchera pas, et surtout traduira ses discours en actes. Les Cassandres annoncent sans attendre qu’il n’en sera rien. Parce que le nouveau président est piégé en Irak et en Afghanistan. Parce qu’il se trouve en difficulté sur sa réforme de la santé. Parce qu’il ne pourra pas tenir bon face au lobby pro-israélien…

Indiscutablement, les tergiversations d’Obama sur le retrait d’Irak et sa fuite en avant en Afghanistan l’ont placé dans une situation complexe. Mais raison de plus pour réussir à relancer le processus de paix israélo-palestinien, sur la base d’une véritable avancée fondée sur le droit international. Indiscutablement aussi, la croisade démagogique lancée par les conservateurs a porté un coup à l’idée de financer l’accès aux soins de tous les Américains – comme par hasard, les inconditionnels d’Israël figurent parmi les animateurs de cette campagne. Mais, là encore, raison de plus pour engranger des succès au Proche-Orient sur la question palestinienne, dans l’effort de détente avec l’Iran et la Syrie comme sur le désarmement nucléaire. Notable est l’exigence nouvelle du Département d’Etat de voir Israël signer le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP).

La question du lobby est évidemment importante. Mais il s’agit sans doute de celle sur laquelle Obama a manœuvré avec le plus d’efficacité. Il a encouragé la naissance et l’essor remarquable d’un lobby alternatif, J-Street, qui mobilise sur la perspective de deux Etats. Simultanément, il exercé une forte pression sur le lobby traditionnel.

L’argumentation d’Emmanuel Rahm, chef du cabinet de la Maison Blanche, au cours de réunions « privées » avec l’AIPAC a dépassé le conflit israélo-palestinien : il a insisté sur les risques que comporte la défense des intérêts d’Israël contre ceux des Etats-Unis pour la situation même des juifs américains. De fait, non seulement le vieux lobby ne semble guère se mobiliser pour soutenir la politique de Nétanyahou, mais il éprouve de grandes difficultés à convaincre une partie significative des Représentants et des Sénateurs à contester celle d’Obama.

Encore une fois, les sondages sont des sondages… Mais celui commandé par J-Street au printemps 2009 indiquait que 72 % des juifs américains convenaient que la solution deux États leur semblait conforme à l’intérêt national américain et que 60 % entre eux s’opposaient à l’expansion des colonies en Cisjordanie. Selon un autre sondage, 69 % des juifs américains condamnaient les idées défendues par Lieberman. Et 75 % se déclaraient en faveur de pressions éventuelles de Washington sur Israël, dont la diminution du montant de l’aide américaine afin que l’Etat hébreu fasse la paix avec les Palestiniens.

Cette évolution va peut-être au-delà de la conjoncture. Ainsi le milliardaire Charles Bronfman, pilier du lobby, s’inquiète publiquement que le conflit d’Israël avec les Palestiniens ruine ses relations avec les jeunes juifs de la diaspora : « Maintenant tout le monde se préoccupe des Palestiniens. Maintenant, nous sommes des occupants, des agresseurs, qui vivent par l’épée. C’est comme ça que les médias nous voient, et cela a de l’effet sur la population en général et les Juifs en particulier. » Et le sociologue Steven M. Cohen constate que ces derniers sont « moins engagés en faveur d’Israël » : selon ses enquêtes, seuls 54 % d’entre eux sont à l’aise avec l’idée même d’Etat juif contre 80 % de leurs aînés…

Bref, un coin a sans doute été enfoncé dans le système d’influence dénoncé par le rapport de John J. Mearsheimer et Stephen M. Waltvi, expliquant pour une grande part le refus d’Obama de se laisser enfermer dans la dialectique de Nétanyahou – du moins jusqu’ici.

4) L’Europe à contre-temps

Ces dernières années, quiconque critiquait la passivité, voire la lâcheté de l’Union européenne (UE) s’entendait répondre : « L’Union n’en pense pas moins sur Proche-Orient, mais elle craint de s’opposer à l’Amérique ». Faut-il croire que la situation se serait retournée ? Alors que Washington semble vouloir relancer le processus de paix, Bruxelles rechigne… à suivre !

Pire : le 8 décembre 2009, le Conseil des ministres des Affaires étrangères a décidé, contre l’avis du Parlement, de « rehausser » les liens avec Israël, transformant ce dernier en quasi membre de l’UE, au mépris des résolutions de l’ONU, du droit international et, au passage, de l’article 2 de l’accord association. Bernard Kouchner a poussé à la roue dans ce sens. Mais les massacres de Gaza ont remis les pendules à l’heure et remis en cause le choix de décembre, apparu comme un « feu vert » au déferlement de violence. Mais ils n’ont pas arrêté de nombreux projets euro-israéliens dans le cadre de la Politique européenne de voisinage. Ni la participation d’Israël aux manœuvres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN).

Tout cela s’explique. L’élargissement de l’UE aux Etats d’Europe centrale et orientale a déplacé le centre de gravité géographique et donc politique de l’Union, au profit de dirigeants néo-libéraux aussi pro-israéliens que leurs prédécesseurs communistes étaient pro-arabes – parfois sans rien connaître du dossier Mais, même en Europe occidentale, les changements intervenus dans plusieurs pays, en premier lieu l’Allemagne, l’Italie et la France, ont modifié l’attitude de ceux qui impulsaient jusque-là la politique proche-orientale de l’UE. Pourtant, malgré ce contexte structurel très difficile, le caractère criminel de l’action du gouvernement israélien, l’arrogance avec laquelle il sabote toute recherche de la paix et la colère d’une partie significative de l’opinion publique mondiale commencent à faire bouger les lignes. Haut représentant de l’UE pour la politique étrangère et de sécurité commune (PESC), Javier Solana a déclaré cet été que le Conseil de sécurité de l’ONU devrait imposer un règlement incluant la reconnaissance de l’Etat palestinien indépendant si impasse persistait dans le processus de paix. « Après une date butoir, le Conseil de sécurité devrait proclamer qu’il adopte la solution de deux Etats. Ceci devrait inclure tous les paramètres : frontières de cet Etat, réfugiés, Jérusalem et arrangements de sécuritévii. » Difficile, soit dit en passant, de ne pas observer la « coïncidence » entre cette prise de position et celle, évoquée plus haut, de Fayyad…

D’autant que Solana a fait entendre à nouveau sa voix après l’annonce récente du feu vert israélien à de nouvelles constructions dans les colonies : « Les négociations avec Israël ne sont pas terminées et nous avons encore quelques semaines devant nous, et j’espère beaucoup que nous serons en mesure d’obtenir un changement de la position » israélienne sur les colonisations lors de l’assemblée générale de l’ONU, fin septembre, à New York. Or la présidence actuelle de l’UE a abondé dans le même sens : le chef diplomatie suédoise Carl Bildt a indiqué que les Européens « soutenaient pleinement l’approche américaine, notamment sur les colonies » qui « sont illégales et constituent un obstacle au processus de paix ».

Si l’UE donne ainsi des signes de changement, c’est sans doute aussi parce que certains Etats européens, en son sein et en dehors, s’engagent plus fortement. Ainsi de la Norvège, dont le fonds souverain, premier investisseur dans les Bourses européennes, a choisi de désinvestir de la société israélienne Elbit, qui a fourni le système de surveillance pour le mur déclaré illégal par la Cour internationale de justice (CIJ) en juillet 2004. « Nous ne souhaitons pas financer des entreprises qui contribuent si directement à des violations du droit humanitaire international », a expliqué la ministre norvégienne des Finances Kristin Halvorsen.

Il est temps que l’UE relaie ces initiatives et fasse directement pression sur Israël. Selon le journaliste Akiva Eldarix, en général très bien informé, l’UE pourrait se prononcer prochainement pour une reprise des négociations dès octobre et en vue de l’établissement d’un Etat palestinien dans les deux ans - une sorte de « pré-reconnaissance » de la Palestine. Ces négociations se concentreraient sur la définition de ses frontières définitives et donc de celles d’Israël, sur la base des frontières de 1967, toute modification devant procéder d’un échange de territoires.

La même source européenne, explique Eldar, ajoute que le refus de Nétanyahou de négocier sur Jérusalem et les réfugiés ne devrait pas entraîner de report de la création de l’Etat. De même, ses exigences de voir les Palestiniens reconnaître Israël comme « Etat du peuple juif » et les Arabes normaliser sans attendre leurs relations ne sauraient constituer des pré-conditions à la reconnaissance internationale de la Palestine.

On sait qu’une rencontre Obama-Nétanyahou-Abbas a finalement été annoncée dans le cadre de l’Assemblée générale de l’ONU. Mais la Maison Blanche n’a pas obtenu d’Israël l’accord espéré sur le gel des colonies. Dans ces conditions, sur quoi débouchera le « sommet » de la semaine prochaine. Beaucoup dépendra des pressions qu’exerceront Washington et Bruxelles. La proposition Solana que l’ONU s’engage à admettre l’Etat palestinien d’ici à deux ans aurait, selon Eldar, reçu le feu vert de l’administration américaine : ce serait évidemment un immense pas en avant… s’il est fait.

5) Sarkozy à contre-courant

Dans ce contexte, on mesure la gravité du tournant pris par la politique proche-orientale de la France depuis l’assassinat de Rafic Hariri, et que Nicolas Sarkozy a accentué. Certes, ni Jacques Chirac dans les deux dernières années de son second mandat, ni Sarkozy depuis n’ont formellement modifié le cadre proposé par France pour la solution du conflit : le retrait Israël des Territoires occupés en 1967 et l’établissement d’un Etat palestinien avec Jérusalem-Est pour capitale. Mais comment nier que l’Elysée et le Quai d’Orsay répètent cette « doxa » d’une manière routinière qui contraste avec l’enthousiasme de leurs déclarations répétées d’amitié pour Israël ?

Or ces dernières ne constituent pas seulement des paroles verbales : elles se traduisent par une coopération de plus en plus étroite avec Israël, voire un appui politico-diplomatique comme lors de l’offensive contre Gaza. Sarkozy prétend que cette proximité permet de mieux peser sur le gouvernement israélien. Il ne s’en cache pas : il entend rompre avec la politique passée qui, selon lui, n’a débouché sur rien, et activer des « leviers positifs ». En réalité, son rapprochement avec Israël n’a même pas permis au président de la République d’obtenir la grâce de Salah Hamouri. Mais il est vrai que, fidèle au « deux poids deux mesures », Sarkozy a été beaucoup plus vocal s’agissant Guilad Shalit. A preuve le premier geste du nouvel ambassadeur de France : se rendre au domicile des Shalit pour remettre une lettre du président de la République pour l’anniversaire de Guilad…

Si franc qu’il a perdu son poste, le premier porte-parole du président, David Martinon, avait avoué sans ambages le 22 novembre 2007, devant les dirigeants du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) : la France et Israël vivent une nouvelle « lune de miel ». Et le bulletin communautaire de préciser : « Il n’a pas exclu une comparaison avec la période précédant la guerre des Six jours. » Ancien ambassadeur France Israël, Jean-Michel Casa refuse, lui, l’idée de retour à un « âge d’or », mais il affiche sans moindre précaution le « tournant » intervenu, qualifiant même la première année consécutive à l’élection de Sarkozy d’« annus mirabilis » pour l’amitié franco-israélienne.

Le tournant en question paraît d’autant plus profond qu’il s’inscrit dans un tournant général de la politique extérieure française, qui marque une rupture majeure avec celle conçue et mise en œuvre par le général De Gaulle. L’alpha et l’omega du nouvel hôte Élysée - le rapprochement, à contre-courant, avec une administration Bush finissante - se traduira, début mai 2009, par la réintégration de la France au sein du commandement militaire intégré de l’OTAN. Entre-temps, Sarkozy a donné tous les gages exigés : autocensure sur l’Irak, participation à l’aventure afghane, position particulièrement agressive face à l’Iran sur la question nucléaire, campagne anti-chinoise, soutien ouvert à la « majorité » libanaise, etc. Seule son intervention dans le conflit russo-géorgien aura sans doute déplu à la Maison Blanche d’alors, mais le chef de l’Etat n’y faisait que défendre les intérêts de l’UE qu’il présidait alors pour six mois.

Avec l’élection d’Obama, Sarkozy plus bushiste que Bush se trouve pris à contre-pied. Plus il peine à s’adapter à son nouvel homologue américain, et plus il en subit la concurrence. C’est à mon avis d’abord dans ce cadre que s’inscrivent – et s’expliquent – les zigzags de la politique proche-orientale de Paris.

Dans son discours annuel à la conférence des ambassadeurs, le 26 août dernier, le président de la République a déclaré à propos du conflit israélo-palestinien : « Je conteste l’idée que ce serait un conflit régional. Ce conflit concerne le monde entier et il est temps de régler ce conflit. Chacun connaît parfaitement les paramètres de la paix et le chemin qui y conduit est balisé. Là aussi, il ne faut plus attendre. Attendre quoi ? Plus de morts ? Plus de souffrance ? Qui pourrait dire, ici comme ailleurs, que dans quelques années la solution sera plus simple ? Et est-ce que l’on n’a pas suffisamment attendu ? (…) Je souhaite que la rencontre, aujourd’hui même, entre le Premier ministre d’Israël et l’envoyé du président des Etats-Unis débouche. Débouche sur quoi ? Chacun connaît mon amitié pour Israël, et je le dis comme je le pense : débouche sur un gel précis et complet de la colonisation. Les vrais amis d’Israël doivent lui dire la vérité. La vérité, c’est qu’il n’y aura pas de paix avec la poursuite de la colonisation. Alors cela peut plaire ou ne pas plaire, mais quand on est un ami, on est un ami exigeant et un ami franc. »

On ne peut que se réjouir de la fermeté de ce discours et de cette volonté d’action… d’autant qu’elles succèdent à un silence, voire une paralysie, de plusieurs mois. La colère de l’opinion publique pendant et après l’horreur de Gaza et la concurrence d’Obama pèsent sans doute lourd dans cette inflexion nouvelle. Tempérée, toutefois, par la nomination de Valérie Hoffenberg, directrice d’« American Jewish Committee-France », comme « représentante spéciale de la France pour la dimension économique, culturelle, commerciale, éducative et environnementale du processus de paix au Proche-Orient »…

Si cette analyse d’ensemble est juste, alors nos responsabilités apparaissent considérables : il nous revient, non d’entraîner des franges de l’opinion, mais d’animer un mouvement suffisamment puissant et donc large pour contribuer à infléchir la politique de la France et du même coup celle de l’Europe. C’est un objectif ambitieux : il s’agit à la fois d’accompagner avec vigilance la relance du processus paix par Washington et de permettre à Bruxelles de jouer un rôle moteur.

Introduction au débat du Conseil national de l’AFPS, présentée par Dominique Vidal, du Bureau national