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Source : The Electronic Intifada

La logique trompeuse de « la paix par l’économie »

par Sami Aburoza

jeudi 11 septembre 2008

La création de l’Autorité palestinienne (AP) a détourné la majeure partie de l’énergie des Palestiniens des tâches classiques et essentielles d’un mouvement de libération, vers une concurrence interne pour des positions de « gouvernement ».

Je suis souvent frappé par ce terrible contraste entre les sommmes infinies de conseils et de recommandations prodiguées par les acteurs et les « experts » internationaux omniprésents dans l’aide fournie aux Palestiniens pour améliorer leur situation, et l’absence d’actes, de réactions ou de prises de mesures de la part de ces mêmes acteurs face à l’incroyable brutalité, étalée au grand jour, de la politique coloniale d’Israël. Ce qui est le plus troublant — en dépit de l’asymétrie évidente entre les deux parties en conflit — est le fait que ces personnes qualifient de la même façon les actions des deux côtés comme soit fausses soit bonnes, les 50% du bon côté de la balance équilibrant les 50% du mauvais côté, le tout aboutissant à un résultat nul, comme s’il s’agissait d’une simple équation, juste une affaire d’arithmétique.

Cette approche « équilibrée » — décrite avec éloquence comme une escroquerie tout à fait nocive par le défunt intellectuel palestinien Edward Saïd — semble s’intégrer dans une plus large tendance à redéfinir les moyens et les objectifs pour une résolution du conflit (ou une gestion du conflit ?) dans le cadre de ce jeu à somme nulle entre Israël et la Palestine. La logique qui sous-tend cette tendance de la communauté internationale (et de l’élite palestinienne par extension) — et que j’appellerai « la paix par l’économie » [peaceonomics] — est assez limpide : les causes politiques fondamentales sont trop complexes et dangereuses à manipuler pour s’y attaquer et notre implication jusqu’ici n’a en rien amélioré la situation sur le terrain, aussi avons-nous décidé de remodeler notre intervention, de reformuler la réalité et de réarranger les étapes de ce qui serait une processus de résolution du conflit.

Substituer aux moyens diplomatiques --- qui permettraient de s’adresser aux principales forces dans le conflit et de trouver une solution --- des tâches qui normalement devraient succéder au conflit --- comme la mise en place d’institutions et la capacité de se développer dans toutes les sphères possibles de la vie --- est devenu de plus en plus à la mode, alimentant et soutenant l’illusion d’une contribution à un réel progrès. Pire encore, la question de la Palestine a été reformulée à plusieurs reprises comme étant une question humanitaire, économique et institutionnelle, plutôt qu’un problème national. En outre, la création de l’Autorité palestinienne (AP) a détourné la majeure partie de l’énergie des Palestiniens des les tâches classiques et essentielles d’un mouvement de libération, vers une concurrence interne pour des positions de « gouvernement » à l’intérieur de structures vides de pouvoir mais soutenues à bout de bras par des financeurs externes. Par conséquent, n’importe quelle stratégie imaginable pour l’autodétermination est ossifiée et remplacée par toutes sortes de « projets » pour des cantons palestiniens qui se réduisent rapidement à l’état de fragments. De façon tout à fait ironique, les Palestiniens construisent leurs propres prisons, et de l’intérieur.

Ces 15 dernières années les « preneurs de décision » palestiniens ont enfermé leur propre peuple dans une situation à la Sisyphe : leur poursuite d’un plan de développement économique et institutionnel aux dépens des stratégies classiques de libération a inévitablement mené à une base territoriale toujours plus réduite, à plus de dépendance à l’égard de l’aide externe et à une tension politique interne sans précédent. Tous les espoirs pour la libération de la Palestine ont été enterrés sous les milliards des contribuables de l’Union Européenne et des Etats-Unis, atrophiant la volonté et la capacité de l’élite palestinienne à admettre les échecs passés, bloquant toute tentative de tirer le bilan d’une stratégie nationale qui a échoué et de redéfinir cette dernière en toute indépendance. En conséquence, la Palestine est devenue un laboratoire pour les innombrables médecins spécialisés dans l’art de résoudre les conflits par la « peaceonomics ».

L’adoption et la défense de la « peaceonomics » par les instances internationales comme locales rappelle le conte des Habits Neufs de l’Empereur. Dans le contexte du conflit israélo-palestinien, l’amère constat possible est le manque de courage dans la communauté des diplomates et des financiers, aussi bien que parmi leurs contre-parties palestiniennes, pour dire la vérité flagrante à l’empereur. Finalement, la « peaceonomics » est un outil psychologique impressionnant détournant l’attention et l’énergie des vraies forces à l’origine du conflit : l’expansion territoriale israélienne dans les territoires palestiniens et leur dissection par un contrôle complet de la population palestinienne en augmentant la structure de l’occupation (par exemple le mur, le tramway [à Jérusalem], de nombreuses routes séparées etc...) abandonnant un bout de territoire, réduit si ce n’est contigu et un peu signicatif, aux ambitions politiques étriquées des Palestiniens.

Les déclarations du président américain George W. Bush et de l’ancien et actuel premiers ministres britanniques Tony Blair et Gordon Brown se sont concentrées sur l’amélioration de la vie des Palestiniens et le renforcement de leurs institutions, prétendant que cela créera « un climat politique plus favorable à la paix. » Même Salam Fayyad le premier ministre désigné de l’Autorité palestinienne a affirmé qu’il établirait « un état sous occupation. » Mais tant que l’autodétermination sera subordonnée à des demandes d’auto-pacification, même un Fayyad apparemment si malin sera plongé dans le brouillard de la déception.
L’élite palestinienne des « preneurs de décision » représentée par l’AP et ses partisans, semble avoir accepté l’idée d’un échec de la lutte pour l’autodétermination et ne conçoit pas d’autre option que de céder à la réalité de l’emprisonnement. Par conséquent, l’AP a fonctionné davantage comme une autorité de pacification (ce qui était pour beaucoup le but initial tel que défini dans les Accords d’Oslo rédigés par Israël) imposant à son propre peuple de « se comporter correctement » en dépit des politiques israéliennes qui ont pour effet d’éloigner toute possibilité d’émancipation pour les Palestiniens.

L’investissement et l’activité économique dans les territoires palestiniens exigent une stabilité s’appuyant sur des relations non conflictuelles sur la question des frontières comme avec les Israéliens en général. Mais cette « stratégie de stabilité » est conçue de façon à ne pas gêner les Etats-Unis et Israël et les constants appels au calme sont incompatible avec l’expérience des luttes de libération comparables, toutes ces luttes ayant poursuivi une stratégie visant à rendre une situation injustement imposée, administrativement et moralement incontrôlable pour l’entité colonisatrice ou occupante. Les principales méthodes utilisées étaient des stratégies à long terme de désobéissance civile et de non-coopération articulées à une communication forte et efficace en même temps qu’à de fortes initiatives au niveau diplomatique. Ces deux stratégies exigent un appui interne et une unité de la population colonisée et occupée plutôt que de se contenter d’attendre des communiqués et de suivre des processus trompeurs et cyniques dissimulés derrière des euphémismes (« processus de paix, » « sécurité, » « développement économique, » etc.) utilisés par les Etas-Unis, l’Union européenne, et Israël.
Tandis qu’il n’y a aucune « meilleure pratique » pour des stratégies d’autodétermination, quatre étapes de base peuvent être extraites de situations historiques comparables :

En premier lieu, se réattribuer le droit de définir sa propre cause et sa propre stratégie et écarter énergiquement la logique de Sisyphe de la « peaceonomics » est un bon début. Il est certain que la question palestinienne est imbriquée dans les luttes de pouvoir au niveau géopolitique, ce qui laisse très peu d’espace pour manoeuvrer un bateau fragile. Cependant, sans s’arrêter à cette malchance, une des clefs à utiliser pour faire avancer une cause est d’utiliser tous les moyens diplomatiques possibles — politiques, économiques et légaux — par opposition au fait de jouer toutes ses cartes sur l’éventualité d’un revirement d’un maître de toute façon impitoyable. Par essence, l’effet d’une diplomatie est liée à sa force, et non pas à la sympathie qu’elle inspire.

En second lieu, afin de gagner cette influence, l’attention des médias doit être orientée vers les racines à l’origine du conflit plutôt que sur les conséquences inévitables dans l’espace politique et social palestinien aujourd’hui fracturé. Est-ce trop gênant pour l’élite de l’AP d’organiser une marche sur Jérusalem avec son blocage prévisible au point de contrôle de Qalandiya, lequel est placé profondément en territoire palestinien ? Imaginez la puissance de l’image du président Mahmoud Abbas pointant du doigt le mur de huit-mètre de haut avec une expression d’une absolue incrédulité tandis que les soldats israéliens et les gardes de sécurité privés pointent leurs armes en direction des participants rassemblés. Imaginez Abbas posant, devant les caméras de CNN et de la BBC, la simple question, qui est à l’esprit de chaque Palestinien et chaque diplomate un peu conscient : « Comment puis-je construire un état avec ce mur qui le découpe en petits morceaux ? Comment quiconque pourrait le faire ? ».

Se plaindre indéfiniment derrière des portes closes lors de réunions avec des représentants internationaux est futile. Un mouvement d’autodétermination démontre qu’il dispose d’une direction et il gagne sa force pour négocier réellement en mobilisant et en motivant sa population afin d’attirer l’attention internationale sur les principaux obstacles s’opposant à tout progrès. La règle évidente pour communiquer est : « ne pas parler, mais montrer ! » À cet égard, les succès partiels des fortes protestations contre le mur à Bil’in et à Nil’in sont des leçons sur lesquelles il faut s’appuyer.

Troisièmement, prétendre être des « hommes d’état sans état » a permis à l’élite palestinienne d’escamoter une honnête évaluation de la dure réalité de la condition palestinienne. Le thème de « la construction d’un état palestinien » a été abusivement utilisé comme écran de fumée par le gouvernement israélien, la communauté internationale et les officiels de l’AP pour détruire toute possibilité d’en construire un réellement. Indépendamment de son ultime expression politique, avancer vers la liberté doit être le critère dominant et la priorité pour n’importe quel type d’engagement au niveau international en Palestine comme vis-à-vis de l’extérieur. Et les Palestiniens sont les seuls à en décider.

En conclusion, lancer un débat politique plus ouvert et plus fondamental en Palestine aboutirait à un éventail d’options diplomatiques. Un peuple apatride et fragmenté, exclu des décisions et des discussions cruciales concernant son propre destin sait très bien que son exclusion délibérée est due à la crainte de l’élite palestinienne de devoir admettre ses échecs passés et de faire son autocritique. Maintenir une culture favorisant la discussion dans l’espace politique palestinien redonnerait de l’énergie au camp politique laïc qui tend à disparaître et augmenterait la cohésion sociale et politique si nécessaire.

La « peaceonomics » est étonnamment efficace pour ce qui est d’aveugler les deux acteurs internationaux et leurs contre-parties palestiniennes. Elle agit comme tranquillisant pour l’élite palestinienne et la communauté internationale, embellissant et aseptisant les conséquences de l’occupation israélienne plutôt que de concentrer toute l’énergie possible sur la façon dont cette occupation peut être contestée et finalement battue. Si les Palestiniens sont les plus importants destinataires de l’aide étrangère par habitant dans le monde, pourquoi le chômage et les indices de pauvreté ont-ils atteint des niveaux sans précédent ces dernières années ?

Alors que se déplacer dans les Territoires Palestiniens est devenu presque insupportable et impossible vu le nombre élevé de checkpoints permanents et le système compliqué pour être identifié et obtenir un laisser-passer, la vie des Palestiniens peut-elle vraiment s’améliorer derrière des murs de béton entourant les principales villes

palestiniennes ? Comment une libération tous les 6 mois d’environ 200 prisonniers sur un total de 11000 Palestiniens enfermés dans les geôles israéliennes pourrait-elle « renforcer la popularité des modérés » alors qu’Israël en kidnappe le même nombre en seulement un mois ? Qui tire bénéfice des millions de dollars américains destinés à des programmes de mise en place de forces de sécurité palestiniennes alors que les militaires israéliens entrent à n’importe quel moment dans n’importe quelle ville palestinienne et tuent en toute impunité ?

A quoi cela sert-il de vouloir rendre administrativement plus efficace le ministère de la Santé de l’AP alors que les gens ayant besoin de soins médicaux urgents meurent aux checkpoints israéliens, n’étant pas autorisés à traverser et à suivre un traitement à Jérusalem ?
Je me demande vraiment combien il faudra d’enfants palestiniens pour dire à l’empereur qu’il est complètement nu.

Sami Aburoza est diplômé de l’Université de Harvard et il est un des cofondateurs de l’ISL (Institute for Strategy and Leadership), une agence consultative en stratégies. L’ISL a pour but d’organiser des dialogues par nature problématiques et de stimuler plus de débats concernant les stratégies diplomatiques palestiniennes.

1° septembre 2008 - The Electronic Intifada - Vous pouvez consulter cet article à :
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Traduction de l’anglais : Claude Zurbach