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Par Alain Gresh, journaliste au Monde diplomatique

Rencontre avec Bachar Al-Assad

jeudi 10 juillet 2008

jeudi 10 juillet 2008

Il nous reçoit sur le pas de la porte, à l’entrée d’une maison d’un étage située sur les hauteurs de Damas. Aucun protocole, aucune mesure de sécurité ; nous ne sommes pas fouillés ni nos appareils

d’enregistrement contrôlés. « Ici, c’est la maison où je lis, où je travaille. Il y a seulement ce salon, une salle de conférence et une cuisine. Et, bien sûr, Internet et la télévision. Ma femme Asma y vient souvent aussi. Ici je suis productif ; au palais présidentiel, ce n’est pas le cas. » Pendant près de deux heures, il aborde tous les sujets, n’élude aucune question. Il prend un plaisir évident à la discussion et utilise ses mains pour appuyer ses arguments.

A la veille de sa visite en France, le président Bachar Al-Assad est confiant, décontracté, volubile. L’isolement imposé à la Syrie par Washington et l’Union européenne depuis environ quatre ans se fracture. L’entente entre le gouvernement et l’opposition libanaise au mois de mai 2008 a clos une page. « On a mal compris la position de la Syrie, on a déformé nos points de vue. Mais l’accord sur le Liban a ramené les gens à la réalité. Il faut accepter que nous soyons une partie de la solution au Liban, mais aussi en Irak et en Palestine. On a besoin de nous pour combattre le terrorisme comme pour atteindre la paix. On ne peut nous isoler, ni résoudre les problèmes de la région en manipulant les mots comme le “bien” et le “mal,” le “noir” et le “blanc”. Il faut négocier, même si on n’est pas d’accord sur tout... »

Alors que l’on annonce la constitution prochaine du nouveau gouvernement libanais, comment M. Assad voit-il l’avenir des relations avec Beyrouth ? « Nous sommes prêts à résoudre les problèmes en suspens. Dès 2005, nous avons échangé des lettres concernant la délimitation des frontières. J’ai aussi déclaré à l’époque au président libanais, M. Emile Lahoud, ainsi qu’au premier ministre, que nous étions disposés à ouvrir une ambassade à Beyrouth. Mais, pour cela, il fallait avoir de bonnes relations et ce n’était plus le cas depuis les élections de 2005. » Le président Assad craignait en effet que le Liban se transforme en base arrière de déstabilisation du régime syrien. Désormais, cette inquiétude s’est éloignée et la Syrie pourrait établir des relations diplomatiques avec son voisin. Une source proche de la présidence annonce que, dès la formation du gouvernement d’union nationale, M. Walid Mouallem, le ministre syrien des affaires étrangères, se rendra à Beyrouth pour discuter des questions en suspens, notamment avec le premier ministre Siniora.

M. Bachar Al-Assad participera le 13 juillet à la cérémonie de lancement de l’Union pour la Méditerranée à Paris, ce qui ne l’empêche pas d’exprimer certaines craintes sur le projet. Quand le processus euro-méditerranéen de Barcelone a été lancé, en 1995, explique-t-il, des officiels européens « pensaient que, si l’on développait les relations économiques entre les participants, cela contribuerait à la paix. Encore faut-il qu’il existe un processus de paix ». C’était le cas en 1995, ce n’est plus le cas aujourd’hui : « Si vous n’entamez pas maintenant un dialogue politique, c’est-à-dire si vous n’abordez pas les vrais problèmes, si vous n’avancez pas vers la paix, il n’y aura de place pour aucune autre initiative, que vous l’appeliez méditerranéenne ou d’un tout autre nom. » Même s’il se réjouit que la déclaration finale du sommet de l’Union de la Méditerranée doive intégrer un paragraphe sur le « dialogue politique », il met en garde contre un nouvel échec, « car alors la confiance disparaîtra pour une longue période et nos sociétés évolueront vers le conservatisme, l’extrémisme »...

Cette idée l’obsède, il y reviendra à plusieurs reprises. « Le terrorisme est une menace pour toute l’humanité. Al-Qaida n’est pas une organisation, mais un état d’esprit qu’aucune frontière ne peut arrêter. Depuis 2004, à la suite de la guerre en Irak nous avons assisté en Syrie au développement de cellules d’Al-Qaida, sans liaison avec l’organisation, mais qui se nourrissent des brochures, des livres et surtout de tout ce qui circule sur Internet. J’ai peur pour l’avenir de la région. Nous devons modifier le terreau qui nourrit le terrorisme. Cela nécessite le développement économique, la culture, le système d’éducation, le tourisme – et aussi l’échange d’informations entre pays sur les groupes terroristes. L’armée seule ne peut résoudre ce problème, les Américains le mesurent en Afghanistan. »

Qu’espère-t-il pour son pays dans cinq ans ? « Que notre société soit plus ouverte, que la nouvelle génération soit aussi moderne que l’était celle des années 1960. Et qu’elle soit aussi plus laïque [secular] au sein d’un environnement régional plus laïque. » Un aveu d’une étonnante franchise qui témoigne de la crise profonde des sociétés arabes…

Et qui aide à comprendre pourquoi la paix semble plus nécessaire que jamais au président syrien. Depuis 2003, il a multiplié les déclarations sur sa volonté de reprendre les négociations avec Israël [1]. Après la guerre du Liban de 2006, il s’est nettement démarqué des déclarations du président iranien Mahmoud Ahmadinejad : « Je ne dis pas qu’Israël doit être rayé de la carte. Nous voulons la paix, la paix avec Israël. » (Der Spiegel, 24 septembre 2006). La réponse de M. Ariel Sharon d’abord, de M. Ehoud Olmert ensuite a été une fin de non-recevoir : « On ne peut faire confiance à ce régime », entendait-on dire, notamment à Washington. Pourtant, en mai 2008, Tel-Aviv et Damas annonçaient l’ouverture de négociations indirectes sous l’égide de M. Recep Tayyip Erdogan, le premier ministre turc.

Pourquoi ce changement de la position israélienne ? « La guerre du Liban de 2006 a appris à tout le monde que l’on ne peut pas résoudre un problème par la guerre. Israël est la plus grande puissance militaire de la région et le Hezbollah est plus petit que n’importe quelle armée. Et qu’a obtenu Israël ? Rien. » Le président rappelle qu’après cette guerre, de nombreuses délégations américaines proches des positions israéliennes se sont rendues à Damas. En décembre 2006, la commission Baker-Hamilton a prôné un dialogue entre Washington et Damas et, en avril 2007, Mme Nancy Pelosi, la présidente de la chambre des représentants, a rencontré M. Assad. « Pourtant, poursuit-il, le plus grand obstacle à la paix, c’est l’administration américaine. C’est la première fois qu’une administration recommande à Israël de ne pas s’engager dans la paix. »

M. Assad est conscient que celle-ci n’est pas pour demain. Il rappelle que l’opinion israélienne, si l’on en croit les sondages, est opposée à une rétrocession totale du Golan. « Après huit années de paralysie [les négociations ont été suspendues en 2000], après la guerre contre le Liban, après les attaques contre la Syrie, la confiance n’existe pas. Ce que nous faisons en Turquie, c’est de mettre à l’épreuve les intentions israéliennes. Nous ne leur faisons pas confiance et c’est sans doute réciproque. » Le bombardement par Israël d’un site syrien – à usage nucléaire selon Tel-Aviv – début septembre 2007 n’a pourtant pas rompu les contacts entre les deux parties, et le président Assad semble serein : une équipe de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a visité le site concerné et il est convaincu qu’elle n’a trouvé aucune preuve d’une activité nucléaire illégale syrienne.

Comment relancer des négociations directes et sérieuses entre Israël et la Syrie ? « Nous voulons être sûrs que les Israéliens sont prêts à rendre l’ensemble du Golan ; nous voulons aussi fixer les bases communes de la négociation, c’est-à-dire les résolutions 242 et 338 du Conseil de sécurité, ainsi que les grands dossiers à examiner : frontière ; sécurité, eau, relations bilatérales. »

Le président sait que la négociation nécessitera l’intervention d’un médiateur puissant, les Etats-Unis, ce qui suppose l’arrivée d’un nouveau président début 2009. Mais, en attendant, il faut avancer. Lors des négociations entre Hafez Al-Assad et M. Ehoud Barak (à l’époque premier ministre israélien) en 1999-2000, de nombreuses percées avaient été réalisées sur les dossiers les plus épineux. « J’ai dit que 80 % des problèmes avaient été résolus alors. C’est un ordre de grandeur. Si nous repartons de zéro comme le veut aujourd’hui Israël, nous allons encore perdre du temps. Nous voudrions que la France et l’Union européenne encouragent Israël à accepter le résultat des négociations de 1999-2000. » A plusieurs reprises, il exprimera l’espoir que la France et l’Union européenne jouent un rôle complémentaire à celui des Etats-Unis. Sauf sur la volonté syrienne de récupérer l’ensemble du Golan, il rappelle que l’on peut toujours trouver des compromis. Ainsi, sur la sécurité, Israël demandait en 2000 qu’une station d’alerte demeure sous contrôle en territoire syrien, une exigence inacceptable pour Damas qui ne peut tolérer une présence militaire israélienne sur son territoire. Finalement, les deux parties arriveront à un accord : des militaires américains seraient présents dans cette station.

De nombreux responsables aux Etats-Unis, mais aussi en France et en Europe, espèrent que les négociations israélo-syriennes pousseront Damas à rompre avec Téhéran. La réponse du président est prudente. « Nous avons été isolés par les Etats-Unis et les Européens. Les Iraniens nous ont soutenus et je devrais leur dire : je ne veux pas de votre soutien, je veux rester isolé ! », explique-t-il en riant. Plus sérieusement, il reprend : « Nous n’avons pas besoin d’être d’accord sur tout pour avoir des relations. Nous nous voyons régulièrement pour discuter. Les Iraniens n’essaient pas de modifier notre position, ils nous respectent. Nous prenons nos propres décisions, comme du temps de l’Union soviétique. » Et il insiste : « Si vous voulez parler de stabilité, de paix dans la région, il faut avoir de bonnes relations avec l’Iran. »

La stabilité régionale et la paix ne sont pas un but en soi, mais créent, pour le président Assad, un contexte lui permettant de s’attaquer aux vrais problèmes. « Notre première priorité est la pauvreté. Les pauvres se moquent des déclarations que vous faites chaque matin, de savoir quel est votre point de vue sur telle ou telle chose. Ils veulent de la nourriture pour leurs enfants, des écoles, un système de santé. Pour cela nous avons besoin de réformes économiques. Ensuite viennent les réformes politiques. Elles peuvent aller ensemble, mais les premières doivent aller plus vite. »

La croissance de la Syrie est passée d’environ 1 % par an lorsqu’il devient président à 6,6 % en 2007. Mais cela ne suffit pas à absorber les centaines de milliers de jeunes qui arrivent tous les ans sur le marché du travail. Des millions de Syriens vont chercher un emploi à l’étranger. Le président affirme que les réformes de libéralisation sont en cours, que l’ouverture du secteur bancaire a été bénéfique, que les investissements du Golfe n’ont jamais été aussi importants, et qu’il espère aussi d’importants investissements français de Lafarge, de Total, dans le secteur électrique, etc.

Et la réforme politique ? Le président retrouve sur ce sujet un ton plus convenu et explique les « retards » par la situation régionale. Nous avons été confrontés, explique-t-il en substance, à deux menaces : l’extrémisme alimenté par la guerre d’Irak et les tentatives de déstabilisation qui ont suivi l’assassinat de Rafic Hariri en 2005. A cette époque nous préparions une nouvelle loi sur les partis politiques, mais nous avons dû la repousser. Avec le départ de l’administration américaine, « l’année 2009 sera celle où nous pourrons entamer de sérieuses réformes politiques, à condition que rien de grave n’arrive dans la région, que l’on ne parle plus de guerre, que l’extrémisme recule. »

Et les prisonniers politiques ? « Des centaines d’entre eux ont été libérés avant et après mon arrivée au pouvoir, poursuit le président. Nous avons plus de mille personnes arrêtées pour terrorisme, vous voulez qu’on les libère ? »

S’engage alors un dialogue autour de Michel Kilo, intellectuel arrêté en mai 2006 et condamné à trois ans de prison pour avoir contribué à « affaiblir le sentiment national ». Il n’a jamais prôné ni utilisé la violence. « Mais, dit le président, il a signé une déclaration commune avec Walid Joumblatt [le leader libanais druze], alors que Joumblatt a appelé ouvertement les Etats-Unis, il y a deux ans, à envahir la Syrie et à se débarrasser du régime. Selon nos lois, il est devenu un ennemi et si on le rencontre, on va en prison. Pour que Michel Kilo soit libéré, il faut une grâce présidentielle que je suis prêt à lui accorder à condition qu’il reconnaisse son erreur. » Ni l’argument que maintenir Kilo en prison nuit à l’image de la Syrie, ni le fait que l’homme est ferme dans ses convictions nationalistes et hostile à la politique américaine, ne réussissent à fléchir le président.

Evoquant les espoirs qu’avaient soulevés son élection en 2000 et ce que l’on avait appelé le « printemps de Damas » – une forme de dégel politique –, il parle d’illusions : « C’est comme les jeunes gens qui veulent se marier et pensent que le mariage c’est magnifique. Ils ont de fortes émotions. Mais ensuite vient le choc de la réalité. Nous ne pouvons changer les choses en quelques semaines. » Et il ajoute : « Quand vous jouez aux échecs, vous ne pouvez changer les règles. Vous devez les respecter. » Est-ce pour cela qu’il affirme aujourd’hui : « Nous aurons besoin d’une génération pour mettre en œuvre une réforme réelle » ? Visiblement, il fait le dur apprentissage du pouvoir.

Rappelé à Damas par son père après la mort accidentelle de son frère aîné Bassel en 1994, M. Bachar Al-Assad, qui suivait une formation d’ophtalmologue à Londres, va passer six ans dans l’ombre de Hafez Al-Assad, sans aucune fonction officielle. « Le président n’a jamais fait quelque chose pour moi, il ne m’a pas nommé vice-président, ministre, ou à la tête du parti, il voulait que je fasse mon apprentissage. Je n’avais jamais pensé être président, mais j’étais sûr de participer à la vie publique. En Syrie, les fils font ce que fait leur père. »

A la mort de son père, il est élu à la succession, au prix d’un changement de la Constitution. Deux raisons, selon lui, ont présidé à ce choix. « Les gens ont voté pour moi car j’étais le fils de quelqu’un qui avait apporté la stabilité au pays, et dans notre société, un fils ne peut être qu’à l’image de son père. D’autre part, certains savaient que j’étais un modernisateur, je dirigeais la Société syrienne d’informatique, j’ai introduit Internet et le satellite, etc. Et peut-être que d’autres, même sans m’aimer, m’ont préféré à la vieille garde du parti. »

Comment voit-il l’avenir de son pays ? Réaliste, il répond : « Le bateau n’est pas dirigé que par moi, il a de nombreux capitaines, européens, américain, alors… »

Notes
[1] Lire « Israël et la Syrie au bord de la paix », Le Monde diplomatique, janvier 2000.