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Opinion (ndlr)

L’expérience juive

Par Gilad Atzmon

mardi 17 juin 2008

Depuis plus d’un demi-siècle, ceux qui s’échinent à lutter contre les forces agissant dans l’ombre du paradigme israélien identifient la politique et la praxis israéliennes au sionisme et à l’idéologie sioniste. J’ai le regret de leur dire qu’ils se gourent, depuis le début. En effet, si le projet sioniste dicte le pillage de la Palestine, c’est au nom des aspirations nationales juives.

Il est exact, par ailleurs, de soutenir qu’Israël s’est montré particulièrement efficace dans la traduction de la philosophie sioniste en une pratique dévastatrice, oppressive et criminelle. Pourtant, les Israéliens, ou plus précisément, la grande majorité des juifs laïcs nés Israéliens, ne sont motivés, ni alimentés par l’idéologie sioniste. Pour eux, l’esprit ou les symboles de cette idéologie ne signifie rien.

Aussi bizarre cela paraîtra à d’aucuns, le sionisme est soit une notion étrangère, soit, au mieux, une notion archaïque, aux yeux de la plupart des juifs laïcs nés en Israël. La grande majorité des Israéliens étant perplexes quant à la notion de sionisme, la plupart des formes de critique qui se targueraient d’être antisionistes seraient quasiment sans effet sur Israël, pas plus que sur la politique israélienne ou sur le peuple israélien.

Autrement dit, durant les soixante années écoulées, ceux qui ont utilisé le paradigme du sionisme et ses antipodes n’ont fait que prêcher à des convaincus. Un passage en revue de l’amalgame formé par Israël, le sionisme et la judaïté est devenu urgent.

Départ intime

Chaque année, aux environs de la Pâque, ma famille me laisse seul, pour deux semaines. Tali, mon épouse, et nos deux enfants, Mai (douze ans) et Yann (sept ans) partent en Israël. Mon épouse appelle cela ‘visite familiale’ ; elle insiste pour que les enfants voient leurs parents proches et mon opinion sur Israël, l’identité juive et le sionisme mondial ne saurait en aucun cas faire obstacle à la vie familiale, ni interférer avec elle. Pour des raisons évidentes, je ne vais personnellement jamais en Israël. J’ai en effet décidé, il y a, de cela, une dizaine d’années, de ne plus aller en Israël tant que ce pays ne sera pas devenu le pays de tous ses citoyens. Tant que cela ne sera pas le cas, je n’aurai rien à y faire.

Les premières années en tant que parents, à Londres, j’ai eu à plusieurs reprises des discussions avec Tali à propos de sa prédilection pour son break de Pâque. Au début, je n’étais pas d’accord. Je n’en démordais pas : « schlepper » de jeunes innocents vers l’Etat « réservé aux juifs » d’apartheid allait bien peu contribuer à leur bien-être futur. De fait, cela pouvait même endommager leur sens éthique. Durant ces années où nous étions de jeunes parents, Tali rejetait mes craintes ; elle disait que nos enfants devaient être traités en être humais libres. Ils devaient avoir le droit de voir leur famille, et c’est à eux qu’il appartiendrait de prendre une décision quand ils seraient en âge de pouvoir le faire.

Quand nos enfants étaient encore très jeunes, je trouvais très difficile de maintenir ma position. Mai et Yann n’ont aucun intérêt pour les complexités de la politique ou de l’éthique. Toutefois, mes enfants ayant grandi, leur voyage vers le shtetl hébraïque et retour était devenu un chapitre éducatif majeur pour moi-même, bien plus que pour quiconque. D’observer mes enfants, en train d’être transformés en Israélophiles soft, cela m’a ouvert les yeux. J’ai alors compris l’impact d’Israël et du sionisme, à travers les yeux de mes britanniques d’enfants. J’avais appris à admettre avec quelle facilité on pouvait tomber amoureux d’Israël. Mes enfants aiment bien être là-bas. Ils adorent le ciel bleu, ils passent leur temps dans la mer et sur les plages sablonneuses. J’imagine qu’ils aiment le homos et les falafel. Nul besoin de sortir de Saint-Cyr pour se rendre compte que tout ce que j’ai mentionné, jusqu’ici, a trait à la terre – c’est-à-dire à la Palestine – et non à l’Etat (c’est-à-dire Israël). Toutefois, le problème ne s’arrête pas là. Mes enfants aiment aussi parler hébreu et être entouré de gens qui le parlent, ils aiment rire en hébreu, et ils aiment même être fâchés, en hébreu ! Ils aiment cette fameuse chutzpah (culot) hébraïque, qui est inhérente au caractère ouvert des Israéliens. En fin de compte, leur langue maternelle, c’est l’hébreu…

Après avoir atterri dans une Londres nuageuse, ils sont un peu moroses et semblent perdus, pendant un certain temps. Tali devient un peu nostalgique au sujet de sa brillante carrière théâtrale, qu’elle a abandonnée là-bas. Bien entendu, c’est parfaitement compréhensible. Mais le cas de mes enfants est un peu plus compliqué. Ils sont Britanniques. Bien que l’hébreu soit leur langue maternelle, l’anglais est leur première langue. A Londres, ils sont manifestement privés de certaines libertés qu’ils célébraient là-bas : ils veulent continuer à jouer en plein air, à se baigner sous le glorieux soleil de la Méditerranée et submergés par le fleurissement d’un printemps sans pluie.

Mais ce qu’il y a de plus remarquable encore, c’est le fait qu’Israël résout ce qui semble leur complexe identitaire, qui commence à émerger, inévitablement. Quand ils sont à Londres, ils sont inquiets au sujet de leur identité ethnique, ils sont incapables de décider qui ils sont : sont-ils d’ex-Israéliens, d’ex-juifs, des juifs laïcs, des chrétiens par la culture, les descendants d’un Palestinien parlant l’hébreu, le fils et la fille d’un célèbre haïsseur-de-lui-même-fier-de-l’être, etc. etc.. En Israël, et en particulier avec la famille autour d’eux, aucune de ces questions n’entre en jeu. Les Israéliens sont enclins à vous admettre comme un frère, qui que vous soyez, pour peu que vous ne soyez pas un Arabe. Mais quand ils sont à Londres la multiethnique, mes gamins sont souvent confrontés à des questions évidentes quant à leur origine, des questions qu’ils trouvent très difficile à résoudre, en raison de qui je suis et des positions qui sont les miennes. Or, en Israël, ces questions ne se posent même pas…

Quand mes enfants sont de retour à Londres, j’ai l’impression, pour une semaine ou deux, que c’est moi, et ma lubie, qui leur a infligé ces conditions exiliques hivernales. Mais, au plus profond de moi-même, je sais qu’ils ont absolument raison. Tout ce que je puis dire, pour me défendre, c’est « Ne craque pas ! ».

Une semaine ou deux après leur retour d’Israël, mes gamins deviennent des sionistes soft. Non qu’ils contestent ce que je leur dis à propos de la Palestine, non qu’ils développent un quelconque sentiment d’aspiration nationale juive, non que mes gamins soient aveugles à la souffrance du peuple palestinien, non plus. De fait, mon fils, qui a sept ans, est tellement horrifié par le mur gigantesque qu’il n’arrête pas de poser des questions au sujet des gens qui vivent derrière. Mais il y a quelque chose, qu’ils vivent, en Israël, et ce quelque chose, c’est ce qui fait du sionisme la plus grande saga à succès des juifs de la Diaspora depuis plus de deux millénaires. Ce n’est pas l’idéologie, qui fait le succès du sionisme, mes enfants, l’idéologie, ils s’en tapent, ils ne savent probablement même pas ce que signifie ce mot. Ce n’est pas non plus la politique : mes enfants ne savent vraiment pas grand-chose, de la politique…

Tout cela tourne autour de l’appartenance. Le sionisme est un identifiant symbolique, et il fournit à la diaspora juive : il donne un signifiant à toutes les apparences possibles, il crée un monde cohérent et sensé. Il donne un nom à la mer, au ciel, au soleil, à la terre, à la fraternité, à l’espoir et à l’amitié. Mais il donne, aussi, un nom à l’ennemi, aux goyim, et même aux haïsseurs-d’eux-mêmes. Le sionisme est un ordre du monde lucide. Malheureusement, c’est aussi un ordre du monde impitoyable et criminel. A travers les yeux de mes jeunes enfants, j’ai une opportunité d’étudier la signification d’Israël, plus que sa politique ou ses pratiques. A travers eux, je puis voir ce qu’Israël a à offrir, et à quel point il peut être convaincant. En analysant la relation empathique de mes enfants avec Israël, j’ai compris, maintenant, que l’expérience contemporaine juive est fondée sur deux jeux dialectiques intrinsèques. L’un est installé entre Eretz Yisrael et la Diaspora, et l’autre peut être formulé ainsi : « Aime-toi toi-même autant que tu hais tous les autres ! »

Eretz Yisrael et la Diaspora

« Je suis un être humain, je suis juif, et je suis israélien. Le sionisme a été un instrument dans mon passage de l’état d’être juif à l’état d’être israélien. Je pense que c’est Ben Gourion qui a dit que le mouvement sioniste était l’échafaudage servant à bâtir la maison, et qu’après l’installation de l’Etat, cet échafaudage devrait être démonté. » (Avraham Burg, auteur de l’ouvrage « Abandonner le ghetto sioniste », dans une interview accordée à Ari Shavit, le 25 juillet 2007).

Pour les juifs laïcs nés en Israël, le sionisme ne signifie vraiment pas grand-chose. Si le sionisme a pour rôle d’affirmer que les juifs ont droit à un foyer national en Sion, le juif né en Israël vit déjà cette réalité elle-même. Pour lui (ou pour elle), le sionisme est un chapitre historique appartenant au passé, associé à la photo sépia d’un homme arborant une grande barbe noire (un certain Theodor Herzl).

Pour les Israéliens, le sionisme, ça n’est pas une transformation attendant de se produire ; c’est bien davantage un pensum historique emmerdant, fastidieux, obsolète et lourd, qui n’est pas loin du bla-bla. C’est beaucoup moins intéressant que les histoires du jour : les pots-de-vin perçus par Olmert, ou la transformation d’Obama en porte-parole israélien ! De fait, pour les nouveaux Israélites, la Galut (la Diaspora) n’est pas indemne de certaines connotations négatives. Elle est associée aux ghettos, à la honte et aux persécutions, et pourtant ce terme ne saurait s’appliquer au centre de Manhattan, ni au quartier londonien de Soho. Je veux dire, par là, que les Israéliens n’ont pas tendance à identifier leur émigration d’Israël à un retour dans la Galut. Comme d’autres populations migrantes, ils recherchent, tout simplement, une existence plus agréable. Il convient de mentionner que, pour la plupart des Israéliens, Israël est très loin d’être un endroit héroïque et glorieux. Naturellement, après soixante ans passés avec la même femme, on peut ne plus en voir la beauté…

L’ainsi dit « Israélien », c’est-à-dire, le juif laïc né en Israël, ce merveilleux produit du sionisme postrévolutionnaire, est désormais tellement habitué à son existence dans la région qu’il a perdu son instinct juif de survie. En lieu et place, il adopte l’interprétation la plus hédoniste qui soit de l’individualisme éclairé occidental, qui abolit les ultimes réminiscences du collectivisme tribal. Cela explique peut-être pourquoi Israël a été vaincu, dans la dernière guerre au Liban. L’Israélien nouveau ne voit plus la moindre raison de se sacrifier sur un autel collectif juif. Il est bien autrement intéressé à explorer les aspects pragmatiques de la philosophie de la « belle vie ».

Cela explique sans doute aussi la raison pour laquelle l’armée israélienne est incapable de résoudre la menace croissante des roquettes Qassâm. Pour ce faire, les généraux israéliens doivent mettre sur pied forme, ou une autre, de tactique terrestre courageuse. Apparemment, ils ont retenu la leçon libanaise : les sociétés hédonistes ne produisent pas de guerriers spartiates, et sans réels guerriers à votre disposition, vous avez intérêt à vous désengager, et à vous défendre de loin. Au lieu d’envoyer des unités spéciales d’infanterie dans la bande de Gaza à l’aube, il est apparemment bien plus facile de lâcher des bombes sur quartiers surpeuplés, ou alors d’en affamer les habitants jusqu’à ce qu’ils se rendent. Inutile de préciser que les Palestiniens, les Syriens, le Hezbollah, les Iraniens et tout le monde musulman voient tous, très bien, ce qu’il se passe. Jour après jour, ils analysent les tactiques couardes des Israéliens, ils savent que les jours d’Israel sont comptés.

Aussi curieux cela paraisse, les Israéliens ne sont pas préoccupés par l’émergence de leur réalité inévitablement fatale, tout du moins, cela ne les préoccupe pas de manière consciente. Leur instinct tribal de survie ayant été remplacé par un individualisme éclairé, les jeunes Israéliens sont très largement préoccupés par leur survie personnelle que par un quelconque projet collectif. L’Israélien ira aussi loin que demander : « comment diable puis-je me tirer d’ici ? » Le nouveau juif laïc israélien est un escapiste. Dès qu’il (ou elle) en a terminé avec son devoir compulsif, soit il (ou elle) se précipitera à l’aéroport, soit il (ou elle) étudiera de quelle manière « tourner le bouton » de toutes les chaînes d’information. La quantité d’Israéliens quittant leur mère-patrie ne fait que s’accroître, de jour en jour. Les autres, ceux qui sont condamnés à rester en Israël, développent une culture d’indifférence apathique.

Beaufort et Sdérot

Récemment, j’ai vu Beaufort, un film israélien plusieurs fois primé. Bien que je n’aie pas du tout été subjugué par la prouesse cinématographique, ce film est un exposé étonnant de la fatigue et du défaitisme israéliens. Il raconte l’histoire d’une unité spéciale (l’unité Golany) de l’infanterie des Forces Israéliennes de Sécurité, enterrée dans un bunker installé à l’intérieur d’une forteresse byzantine, à Beaufort, au sommet d’une montagne du Sud-Liban.

L’intrigue se situe quelques jours avant le premier retrait israélien du Sud-Liban (en 2000). Comme de juste, le peloton israélien est cerné par des combattants du Hezbollah. Des journées et des nuits entières, ils vivent dans des tranchées, se cachent dans des abris en béton armé et sont soumis à des tirs de barrages continuels : obus de mortiers et missiles. Bien qu’ils pensent tous à leur vie une fois sortis de l’enfer où ils sont enfermés, si un jour ils s’en sortent, ils meurent tous, l’un après l’autre, frappés par un ennemi qu’ils ne voient même pas.

Les Israéliens ont adoré ce film. Le reste du monde a été un peu moins convaincu de sa qualité filmique. Si vous vous demandez ce que les Israéliens ont tellement aimé, dans ce film, voici ma réponse. Pour les Israéliens, la situation décrite dans le film est une allégorie d’un Etat qui prend conscience de sa temporalité et de la futilité de son existence. Autant les soldats israéliens rêvent de s’enfuir dès qu’ils pourront le faire, que ce soit en allant s’installer à New York ou en allant s’éclater à Goa, la société israélienne est en train de prendre conscience de sa finitude inéluctable. Comme les soldats, dans le film, les Israéliens veulent devenir Américains, Parisiens, Londoniens et Berlinois. Le nombre des Israéliens faisant la queue pour obtenir un passeport polonais augmente de jour en jour. Le film Beaufort est une métaphore d’une société qui finit par prendre conscience qu’elle est en état de siège. Une société qui prend conscience qu’il n’y a sans doute pas d’échappatoire, ni physique, ni prenant la forme d’une indifférence croissante. Le film peut être interprété comme une parabole d’une société qui découvre la notion, gravissime, de sa propre mortalité.

De manière très intéressante, autant les soldats dans la forteresse de Beaufort et les habitants de Sdérot ou d’Ashkelon sont stupéfaits de découvrir leur volonté de tout planter là et de s’échapper pour survivre, autant ils ne voient plus la moindre raison de s’accrocher là où ils se trouvent, pour le juif de la Diaspora, Israël n’est rien moins qu’un modèle lumineux de gloire. Israël est à la fois la signification et la signification en devenir. Pour le juif diasporique, Israël est la transformation symbolique tendue vers la libération et même vers la rédemption de la misère juive. Israël est tout ce que le juif diasporique n’est pas. Israël est empli de chutzpah, il est puissant, il est militant, il défend ce en quoi il croit. Par conséquent, pour un jeune juif de Golders Green ou de Brooklyn, faire sa alyah, ou même simplement s’enrôler dans ce qu’il (ou elle) considère être l’héroïque armée israélienne, c’est autrement glorieux que le fait d’être embauché dans le cabinet d’avocats, le cabinet dentaire ou l’étude de comptable de papa.

Horrifié à l’idée, peu probable, mais on ne sait jamais, que mes gamins me prennent au dépourvu, un jour, en suggérant l’idée d’aller passer quelque temps en Israël tout seuls, sans la supervision parentale de leur mère, j’ai commencé à comprendre, voici peu de temps, ce qu’Israël a à offrir aux juifs du monde entier. En fait, rares sont les parents juifs qui dissuaderaient leur fils ou leur fille de s’enrôler dans les Forces Israéliennes de Défense ; pourquoi l’en dissuaderaient-ils ? L’armée israélienne est une armée très sécurisée : elle évite les offensives terrestres au maximum, elle tue de loin, elle accorde à ses soldats une valeur aussi importante que sa propension à infliger la douleur la plus insupportable à autrui. Tout père juif ne peut qu’admettre qu’il peut être utile, pour son jeune, de savoir conduire un tank, piloter un hélicoptère ou sulfater avec une mitrailleuse MK47. Contrairement aux combattants palestiniens au sous-équipement choquant, qui meurent en nombre chaque jour, les soldats israéliens ne risquent presque jamais leur vie. Par conséquence, l’héroïque alyah et même l’intégration dans « Tsahal » semblent des aventures sans problème, tout du moins, jusqu’à ce jour…

Bien qu’il soit parfaitement évident que la plupart des jeunes juifs diasporiques décident de poursuivre leur existence là où ils se trouvent et d’éviter de « profiter » du défi de l’alyah sioniste, le sionisme n’en continue pas moins à leur prodiguer un identifiant symbolique. Le sionisme et ses agents de la alyah leur offrent l’opportunité soit de s’identifier aux rares à être allés jusque-là, ou à devenir, eux-mêmes, des soldats d’une des plus puissantes armées du monde.

Errance

Le sionisme a inventé le peuple juif, et il a placé son foyer national, Israël, dans un conflit dévastateur qui est en train de prendre, aujourd’hui, une dimension mondiale, et qui est devenu une très grave menace planétaire. Pourtant, pour les Israéliens, eux qui se retrouvent dans l’œil du cyclone, le « sionisme » ne signifie vraiment pas grand-chose. Les Israéliens s’enrôlent dans les Forces Israéliennes de Défense non pas parce qu’ils sont sionistes, mais parce qu’ils sont juifs (par opposition aux musulmans qui les entourent). Cette prise de conscience cruciale peut conférer une signification nouvelle à la notion de « juif errant ». La dialectique qui s’est instaurée entre la Diaspora et Eretz Yisrael conduit à un contre-courant de migration, d’aspiration et d’espoir. Les juifs de la Diaspora sont aspirés par Israël à la lumière du fantasme sioniste, et les juifs israéliens, de l’autre côté, sont déterminés à s’enfuir de leur pays en voie d’être assiégé. La Diaspora se dirige vers Eretz Yisrael, et les juifs israéliens, de manière générale, n’aspirent qu’à s’enfuir.

Ce contre-courant de migration/aspiration est loin d’être une question contingente, en réalité, c’est le produit direct des écritures saintes judaïques. Comme je l’ai exploré dans mon article « D’Esther à l’Aipac », les spécialistes de la Bible débattent, aujourd’hui, de l’historicité de la Bible. Apparemment, la Bible a été, pour l’essentiel « écrite après l’exil babylonien, et ses écrits remanient (et, dans une large mesure, inventent) l’histoire israélite antérieure, afin qu’elle reflète et réitère les expériences vécues par ceux qui revenaient de l’exil à Babylone. »

En conséquence, la Bible, en tant que texte exilique, aboutit à une réalité fragmentée, dans laquelle le juif de la Diaspora aspire à « retourner » une fois encore chez lui, l’idéologie perdant de son caractère persuasif. Le cas du sionisme est similaire, de manière frappante : il a réussi à aspirer quelques juifs en leur parlant de Sion, et pourtant, une fois à Sion, l’idéologie est incapable de pourvoir à l’aventure domestique.

Nous pouvons très clairement déceler une tension dialectique entre le sionisme, l’identité du juif de la diaspora, et l’israélité, qui est dans une large mesure relative au projet hébraïque. Le sionisme et Israël sont deux pôles différents, qui, ensemble, forment l’expérience juive contemporaine.

Aime-toi toi-même autant que tu hais tous les autres

Une fois que vous avez compris l’opposition dialectique entre Eretz Yisrael et la Diaspora, vous êtes prêt à aller de l’avant et à réfléchir à la relation complémentaire unique existant entre les deux. Autant Eretz Yisrael et la Diaspora établissent un contre-courant d’aspiration et de migration, autant Israël a pour fonction d’établir une interprétation symbolique cohérente et logique du chauvinisme et du suprématisme tribaux juifs. Israël fait du « aime-toi toi-même autant que tu hais tous les autres » une réalité dévastatrice, dans laquelle l’auto-aimant s’avère capable d’infliger la douleur la plus atroce aux voisins qui l’entourent.

Afin de comprendre le concept juif d’amour de soi-même, il est sans doute nécessaire que nous réfléchissions, au préalable, à la question qui fait exister cette forme particulière de conscience émotionnelle personnelle : j’ai nommé la problématique de l’élection.

Si la compréhension religieuse juive de l’élection juive est conçue comme un fardeau moral, par lequel les juifs se voient ordonner par Dieu d’être un modèle de comportement moral, l’interprétation juive laïque de l’élection se réduit à une forme chauvine, banale, de suprématie racialement orientée. Elle encourage clairement ceux qui ont l’heur d’avoir une mère juive à s’aimer eux-mêmes aveuglément. Il est crucial de mentionner, à ce stade, que, dans la plupart des cas, la suprématie juive conduirait à un certain niveau de mépris pour les droits élémentaires des autres (les non-juifs, ndt). Dans bien des cas, cela conduit à l’animosité, voire même à la haine, que celle-ci soit latente, ou manifeste.

C’est ce suprématisme qui est au cœur de la revendication sioniste sur la Palestine, aux dépens de ses habitants indigènes. Mais cela ne s’arrête manifestement pas à la Palestine ; la manifestation radicale du lobbying juif en faveur de l’extension de la « guerre contre le terrorisme », telle que manifestée, par exemple, par l’American Jewish Congress, n’en est qu’un exemple supplémentaire. Je n’oserais jamais affirmer que ce type de fomentation de guerre soit inhérent aux juifs (en tant que peuple), et pourtant, malheureusement, il est particulièrement symptomatique de la pensée politique tribale juive, que celle-ci soit de gauche, de droite, ou du centre.

Par conséquent, le fait que, sur la ligne de front de la lutte pour l’humanisme et l’éthique universels, nous trouvions des juifs tels que Jésus, Spinoza et Marx ne devrait absolument pas nous étonner. Ces gens, qui se sont sacrifiés pour introduire une notion de fraternité, se sont élevés, tout d’abord et avant toute chose, contre la suprématie tribale qu’ils trouvaient en eux-mêmes et dans leur héritage culturel. Par-dessus tout, ils ont protesté contre ce qui leur était familier et ils ont suggéré d’y substituer la fraternité et l’amour.

Toutefois, nous pouvons noter que Jésus, Spinoza et Marx n’ont pas réussi à transformer les juifs (en tant que collectif), bien qu’ils aient eu un certain succès chez certain d’entre eux. Apparemment, le passage du tribalisme dogmatique monothéiste pétrifié vers un universalisme pluraliste et tolérant est quasiment impossible. De fait, beaucoup de juifs ont réussi à laisser tomber Dieu, comme nous le savons, certains sont devenus marxistes, mais d’une certaine façon, beaucoup de ces derniers sont restés fidèles à leur philosophie « uniquement juive », monothéiste et tribalement exclusiviste (le Bund, le JAZ). D’autres sont allés jusqu’à devenir une « nation comme toutes les autres nations » (sionisme), sauf qu’ils ont veillé à nettoyer et à massacrer ceux qui, ethniquement, ne correspondaient pas à la vision qu’ils se faisaient d’eux-mêmes (la Nakba de 1948). Certains sont devenus tellement libéraux et cosmopolites qu’ils ont trouvé le moyen de réduire le conflit mondial contemporain en une simple question de « boisson non alcoolisée ». « Les gens qui boivent du Coca-Cola ne se font pas la guerre », nous ont-ils appris. C’est peut-être vrai, toutefois, apparemment, les buveurs de Coca ont récemment massacré un million et demi d’Irakiens, le tout, au nom de la « démocratie »…

Il est tout-à-fait crucial de mentionner que beaucoup de juifs ont réussi à s’assimiler et à laisser de côté leurs traits dominants tribaux et qu’ils fonctionnent, aujourd’hui, comme des êtres humains ordinaires. Ils n’ont rien à voir ni avec le Bund, ni avec les Neocons, ni avec le sionisme. Apparemment, ces êtres authentiquement libérés ne rentrent pas dans le cadre de cette étude, et je ne puis que leur souhaiter la chance et le succès.

Toutefois, bien que les juifs soient divisés entre eux sur de nombreux sujets, ils sont unis dans la lutte contre ceux qu’ils identifient collectivement comme leurs ennemis. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre que ceux qui oeuvrent sous la bannière exclusive juive, au sein du mouvement de solidarité avec la Palestine, et au sein des mouvements anti-guerre, sont avant tout préoccuper de lutter contre toute référence au lobbying juif, ou au pouvoir juif.

J’en ai déjà proposé une explication. Le sionisme, en tant que tel, a peu à voir avec Israël : c’est un discours interne à la Diaspora juive. Par conséquent, le débat entre les sionistes et les antisionistes juifs n’a aucun impact sur Israël, ni sur la lutte contre les exactions israéliennes. Ce débat ne sert qu’à entretenir la controverse au sein de la famille, tout en semant davantage de confusion chez les goyim. Cela permet au propagandiste juif ethnique d’affirmer que « tous les juifs ne sont pas sionistes, de fait, il y a presque deux douzaines d’ « antisionistes juifs » dans le monde ».

Aussi pathétique cela paraisse, cet argument filandreux a suffi à effectivement faire exploser toute critique contre le lobbying ethnocentrique juif exprimée au cours des quarante années écoulées. Apparemment (et malheureusement), quand il s’agit d’agir, les sionistes et les prétendus « anti »-sionistes juifs se comporte comme un seul et même peuple. Pourquoi agissent-ils comme un seul homme ? Parce qu’ils sont un seul et même peuple. Sont-ils réellement un même peuple ? Peu importe, dès lors qu’ils sont persuadés eux-mêmes d’être un même peuple ou d’agir en tant que tels. Et qu’est-ce qui fait d’eux un même peuple ? Sans doute est-ce le fait qu’ils haïssent tous les autres autant qu’ils s’aiment eux-mêmes !...

Un vieil adage juif dit : « Dis-moi qui sont tes amis, et je te dirai qui tu es », il serait tout-à-fait approprié de le moderniser afin de le faire correspondre à une lecture plus affinée de la politique juive tribale contemporaine : « Dis-moi qui tu hais, et je te dirai qui tu es ! ». Si, par exemple, vous haïssez Finkelstein, Atzmon, Blankfort, Mearsheimer & Walt, etc., vous êtes sans doute juif. Si, simplement, vous n’êtes pas d’accord avec l’une quelconque des personnes citées, vous pouvez, sans problème, être n’importe qui.

La haine, et même la répugnance envers quelqu’un, est tristement symptomatique de la politique tribale juive, et cela a probablement quelque chose à voir avec le fait que la politique tribale juive est marginale et définie par la négation. De manière notable, Israël a réussi à la perfectionner et il lui a donné une signification réellement nouvelle. Alors que le juif diasporique a le droit de s’aimer lui-même, sa haine envers l’autre est dans une large mesure étouffée. Autant certains juifs peuvent aimer observer à la lettre leurs prescriptions religieuses et cracher sur les églises [1], ou simplement détruire l’existence d’universitaires et d’artistes prestigieux, la haine et la violence ne sont pas tolérées à l’intérieur du discours occidental contemporain.

C’est exactement là où Israël entre dans la danse. Autant les Israéliens s’aiment eux-mêmes, autant ils sont capables de haïr quiconque n’est pas eux. Ils sont capables d’affamer des millions de Palestiniens, ils sont capables de tuer quand cela leur chante. Israël a fait de la maxime « aime-toi toi-même ; haïs tous les autres ! » une pratique viable. Il a résolu la tension ambivalente la plus inhérente relative à l’amour de soi, tout en étant au milieu d’autres. Israël ne se contente pas de haïr le professeur Finkelstein ; il est capable de l’emprisonner, et même de le déporter. Israël ne se contente pas de haïr les Palestiniens, il est aussi capable de les affamer, de les enfermer derrière des murailles et des fils de fer barbelés, il est capable de les bombarder, et même de vitrifier les plus déterminés d’entre eux, le moment venu.

C’est là l’aspect le plus effrayant de la complémentarité entre Eretz Yisrael et la Diaspora. C’est la matérialisation d’une société percluse de haine. Après deux millénaires d’errance, le juif national réformé de frais est capable non seulement de haïr, mais aussi d’infliger la douleur la plus insupportable à ceux qu’il a l’heur de haïr.

Exploration de la Question juive

Une fois par ans, autour de Pâques, ma famille me quitte, et je reste seul à Londres, pour deux semaines. Mon épouse Tali et nos deux enfants Mai et Yann vont en Israël. Je vois bien à quel point ils aiment aller là-bas. Je comprends très bien ce que c’est qu’ils aiment trouver, là-bas. Heureusement, je suis en mesure de dire qu’au moins pour l’instant, mes enfants ne sont pas amoureux frapadingues d’eux-mêmes et qu’ils ne se considèrent pas comme faisant partie d’un quelconque collectif tribal. En conséquence de quoi, ils ne haïssent personne.

Toutefois, à travers leur expérience, je peux voir ce qu’Israël peut offrir, en particulier à ceux qui n’y vivent pas. Je peux voir à quel point l’aventure israélienne peut paraître une success story, vue de loin. A travers leur expérience, j’ai appris des choses sur la dialectique entre la quête domestique israélo/hébraïque et l’aspiration sioniste/diasporique. La négation et la complémentarité entre l’hébraïque et le diasporique est l’essence de l’expérience juive contemporaine.

Si nous voulons régler la question des crimes perpétrés par Israël et celle du mal promu par les lobbies sionistes mondiaux, nous devons entreprendre une étude approfondie de la question juive et de l’expérience juive. Il ne s’agit pas seulement d’Israël ou du sionisme, mais bien plutôt de l’amalgame dévastateur de la complexité formée par les deux. A défaut de questionner l’expérience juive, nous sommes condamnés à perdre notre temps à employer une terminologie archaïque remontant au XIXème siècle, qui n’a strictement rien à voir avec le conflit actuel.

Une fois que nous serons assez courageux pour explorer la question juive et l’identité juive, nous serons peut-être à même de comprendre que l’apartheid israélien n’est pas simplement un ensemble de circonstances politiques, mais, en réalité, un résultat naturel d’une philosophie tribale particulière, qui est racialement orientée. Le mur israélien n’est pas une mesure politique, mais bien plutôt une manifestation d’une attitude raciste exclusiviste qui est au cœur de la notion juive de ségrégation. Dès lors que nous nous élèverions et que nous insisterions pour interpréter l’examen israélo/sioniste de la question juive, nous pourrions tout aussi bien comprendre la raison pour laquelle le Sénateur Obama s’est précipité au congrès de l’Aipac, trois heures seulement après que sa nomination à la candidature républicaine fut assurée.

L’ensemble des promesses faites par Obama, Clinton et McCain à l’Aipac, voici de cela quelques jours, est, en réalité, un fidèle reflet de l’expérience juive contemporaine. Les sénateurs ont alimenté les lobbyistes juifs américains prééminents exactement avec la nourriture qui leur convient. Au détriment des Palestiniens, des Irakiens, des Syriens, des Iraniens et de milliards de musulmans, les hommes politiques américains ont ouvertement promis que l’Amérique persistera à être de parti-pris. Apparemment, l’Amérique préfère apaiser sa minuscule minorité juive à être un médiateur international et un négociateur véritablement sincère. J’affirme fortement qu’à la lumière des crimes perpétrés par l’Etat juif au nom du peuple juif, nous sommes parfaitement fondés à mettre en question la philosophie et la praxis inhérentes à l’expérience juive. Nous ne devons jamais nous laisser intimider, ni par les activistes ethniques juifs, ni par les diffamateurs sionistes.

Dès lors que les juifs ne forment pas une race, mais qu’ils succombent largement à diverses formes de politiques collectives racialement orientées, nous n’avons aucune raison de craindre d’aborder cette question. Une fois que nous aurons intégré comme une donnée que les juifs ne forment pas une race, l’étude de l’identité et de la politique juives ne relèvera ni du racisme, ni de l’essentialisme. C’est en réalité tout le contraire : de fait, il s’agit d’une lecture critique d’une idéologie raciste, et de son suprématisme inhérent.

Ceux d’entre nous qui voient dans Israël et le sionisme le plus grave danger pesant sur la paix du monde doivent persévérer dans cette étude. Au lieu de nous focaliser séparément sur le sionisme ou sur Israël, nous devons étudier l’amalgame unique en son genre de complexité que forment les deux. Ce complexe dialectique détermine la notion contemporaine d’expérience juive. Le sionisme, en lui-même, n’est pas davantage qu’un leurre. Il n’a d’autre finalité que de captiver notre attention et de nous faire perdre notre focale. Apparemment, notre attaque du sionisme n’a aucun impact sur Israël, sur sa politique et sur ses habitants. Au mieux, elle dérange quelques juifs sionistes. Tout autant que l’étude critique de l’« Expérience juive » peut nous aider à sauver des millions de vies de Palestiniens, d’Irakiens, de Syriens et d’Iraniens, il est dans l’intérêt collectif des juifs de comprendre la véritable nature de l’expérience et de la politique juives. En fin de compte, c’est la politique juive (plutôt que la religion juive) qui risque, in fine, de démoniser l’entièreté du collectif juif, pour les millénaires à venir. Il relève de l’intérêt collectif juif d’arrêter la bête furieuse politique, avant qu’il ne soit trop tard.

Je le dois à mes frères et à mes sœurs palestiniens, je me le dois à moi-même, je le dois à Yann et à Mai. Je veux être certain que lorsque viendra le temps, pour eux, de protester contre ma propre « expérience anti-juive », je sois assez intelligent pour en discuter avec eux, jusqu’au bout, d’une manière ouverte et réfléchie.

[1] D’après le Dr. Israel Shahak, dans son ouvrage « Histoire juive, religion juive », cette pratique a des racines anciennes, et elle est devenue de plus en plus fréquente : déshonorer les symboles religieux chrétiens est un devoir religieux très ancien, dans le judaïsme. Cracher sur la croix, et en particulier sur le crucifix, et cracher, pour les juifs, lorsqu’ils viennent à passer devant une église, est devenu une obligation, pour les juifs pieux, depuis environ le troisième siècle. Par le passé, quand le danger d’une hostilité antisémite était réelle, les juifs pieux étaient tenus par leurs rabbins soit de cracher d’une telle manière que leur raison pour ce faire reste impossible à élucider, ou bien de cracher, mais de façon à ce que le crachat retombe sur leur poitrine, et n’atteigne pas réellement la croix, ou de ne pas cracher ouvertement en passant devant une église.

Source : Palestine Think Tank  Traduction : Marcel Charbonnier