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Chronique du soixantième anniversaire de la Nakba dans les territoires palestiniens

60 après la Naqba : les Palestiniens, un peuple

Par Julien Salingue

mercredi 21 mai 2008

Le 15 mai 2008, jour du soixantième anniversaire de la Nakba, la Cisjordanie et la Bande de Gaza ont été le théâtre de diverses initiatives visant à commémorer la « Catastrophe » que fut l’expulsion de 800 000 Palestiniens lors de la fondation de l’Etat sioniste. Contrairement à ce qui s’est passé lors des cérémonies qui se sont déroulées de l’autre côté du Mur pour célébrer le soixantième anniversaire de la Déclaration d’Indépendance, ici on n’avait rien à fêter. Car 60 ans après les réfugiés vivent toujours dans des camps, en Cisjordanie, à Gaza, en Jordanie, en Syrie ou au Liban. 60 ans après les expulsions continuent, par le biais des expropriations liées à l’expansion des colonies ou de celles dues à la construction du Mur. 60 ans après on dénie toujours au peuple palestinien le droit à l’autodétermination, le droit d’avoir une identité, le droit d’avoir une Histoire.

Depuis plusieurs semaines les autorités sionistes annonçaient la « très forte probabilité » qu’un attentat sanglant transforme le jour de fête en un jour noir, justifiant de la sorte le fait que l’étau autour des territoires palestiniens soit encore un peu plus resserré. Mais l’attentat n’a pas eu lieu. Les soldats qui d’ordinaire harcèlent les Palestiniens sur l’un des 550 checkpoints de Cisjordanie ou lors des incursions ont défilé et tout le monde s’est extasié. Les Chefs d’Etat étrangers, qui ont tous boycotté « l’autre » cérémonie, ont dit toute leur sympathie pour l’Etat sioniste et tout le monde les a remerciés. Les avions de chasse sionistes qui d’habitude bombardent la Bande de Gaza ont exécuté de spectaculaires figures dans le ciel et tout le monde a applaudi.

Pour les Palestiniens, le 15 mai 2008 fut un jour noir comme les autres. Comme l’avait été le 14, et comme le fut le 16. Un jour noir de plus. Très exactement le 21915ème jour depuis la Nakba. 21915, comme le nombre de ballons, noirs eux aussi, lâchés depuis diverses villes et camps de réfugiés, dans l’espoir qu’ils soient visibles depuis Jérusalem et rappellent aux participants à la fête, de l’autre côté du Mur, que le 15 mai est pour une nation toute entière synonyme de deuil. Qu’ils leur rappellent que 60 ans plus tôt qu’Israël est né du nettoyage ethnique, condition mathématiquement indispensable à l’établissement d’un Etat juif dans un territoire majoritairement peuplé d’Arabes palestiniens.

En quittant Jénine à 7 heures du matin, en compagnie de femmes et d’enfants du camp de réfugiés, dans un bus affrété par l’association « Not to Forget » créée à la suite et en souvenir des tragiques événements d’avril 2002 à Jénine, je ne sais précisément de quoi ma journée sera faite, même si je sais qu’elle sera, comme la journée de tout un chacun dans les territoires palestiniens, placée sous le signe de la mémoire de la Nakba. J’ai en effet décidé de me rendre, dans la mesure où les conditions de circulation le permettront, dans diverses villes afin d’assister à plusieurs des événements organisés à l’occasion de la commémoration du soixantième anniversaire du moment fondateur de la tragédie palestinienne. En arrivant 15 heures plus tard à Halhul, près d’Hébron, je ne peux m’empêcher de me dire que j’ai non seulement, au cours de cette journée, traversé la Cisjordanie du Nord au Sud, mais aussi 60 ans, sinon plus, d’Histoire du peuple palestinien.

A Ramallah, les anciens sont là. Sur un terrain rebaptisé « Camp al-Awda » (Camp du Retour), dans lequel ont été installées des tentes en souvenir des premières années dans les camps de l’ONU, ils sont quelques-uns à raconter aux plus jeunes l’expulsion et l’exil. Ils ont apporté avec eux des photos d’époque, la clé de leur maison ou les titres de propriété prouvant qu’ils possèdent bien, là-bas, une terre qu’on leur a volée. Des visages ridés d’hommes et de femmes marqués par 60 ans d’exode forcé, exprimant tout à la fois détresse et dignité, fatigue et révolte, lassitude et détermination. Des témoins vivants du fait que l’existence d’un plan d’expulsion élaboré par les dirigeants du mouvement sioniste à la fin des années 40 n’est pas le produit des fantasmes malsains et des pulsions autodestructrices d’historiens israéliens pervers et masochistes.

Dans le camp d’Aïda, près de Béthléem, à quelques mètres du Mur et au pied de l’imposant Portail du Retour, sur lequel trône une non moins imposante clé de 10 mètres de long, construits tous les deux à l’occasion du soixantième anniversaire de la Catastrophe, ils sont des centaines, notamment des enfants, à porter les ballons noirs qui bientôt flotteront dans le ciel de Béthléem et de la proche et lointaine voisine Jérusalem. Accrochés aux ballons, des cartons sur lesquels ils ont écrit les noms des villes et villages desquels leurs grands-parents ont été chassés. Des villages qui ont ensuite été rasés ou tout simplement laissés à l’abandon, preuve que l’objectif des milices sionistes n’était pas seulement d’accaparer la terre mais aussi et surtout d’en chasser ses habitants. Accrochés aussi, des messages adressés au reste du monde, pour dire que 60 ans après les réfugiés sont toujours là et qu’ils n’ont pas renoncé à leurs droits, même s’ils doivent pour se faire entendre emprunter la voie des airs, à défaut de pouvoir briser les murs des ghettos dans lesquels on voudrait qu’ils se résignent à vivre.

Au Centre Culturel Handala, dans le camp d’al-Azzah, situé à proximité d’Aïda, on met la dernière main aux préparatifs du spectacle qui va être présenté quelques heures plus tard lors d’un festival organisé dans la bourgade voisine de Beit Sahour. Tandis que les plus jeunes écoutent attentivement les ultimes conseils prodigués par les animateurs du Centre, un groupe d’adolescents répètent une Dabke, danse traditionnelle palestinienne, dans une ambiance à la fois joyeuse et studieuse. Les salles du centre sont trop petites et les danseurs ont du mal à s’éviter alors qu’ils exécutent leurs pas. Chez les petits, qui vont jouer une saynète mêlant mimes et danses, les derniers réglages sont un peu difficiles, mais leur patience, leur concentration et leur application témoignent de l’importance qu’ils accordent, eux aussi, à l’événement.

Dans le bus qui nous emmène d’al-Azzah à Beit Sahour, les jeunes du Centre Handala font la fête. On chante, on siffle, on frappe dans les mains… Le véhicule ne passe pas inaperçu dans les rues de Béthléem et nombre de passants ont des gestes de sympathie ou d’encouragement en direction des passagers du bus. Les adolescents de la troupe de danse ont revêtu leurs tenues de scène : des costumes traditionnels palestiniens, pantalons noirs et chemises rouges pour les garçons, longues robes jaunes et tissus rouges dans les cheveux pour les filles. Les plus petits portent des tee-shirts noirs édités à l’occasion du 60ème anniversaire de la Nakba, au dos desquels sont inscrits quatre chiffre : 1948, comme l’année de la Catastrophe. Les trois premiers chiffres sont de couleur blanche tandis que le dernier est rouge : 194, comme la résolution de l’ONU, votée elle aussi en 1948, qui affirme « qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible ».

Sur un parking du village chrétien de Beit Sahour, une scène a été dressée. Elle est recouverte d’une bâche noire et sobrement décorée de quelques drapeaux palestiniens. Au-dessus de la scène une banderole affirme que « la normalisation des relations avec l’occupant est en contradiction avec le droit au retour ». Les groupes de musique et les troupes de danse ou de théâtre se succèdent. Ils viennent de différents camps, villes et villages de Cisjordanie. Ils sont jeunes, se sont de toute évidence longuement préparés pour l’occasion et le public est manifestement conquis. Les deux troupes du Centre Culturel Handala exécutent à leur tour leurs numéros, qui se déroulent sans accroc et ils quittent la scène sous les applaudissements nourris des spectateurs. Ils sont suivis d’un groupe de rap composé de deux jeunes hommes et d’une jeune fille, venus de la localité voisine de Beit Jala et du camp de réfugiés d’Aïda.

Arrive alors sur scène la dernière troupe de danse. 8 garçons, 8 filles, vêtus de splendides et chatoyants costumes traditionnels, qui vont exécuter la Dabke qui clôturera la soirée. Ceux-là ont une particularité : ils sont de ceux que l’on nomme ici les Palestiniens de 48, couramment et improprement appelés « Arabes israéliens », comme pour nier le fait qu’ils sont eux aussi une composante essentielle de la nation palestinienne. Les 1.3 millions de Palestiniens de 48 sont les descendants des 150 000 Arabes palestiniens qui n’ont pas fui leurs terres lors de la grande expulsion de 1948. Après 18 ans sous le régime de la Loi martiale, ils ont acquis la nationalité israélienne en 1966 mais subissent depuis discriminations et violences. Ils sont relégués dans une position de citoyens de seconde zone, ne pouvant pas, par exemple, acheter de terres appartenant à l’Etat ou à des propriétaires juifs. Leur statut de sous-citoyens révèle la contradiction inhérente à l’autodéfinition d’Israël comme « Etat juif et démocratique ».

Leur présence à Beit Sahour, le soir du 15 mai, est symbolique à plus d’un titre. Ils sont venus témoigner leur solidarité avec les anciens voisins de leurs grands-parents. Ils sont venus aussi, en tant que population elle aussi discriminée par l’Etat sioniste, affirmer leur communauté de destin avec le reste de la nation palestinienne. Ils sont venus enfin, en exécutant une danse traditionnelle qui ressemble à s’y méprendre, si ce n’est qu’elle les surpasse à bien des égards, à celles des troupes qui les ont précédés, affirmer l’unité du peuple palestinien. Au-delà des séparations imposées depuis 60 ans, entre ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur, entre ceux d’Israël et ceux des territoires palestiniens, entre ceux de Cisjordanie et ceux de Gaza, ils sont l’incarnation de l’indivisibilité de la nation palestinienne, unie dans l’adversité et dans son combat pour l’émancipation.

Leur époustouflante prestation va enchanter le public. Pendant qu’ils exécutent leur Dabke, des petits groupes se forment parmi les spectateurs, qui se mettent eux aussi à danser en rythme. A chaque fois que les danseurs se mettent à frapper dans les mains, l’assistance les accompagne, avec toujours plus de conviction. Durant 30 minutes, le petit parking de Beit Sahour est le théâtre d’une étonnante communion, où pendant la durée d’une danse la joie de vivre et d’être réunis a supplanté le souvenir du deuil et de la séparation. Les 16 adolescents quitteront la scène épuisés et heureux, sous les acclamations d’une audience sous le charme, pour rejoindre rapidement le bus qui les ramènera de l’autre côté du Mur. Leur performance, débordant d’énergie, d’enthousiasme et de sourires, aura donné plus que toutes les autres son sens profond à ce type d’initiatives que d’aucuns pourraient considérer comme davantage folkloriques que politiques.

Une nation dont on essaie d’effacer l’histoire, l’identité, voire même l’existence, a un rapport singulier à sa culture. Lorsque des adolescents palestiniens revêtus de costumes exécutent une danse traditionnelle le jour de l’anniversaire de la Nakba, ils font bien plus que rendre un hommage appuyé à leurs aïeux. Ils affirment qu’ils ont une culture, des coutumes, des traditions. Qu’ils ont une Histoire, passée, présente, à venir. Qu’ils sont, tout simplement, un peuple. Contre les mensonges des dirigeants du mouvement sioniste qui ont affirmé que la Palestine était « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Contre les provocations d’une ancienne Premier Ministre de l’Etat sioniste qui a déclaré qu’en 1948 « les Palestiniens n’existaient pas ». Contre les hallucinations de tous ceux qui ont répété, et répètent aujourd’hui encore, que les non-Juifs ne seraient que des intrus sur une terre que Dieu et les Néo-conservateurs de Washington auraient attribuée à ses seuls habitants juifs.

Ce 15 mai 2008, à Beit Sahour, les danseurs de Dabke sont tout autant les porte-parole de la tragédie passée du peuple palestinien que de son drame actuel. Ils sont l’incarnation du fait que le peuple palestinien se souvient plus que jamais de la Nakba et que les jeunes générations sont prêtes à prendre en charge la lutte contre l’oubli. Ils sont la démonstration de cette vérité que certains tentent de nier : le peuple palestinien a existé, existe et existera. Leurs pas de danse sont chargés d’Histoire et leurs sourires d’adolescents sont signe d’espoir.

Ce 15 mai 2008, à Beit Sahour, les danseurs de Dabke lancent un défi au monde, comme plus tôt dans l’après-midi leurs cousins de Gaza ont lancé des pierres sur l’armée israélienne et leurs voisins d’Aïda ont lancé des ballons noirs dans le ciel. Ils affirment tout simplement qu’ils sont palestiniens, qu’ils ont des droits et qu’ils refusent de se soumettre. Les anciens du « Camp du Retour », à Ramallah, peuvent ranger la clé de leur maison sous leur oreiller et s’endormir tranquille. La relève est assurée.