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Tout simplement, dignement et exemplairement (ndlr)

Pas de checkpoints au paradis

Par Ramzy Baroud > info@ramzybaroud.net

mercredi 9 avril 2008

J’ai toujours le vif souvenir du visage de mon père – ridé, nerveux, chaleureux- lorsqu’il y a quatorze ans, il m’a dit au revoir pour la dernière fois. Il se tenait devant la porte rouillée de la maison de ma famille, dans un camp de réfugiés de Gaza, en pyjama jaune sous ce qui semblait être une vieille robe de chambre. Alors que je mettais mon unique petite valise dans le taxi qui me allait me conduire en une heure à un aéroport israélien, mon père ne bougeait pas. J’aurais aimé qu’il rentre ; il faisait froid et les soldats pouvaient surgir à n’importe quel moment. Tandis que la voiture roulait, mon père s’estompait au loin, comme le cimetière, le château d’eau et le camp. Pas une seconde il ne m’est pas venu à l’esprit que je ne le reverrais jamais.

Aujourd’hui, je pense à mon père tel qu’il était ce jour là. Ses larmes et ses dernières paroles pleines d’inquiétude : « Tu as ton argent ? Ton passeport ? Ta veste ? Appelle-moi lorsque tu seras arrivé. Tu es sûr que tu as ton passeport ? Vérifie, va, juste une dernière fois ! »

Mon père était un homme qui a toujours refusé le principe qu’on n’est que le résultat de sa situation. Expulsé de son village lorsqu’il avait 10 ans, courant pieds nus derrière ses parents, il est passé en un instant de fils d’un propriétaire terrien à réfugié sans le sou dans une tente bleu fournie par les Nations Unies à Gaza. C’est ainsi que sa vie de famine, de souffrance, de sans foyer, de combat pour la liberté, d’amour, de mariage et de perte a commencé.

Avoir été choisi pour être celui qui quitte l’école pour aider son père à subvenir aux besoins de sa famille hébergée maintenant sous une tente fut pour lui une énorme source d’angoisse. Sur une terre étrange, inconnue, son nouveau rôle était d’aller dans les villages et camps de réfugiés voisins pour vendre du chewing-gum, de l’aspirine et autres petits articles. Ses jambes portaient les traces des nombreuses morsures des chiens qu’il avait subies pendant ses trajets quotidiens. D’autres cicatrices sont venues, plus tard, des éclats d’obus, pendant la guerre.

En tant que jeune homme et soldat dans l’unité palestinienne de l’armée égyptienne, il a passé des années de sa vie à marcher dans le désert du Sinaï. Lorsque l’armée israélienne s’est emparée de Gaza après la défaite arabe de 1967, le commandant israélien rencontra ceux qui avaient servi comme officiers de police sous autorité égyptienne et leur a offert la possibilité de continuer leur service sous autorité israélienne. Fièrement et volontairement, mon jeune père a choisi la misère noire plutôt que travailler sous pavillon de l’occupant. Et comme on pouvait le prévoir, cela lui a coûté très cher. Son fils de deux ans est mort peu après.

Mon frère aîné est enterré dans le cimetière même qui jouxte la maison de mon père dans le camp. Mon père, qui ne supportait pas l’idée que son fils unique était mort parce qu’il ne pouvait pas acheter de médicaments ou de nourriture, allait dormir près de la minuscule tombe, ou posait, dessus et autour, des pièces de monnaie et des bonbons.

Sa réputation d’intellectuel, sa passion pour la littérature russe, et son soutien infini aux compagnons réfugiés lui créaient des problèmes non déclarés avec les autorités israéliennes, qui en représailles lui ont interdit de quitter Gaza.

Le manque de traitement médical adapté a aggravé son asthme, qui s’était développé à l’adolescence. Pourtant, en dépit de crises de toux quotidiennes et haletant constamment, il a négocié son chemin dans la vie avec acharnement, pour l’amour de sa famille.

Il a refusé de travailler comme main d’œuvre bon marché en Israël. « La vie elle-même ne vaut pas une once de la dignité », insistait-il. Mais avec toutes les frontières fermées sauf celles avec Israël, il lui fallait trouver le moyen de ramener de l’argent. Il achetait des vêtements et des chaussures bon marché, des téléviseurs usagés, et autres articles diverses, et trouvait le moyen de les ramener au camp pour les vendre. Il investissait tout ce qu’il gagnait pour assurer que ses fils et sa fille recevraient une bonne éducation, mission ardue dans un endroit comme Gaza.

Mais lorsque le soulèvement palestinien de 1987 a explosé, et que notre camp est devenu un champ de bataille entre les jeteurs de pierres et l’armée israélienne, la simple survie est devenue la nouvelle obsession de Papa. Notre maison était la plus proche de Red Square, nommée ainsi à cause du sang qui y avait été versé, et elle bordait aussi le "Cimetière des Martyrs".

Comment un père peut-il protéger convenablement sa famille dans un tel environnement ? Les soldats israéliens ont pris notre maison d’assaut des centaines de fois ; c’est toujours lui qui, d’une manière ou d’une autre, les contenait, suppliant pour la sécurité de ses enfants, pendant que nous étions blottis dans une pièce sombre, attendant notre sort. « Vous comprendrez lorsque vous aurez des enfants », dit-il à mes frères aînés, un jour où ils protestaient parce qu’il avait laissé les soldats le gifler. Notre papa « combattant de la liberté » se battait pour expliquer que l’amour de ses enfants peut surpasser son propre orgueil. Il a grandi à mes yeux, ce jour-là.

Cela fait quatorze ans que j’ai vu mon père pour la dernière fois. Parce qu’aucun de ses enfants ne pouvait entrer à Gaza isolée, il est resté seul pour subvenir à ses besoins. Nous avons essayé de l’aider autant que nous pouvions, mais à quoi sert l’argent quand il n’y a pas de médicaments ? La dernière fois que nous avons discuté, il m’a dit qu’il craignait de mourir avant de voir mes enfants, mais j’ai promis que je trouverais le moyen. J’ai échoué.

Avec le siège de Gaza, la vie de mon père est devenue impossible. Ses maux n’étaient pas suffisamment « graves » pour les hôpitaux bondés de jeunes mutilés. Pendant le dernier massacre israélien, tous les espaces des hôpitaux ont été transformés en salle de chirurgie, et il n’y avait pas de place pour un vieil homme comme mon père. Toutes les tentatives pour le transférer dans un hôpital mieux équipé en Cisjordanie ont échoué, parce que les autorités israéliennes ont systématiquement refusé de lui donner le permis nécessaire.

« Je suis malade, fils, je suis malade », pleurait mon père lorsque je lui ai parlé deux jours avant sa mort. Il est mort, seul, le 18 mars, attendant d’être réuni avec mes frères en Cisjordanie. Il est mort en réfugié, mais en homme fier néanmoins.

La lutte de mon père a commencé il y a 60 ans, et elle s’est terminée il y a quelques jours. Des milliers de personnes sont venues à ses funérailles, de partout à Gaza, des gens opprimés qui ont partagé son calvaire, ses espoirs et ses combats, et qui l’ont accompagné au cimetière où il repose maintenant. Même un combattant opiniâtre mérite un moment de paix.

Source : Ramzy Baroud  Traduction : MR pour ISM