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Pendant que nous nous endormons

TEMOIGNAGE D’UN CITOYEN ORDINAIRE

Parole de clown, si bienvenue !

samedi 14 mai 2005

Paroles de clown

Je reviens d’un « voyage » dont je ne reviens pas vraiment... Certainement pas le même en tout cas. A l’occasion de la tournée en Palestine des « Clowns sans Frontières » (Site ; leur devise : « jamais plus d’enfants sans sourire ») que nous organisions avec les Centres Culturels Français, j’ai accompagné 9 artistes dans la Bande de Gaza pour les spectacles qu’ils donnaient deux fois par jour dans les camps de réfugiés de ce morceau de territoire palestinien.

Pour situer rapidement, la Bande de Gaza se situe à 60 km au sud de Tel-Aviv, capitale d’Israël. C’est une zone côtière qui fait au maximum 45 km du nord au sud et au maximum 10 km de l’ouest à l’est. Elle est habitée par 1.324.991 palestiniens dont 670 000 sont des réfugiés qui ont été chassés par Israël en 1948 ou 1967 de Jaffa, Jérusalem, ou des villages situés aux environs de ces deux villes, et qui vivent maintenant dans des camps de l’ONU (gérés par l’URNWA, le bureau de l’ONU pour les réfugiés palestiniens). La moitié de la population y a moins de 15 ans. Les trois quart de la population y vivent sous le seuil de pauvreté. Le taux de chômage y est de 50 %. C’est un territoire complètement fermé et isolé par un mur, du grillage et des barbelés israéliens : les seuls points d’accès sont le barrage d’Erez au nord, le barrage de Karmi pour les marchandises uniquement, et, au sud, le barrage israélien de Rafah à la frontière égyptienne. Il faut toutefois savoir que ces passages ne sont absolument pas libres pour les palestiniens : la plupart ne sont pas sortis de la la Bande depuis plus de 5 ans. De même, les étrangers n’y ont plus accès, sauf si leurs consulats font une coordination spéciale avec l’armée israélienne, mais pour cela il faut justifier d’une raison bien précise, et malgré cela l’entrée dans Gaza n’est pas assurée. Même la mer est fermée : les pêcheurs ne peuvent s’éloigner qu’à 4 miles nautiques des côtes, et la marine israélienne patrouille pour veiller au bon respect de cette distance (mais certains jours ils ne peuvent pas sortir du tout, sans raison précise). La nuit à Gaza, moment magique, on distingue au large des centaines de lumières vacillante, celles des pêcheurs qui traquent la crevette et le poisson au luminaire.

Il ne faudrait pas oublier de dire non plus qu’en plus de ces 1 300 000 palestiniens, la Bande de Gaza est occupée par 5000 colons juifs qui occupent en trois zones 33 % du territoire, et notamment les zones côtières et les zones les plus riches en eau potable. Si l’on décompte ces 33 % du territoire confisqués au profit de ces colons, la densité de la population y est de plus de 3300 habitants au km², soit l’une des plus fortes au monde. Ces colonies au cœur de la Bande de Gaza coupent aussi ce territoire palestinien par différents check-points qui sont fermés au gré des israéliens.

Nous entrons mardi 28 au soir à Gaza, bizarrement sans soucis malgré nos véhicules débordant de matériel « étrange » pour les spectacles de nos clowns. Nous y resterons jusqu’au dimanche 1er mai au matin, après s’être produits au rythme d’un spectacle chaque matin et après-midi dans les camps de Sati, Maghazi, Nuseirat, Mawasi, Khan Younès, Rafah et Jabalya. Je ne peux pas vous raconter chaque spectacle dans le détail, mais sachez que nous avons accueillis à chacun d’entre eux (8 spectacles) entre 1000 et 2000 enfants (sauf pour Mawasi qui est un cas à part dont je vous parlerais plus bas). Neida, une palestinienne qui vit à Khan Younès avec sa famille et qui travaille pour l’association « Enfants Réfugiés du Monde » nous accompagnera durant toute cette tournée. C’est une femme incroyable, la cinquantaine, digne, fière, et qui donne tout pour ces enfants des camps.

Sati est le premier camp où nous jouons. La densité de population y est énorme (on parle de 8000 habitants au km carré). Après le spectacle nous circulons dans le camp : dans les ruelles insalubres, en écartant les bras, je touche les murs des maisons de part et d’autre. Les conditions d’hygiène sont très limites, de gros rats circulent la nuit. Les palestiniens y vivent en moyenne à 12 par maison. Les gamins, comme dans tous les camps que nous visiterons, circulent pieds nus dans la rue, portant souvent des vêtements sales.

Le lendemain nous jouons dans le camps de Nuseirat. 1500 gamins assistent au spectacle, surexcités, quasi incontrôlables. La police palestinienne est là en nombre (elle nous accompagne dans presque tous les camps), armée, d’une part pour gérer les nombreux enfants, d’autre part pour prévenir une éventuelle visite du Hamas ou autre groupe islamiste, jamais très heureux de voir venir chez eux ce genre de spectacle « païen ». A la fin du spectacle, heureusement que ces policiers sont là pour contenir la foule : les gamins sont ravis, encore plus excités, et se ruent sur les artistes pour les toucher, dire deux mots (« How are you ? What’s your name ? » sont les questions qui reviennent sans cesse), et observer de (beaucoup trop) près les instruments de musique, jonglerie et divers autres accessoires... Nous rangeons tant bien que mal le matériel dans les véhicules, et nous rentrons tant bien que mal également dans ces mêmes voitures, alors que la foule d’enfants les chahute littéralement. Les policiers nous « escortent » jusqu’à la sortie du camp, ainsi qu’une sacrée ribambelle de gamins. A Khan Younès nous aurons le même type « d’évacuation », si ce n’est que ce que vivent les gamins de ce camp est d’une violence insupportable et révoltante, violence qui se retranscrit dans le moindre de leur geste et parole. Ainsi, certains nous jetteront des cailloux, non pas comme agression, mais parce que vivant dans la violence totale (tirs de mitrailleuses lourdes au quotidien, destructions de maisons, tanks dans les rues, morts autour de soi...), même dire merci ou bravo se fait dans la violence pour ces enfants nous expliqueront les éducateurs du camp. Mais je rassure les mauvaises langues, ce n’est pas leur unique langage !

Le soir de ce spectacle à Khan Younès nous passons la nuit dans la famille de Neida dont je parlais plus haut. Nous sommes royalement accueillis. Un petit garçon du camp est là, Mohammad, 6 ans et demi, que Neida a « pris sous sa coupe ». Il était venu avec nous au spectacle dans l’après-midi. Il était alors complètement distant, timide, voire autiste. Son père travaillait autrefois en Israël (comme quelques autres milliers de palestiniens de Gaza, pour un salaire de misère mais toujours meilleur qu’à Gaza ; ils bénéficient d’une autorisation spéciale pour cela) et un jour les policiers l’ont arrêté sans raison et l’ont frappé à tel point qu’il est à présent handicapé. Ajoutons à cela ce que vit le gamin au quotidien dans ce camp de Khan Younès, on comprend son comportement. Mais après le spectacle, il parle, rit, danse, joue avec les artistes, complètement transformé ! Ses frères aînés présents assistent à la scène et se réjouissent tendrement de cette transformation. Je me dis que si ces clowns font autant d’effet sur tous les gamins que nous croisons, notre mission n’est pas vaine... L’émotion est forte, à 21h00, épuisé, je vais me coucher... C’est trop pour aujourd’hui : les clowns sont déjà au lit aussi.

Un autre des spectacles s’est produit dans un contexte plus particulier, à Mawasi. C’est un village de pêcheurs et d’agriculteurs de 6000 habitants au sud de la Bande de Gaza. Il a la particularité d’être entouré par les colonies juives du Goush Kativ, et pour cette raison les israéliens en ont complètement fermé l’accès. Ainsi, les villageois n’ont presque plus pu en sortir ou y rentrer depuis 5 ans. Le Consulat de France a du nous faire une coordination spéciale avec l’armée israélienne pour y accéder (depuis 5 ans personne du Consulat n’y est allé ; l’autorisation obtenue tient du miracle). A la sortie ouest de Khan Younès, dans un paysage de maisons détruites ou criblées de balles, de gravats et de routes défoncées par les blindées, on accède alors à un étrange check-point, encadré par un immense mur qui protège les colonies. Des palestiniens attendent là depuis des jours, sans espoir réel de passer la barrière. D’autres, sans contact possible avec les habitants de Mawasi, échangent des marchandises à travers un portique spécial sous contrôle israélien. Les soldats, prévenus de notre passage donc, nous demandent d’ouvrir nous-mêmes la barrière du check-point puis nous fouillent sans trop de convictions. Le tout se fait alors que deux soldats pointent leurs mitraillettes lourdes sur nous du haut de leurs tourelles de bétons. Et nous passons, presque stupéfaits. Quelques dizaines de mètres après le check-point c’est la surprise : nous nous retrouvons sur une autoroute flambant neuve où circulent les colons dans leur 4X4 luxueux. La scène est surréaliste. Quel est le pays qui peut permettre effrontément un tel contraste, un tel apartheid ?

Cette autoroute passée, nous sommes à Mawasi, directement en contact donc avec ces colons ! Le village est magnifique : il faut imaginer une oasis verdoyante en bord de mer Méditerranée, si calme... Des gamins repèrent déjà notre arrivée et nous suivent en courant et criant de joie jusqu’au lieu où se tiendra le spectacle. Un instituteur nous installe un groupe électrogène (les israéliens n’accordent que 4 heures d’électricité par nuit aux habitants de Mawasi). Le spectacle sera un instant magique : les 500 enfants présents sont magnifiques, fascinés, étonnamment sages, riants aux éclats. A la fin, en pouffant de rire, ils viendront me toucher les cheveux, bonds et frisés, objet de fascination pour ces palestiniens bruns aux cheveux lisses complètement coupés du monde. Nous les quittons la mort dans l’âme très rapidement après l’issue du spectacle car l’armée israélienne dans son infinie générosité ne nous a accordé que 2h30 de présence sur place.

Le jour suivant à Rafah l’ambiance est toute autre. Ce camp à l’extrême sud de la Bande de Gaza et à la frontière égyptienne vit le quotidien le plus difficile qu’on puisse imaginer. L’opération militaire « Arc en Ciel » ( !) menée il y a environ un an par les israéliens y a fait plusieurs milliers de sans-abris car ils ont voulu créer une « zone de sécurité » à cette frontière en détruisant des centaines de maisons. Depuis, les destructions continuent encore, et tirs et tanks sont le lot quotidien des habitants du camp. Nous jouerons à 300 m du quartier Brazil, le plus touché par cette opération, devant 1000 gamins inévitablement choqués, aux traits tirés, mais tout de même bien réactifs aux facéties des clowns. Les policiers de Rafah qui observent tout cela, ne seront pas non plus les derniers à rire... Le spectacle joué, nous rangeons le matériel et traversons ce quartier Brazil. Il est longé par un mur de 9 mètres de haut derrière lequel flotte le drapeau égyptien, nargueur. Ici c’est un paysage urbain hallucinant, détruit, criblé de balles, jonché de gravats, aux routes défoncées. Un jeune homme nous apostrophe violemment en nous disant de quitter les lieux et en crachant dans notre direction. Je comprends sa réaction : comment ne pas s’énerver devant des étrangers qui ne font que passer en 5 minutes en se lamentant depuis leurs voitures sur ces ruines et qui ne savent pas empêcher le massacre et le chaos, qui ne savent pas dire « stop » à Israël ?

Ce camp de Rafah, comme tous ces autres camps, je ne les oublierais pas. Israël en est le sinistre créateur. Elle devra un jour ou l’autre, entre autres crimes, répondre de cela au tribunal des nations et de l’histoire. J’avais déjà du mépris et du dégoût pour la politique d’Israël après mes presque deux ans passés en Palestine, mais après ce séjour dans les camps de réfugiés de la Bande de Gaza, cette impression n’a fait que s’amplifier.

Israël est un monstre et résume tout ce qui peut surgir de mal d’un pays : mensonges, perfidie, destructions, assassinats, racisme... Et une cerise sur le gâteau nous attendait en plus en rentrant à Jérusalem. Nous y croisons un des fondateurs du mouvement de gauche israélien « La Paix Maintenant ». Après une épuisante discussion, nous réalisons, affligés (c’est la gauche de la gauche israélienne !), qu’il ne sait rien de la Palestine, rien des palestiniens, et qu’il veut la paix, oui, mais que pour les israéliens, c’est à dire, pourquoi pas, sans palestiniens. Quelqu’un osera-t-il encore me dire qu’il y a une paix possible au Proche Orient sans condamner sérieusement une bonne fois pour toute la politique israélienne ? Voire militairement... On vous dit « il y a un maintenant un formidable espoir de paix au Proche-Orient ». L’ONU nous dit pourtant que la colonisation israélienne n’a jamais été aussi forte en Cisjordanie depuis 1967 que durant le mois de mars 2005. Et je ne parle pas du mur de séparation dont les israéliens achèvent la construction.

Certains d’entre vous continuent à être complices en se laissant avoir par les déclarations de certains médias, par les accusations d’antisémitisme dès qu’on touche à Israël et les autres nombreuses propagandes israéliennes. Et dans quelques années des millions de palestiniens vont se retrouver en Jordanie, sur une terre qui n’est pas la leur... Au bout de deux ans ici, je n’ai pas le sentiment d’avoir fait grand chose pour la Palestine, mais au moins je n’aurais cessé de vous alerter sur ce qu’elle vit et sur ce qui l’attend.

Je rentre en France au milieu du mois de juin. J’ai aimé à la passion mon travail ici, la Palestine, les Palestiniens, leur combat légitime pour une nation et la justice. Je suis bien triste de partir, mais content aussi de vivre maintenant autre chose. Psychologiquement je ne pourrais plus remettre les pieds dans cette région : c’est un tel gâchis, il me désespère et me renvoie à une impuissance qui me révolte... Ou alors je reviendrais lorsqu’un État Palestinien viable existera. Je crains malheureusement de ne pas voir cela un jour...

Je vous embrasse, Jean.

Avec la contribution de Hanna Bullata